Face au mandat de gestion de la planète

 

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par François-Jean MARTIN

 François-Jean Martin

 

 

Réfléchir aux incidences du mandat culturel1 nous place au point névralgique du débat chrétien sur l’écologie. Qu’appelle-t-on « mandat culturel » ? Dans le jargon des théologiens calvinistes et néocalvinistes modernes, l’expression désigne la définition du projet divin pour l’humanité : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui rampe sur la terre. » (Gn 1.28 ; Bible à la Colombe).

 

Plusieurs des théoriciens de l’écologie incriminent cette parole  : ils y dénoncent le germe de tous les péchés contre l’environnement, commis par la civilisation occidentale. La source de la pollution dont meurt la planète, la cause de l’exploitation ruineuse dont les effets semblent irréversibles, c’est le ‘dominez’ du mandat.

 

 

l – La teneur du mandat

 

L’adjectif culturel n’est pas mal choisi pour qualifier la tâche des humains. Le terme « cultiver » (‘àBaD) se trouve en Genèse 2.15 (cf. la confirmation en 8.22). Au lieu de seulement s’adapter à son environnement, en se restreignant à une seule niche écologique, l’homme adaptera l’environnement à son usage. L’oeuvre a un caractère collectif : elle est liée à la multiplication qui remplit la terre.

 

Dieu n’accorde pas seulement à l’homme la permission d’user des fruits de la terre ; il lui confère des prérogatives royales ; le thème de la domination se trouve vigoureusement marqué (Gn 1 & Ps 8). Malgré la peine et les dysfonctionnements qui altèrent, après la chute, l’harmonie originelle, le mandat subsiste, avec une certaine faculté de l’accomplir, que les théologiens mettront à bon droit au compte de la grâce commune.

 

Le Psaume 104 (vv 14ss, 23, 26a) et sans doute Ezéchiel 28.12ss le montrent. Calvin l’a bien senti : il ne diabolise pas les progrès de la civilisation apparus dans la lignée de Caïn, mais y discerne la générosité non révoquée de Celui qui fait pleuvoir ses dons sur les méchants et les bons.

 

L’homme ne reçoit pas pour autant licence de saccager à sa guise. L’autorité qui lui est confiée est indissociable de la déontologie royale de l’Ancien Testament : le roi est le berger de son peuple2, sévèrement condamné s’il se fait son tyran (Ez 34).

 

L’équivalence offerte par la deuxième « tablette » de la Genèse fournit une preuve majeure de la limitation du pouvoir conféré : Adam devra « cultiver et garder ». Otto SCHAEFFER-GUIGNIER propose : « prospecter et respecter »3. On peut ajouter le mode de domination exposé : par la nomination des animaux. Cependant, la connotation d’autorité reste première (2 R 23.24-24.17), mais, en Eden, l’autorité s’exerce sans violence et constitue une mise en valeur. On se rappelle que le roi établi en Eden, au jardin de Dieu, gouvernait par la sagesse (Ez 28.12, 17 ; cf. Pr 8.31).

 

Autre donnée qui circonscrit la domination : l’homme lui-même demeure soumis au gouvernement du temps par le ciel ; en Genèse 1, les Jours IV et VII se correspondent et ils excluent l’anthropocentrisme. Dans le Psaume 8, l’exaltation de cette créature, de peu inférieure à la condition divine, constitue le corrélat paradoxal de l’insignifiance de l’humain, sous les cieux, et son sens lui demeure lié.4

 

Enfin, le plus simple, l’évidence : l’homme reçoit un mandat, un mandatum, quelque chose de commandé (« mandate » en anglais garde un peu plus que le mot français la nuance étymologique). Les verbes sont à l’impératif. L’assujettissement de la terre est une mission, que l’homme accomplira en service commandé. Le malheur de l’environnement procédera, non pas de son obéissance, mais de sa désobéissance – le texte évoque la malédiction du sol et sa longue plainte ensanglantée (Gn 3.17 ; 4.10ss). La faute sera d’avoir cédé au Serpent alors qu’il aurait fallu dominer le reptile…

 

