Les uns les autres1

 

2-mains

 

par François-Jean MARTIN

 François-Jean Martin

 

Les deux dimensions du message biblique

 

Le message de la Bible a deux dimensions ; l’une verticale et l’autre horizontale. La dimension verticale parle de notre relation avec Dieu, la dimension horizontale de nos relations les uns avec les autres.

 

A la question d’un docteur de la Loi au sujet du commandement le plus important, Jésus donne deux réponses : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée », dimension verticale, à laquelle le Seigneur ajoute immédiatement la dimension horizontale en précisant que ce « deuxième commandement est aussi important que le premier : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout ce qu’enseignent la Loi et les prophètes se résume dans ces deux commandements. » (Mt 22.39-40).2

 

Jésus a fait de l’obéissance à ce deuxième commandement la condition et le secret d’un témoignage efficace auprès de ceux qui ne le connaissent pas encore : « A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13.35).

 

 

L’amour est la marque du chrétien, le signe le plus net de la nouvelle naissance . C’est aux membres d’une Eglise locale que l’apôtre Paul écrit : « Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (1 Co 12.27). Or, être membre d’un corps, c’est avoir des relations avec les autres membres du corps, car « nous sommes tous membres les uns des autres » (Ro 12.5).

 

Dans ce dernier passage, l’apôtre emploie un mot grec qui revient dans le Nouveau Testament et qui est généralement traduit par : les uns les autres (voir encadré page 7).

 

Ce terme nous fait pénétrer dans la vie intime de l’Eglise primitive, car chaque fois qu’il apparaît, il évoque l’aspect relationnel de la vie du croyant. Dans la moitié des cas, il accompagne un verbe à l’impératif. Nous trouvons ainsi toute une série de commandements différents (positifs ou négatifs) qui nous permettent de brosser un tableau assez complet de ce que Dieu nous demande pour que notre vie commune soit harmonieuse et le glorifie.

 

Nous pouvons tirer quelques leçons de la présence même de cette expression dans les écrits normatifs de la nouvelle alliance.

 

 

Le mot grec (allèlôn) revient cent fois dans le Nouveau Testament et est généralement traduit par /es uns les autres. Étymologiquement, il est composé de deux mots identiques accolés : les uns, les uns. Il est souvent employé dans des récits (p. ex. : « ils se dirent les uns aux autres »). Dans la moitié des cas, il accompagne un verbe à l’impératif.

 

Nous trouvons ainsi une cinquantaine d’exhortations ou de commandements précis. Certains impératifs reviennent fréquemment (« aimez-vous les uns les autres » est répété 16 fois), d’autres se retrouvent une ou plusieurs fois éparpillés dans l’ensemble du Nouveau Testament. Nous trouvons ainsi une trentaine de commandements différents (positifs ou négatifs).

 

 

 

La vie chrétienne normale se vit dans une communauté

 

Le chrétien du Nouveau Testament est un homme qui vit avec ses frères et sœurs dans une Eglise locale dont il partage les problèmes et les responsabilités. Pour beaucoup de chrétiens du 20e siècle, l’expression « les uns les autres » ne signifie rien de concret, car ils vivent en ermites au sein des grandes villes : « Chrétiens-Robinson » qui n’ont même pas de « Vendredi » à qui parler.

 

La solitude est devenue l’un des problèmes les plus lancinants de notre monde actuel. Tel n’est pas le plan de Dieu : la vie normale du chrétien implique des relations suivies avec les autres membres du corps : exhortations, instruction, édification mutuelle, support réciproque, « rendez-vous serviteurs les uns des autres, prévenez-vous par des égards mutuels, vous pardonnant les uns les autres. ».

 

La vie dans un corps n’est pas toujours facile, mais c’est une bonne école, elle nous apprend à travailler en équipe, à valoriser les autres, à nous corriger mutuellement et à grandir ensemble.

 

 

L’expression « les uns les autres » implique un cadre précis

 

Les chrétiens auxquels les apôtres adressent ces exhortations assorties de l’expression « les uns les autres » vivaient dans un cadre précis où les uns connaissaient les autres. Ces « autres » ne peuvent pas être tout le monde, ce sont des gens précis que l’on connaît, avec lesquels on entretient des relations privilégiées. C’est dans le cadre restreint de l’ekklésia, de l’assemblée de ceux qui ont été appelés hors du monde, que Dieu nous éduque à entretenir des relations avec l’ensemble des hommes. « Aimez-vous les uns les autres » est une étape pour parvenir à aimer tous les hommes, même nos ennemis.

 

Dieu brise progressivement le cercle étroit de notre égoïsme en élargissant peu à peu le cadre de notre affection : d’abord la famille, puis l’Eglise, puis le monde. Il nous apprend pas à pas à connaître, à accepter et à aimer des gens de plus en plus différents de nous. « Faisons le bien envers tous (tel est le but), mais premièrement (c’est la première étape du chemin) envers ceux qui appartiennent à la famille des croyants » (Ga 6.10). « Poursuivez le bien soit les uns envers les autres (première étape), soit envers tous les hommes » (1 Th 5.15).

 

 

Les exhortations accompagnant l’expression « les uns les autres » supposent des relations concrètes et constantes avec ce groupe social précis.

 

Certains croyants vivent leur vie chrétienne comme des moines bénédictins camaldules3 : ils viennent le dimanche au culte, chantent des cantiques à côté d’un inconnu auquel ils n’adresseront pas la parole, écoutent un sermon puis repartent chez eux.

 

Telle n’est pas la volonté de Dieu pour les membres de son Eglise. J. Stott fait remarquer que la première conséquence de la plénitude de l’Esprit est le fait de se parler les uns aux autres.4

 

Si nous voulons obéir aux différents impératifs associés à l’expression les uns les autres, nous devrons aller bien au-delà des relations qu’il est convenu d’entretenir entre bons voisins. Si je veux exhorter mon frère, il faut que j’apprenne d’abord à le connaître ; s’il doit veiller sur moi, je ne