Cette dissymétrie biblique nous avertit contre la tendance naturiste, contre les nostalgies démétériennes et parfois dionysiaques d’une bonne part du mouvement écologique. La culture, la technique, ne doivent pas devenir les boucs émissaires d’une crise engendrée par la désobéissance, par la violation de la loi divine. La domination humaine est limitée comme seconde et comme soumise à la norme divine, à la sagesse et à la loi de Dieu (Dt 4.6 rapproche loi et sagesse). Il est peut-être significatif que l’Ecriture parle beaucoup d’économie, plutôt que d’écologie…

 

 

II – La théologie du « mandat »

 

Le « mandat culturel » suit immédiatement, en Genèse 1, l’annonce de la création des humains « en image de Dieu ». Le « mandat culturel » présuppose un Dieu à la fois seigneurial et « communicateur ». Un Dieu radicalement distinct du monde, souverainement élevé au-dessus de lui, simultanément capable de communiquer l’existence à une autre réalité que lui-même, capable d’être chez lui dans cet « ailleurs » formé par son seul vouloir. Dans cette dualité dissymétrique se loge l’humain, avec la possibilité de la culture. L’humain glorifie le Seigneur en l’imitant dans l’œuvre obéissante de la culture – six jours.

 

L’humain glorifie encore le Seigneur, confessant haut et clair sa dépendance et jouissant de son privilège, en rapportant l’hommage de la terre dans la non-œuvre reconnaissante du culte – le septième jour…

 

Dire que la technique est neutre et que tout dépend de l’usage qu’on en fait, semble à la fois recevable et inadéquat. La proposition est pertinente, justifiée, s’il s’agit de repousser l’idolâtrie et la diabolisation de la technique. Mais, en toute rigueur, celle-ci n’est pas neutre. Dans son principe, elle est bonne, don de Dieu pour le glorifier. Concrètement, dans le monde pécheur tel qu’il est, elle est principalement tentatrice, corruptrice, asservissante !

 

A prêcher uniquement la solidarité des créatures, à prôner uniquement une éthique « biocentrique », ceux que préoccupe la crise écologique risquent de confondre l’Esprit de Dieu et l’esprit d’une terre en passe d’être divinisée. De la terre et de la mer montent les Bêtes, puissants symboles de la biosphère pour représenter les empires, mais le Fils de l’homme, l’humain vrai, vient du ciel (Dn 7).

 

Dans la mégalomanie qui détruit la terre, l’orgueil fou et la peur démente (quête vaine de sécurité), se discerne la volonté désespérée d’être soi-même que décrivait KIERKEGAARD : « Ce petit homme se veut petit dieu. »

 

Dans le « mandat culturel », avant même les impératifs, entendons le préambule auquel nous n’avons pas assez prêté l’oreille : Dieu les bénit… Entendre le mandat comme la bénédiction qu’il est d’abord, entendre le Dieu qui parle comme le Dieu de la bénédiction, voilà qui peut engendrer le motif, voilà qui peut faire naître la volonté espérante de vivre selon Dieu dans les six jours de culture et dans le repos cultuel du Septième Jour.

 

F-J.M.


NOTES

 

1.  Ce terme (il parlait de mission culturelle) a été utilisé par Abraham KUYPER, fondateur de l’Université libre Réformée d’Amsterdam en 1880 qui a été Premier ministre aux Pays-Bas en 1900, puis K. SCHILDER professeur à la Faculté de Théologie des Eglises Réformées Libérées en 1933, résistant, arrêté par les nazis en 1940, a parlé de mandat culturel dans son livre Christ et la culture.

 

2.  Voir notre article sur le rapport à la terre (page 2)

 

3.  Et demain la Terre… Christianisme et écologie (Genève : Labor & Fides. 1990), p. 42.

 

4.  « La relation du corps du Psaume, qui développe le paradoxe, avec le début du poème, avec la louange tirée des lèvres des nourrissons pour imposer silence à l’ennemi, au vindicatif, pourrait être celle-ci : Dieu fait choix des choses faibles de l’univers, de l’homme nu comme un petit enfant parmi les Behémot et Léviathan, pour confondre les fortes ». H. BLOCHER, op.cit. pp.6-7.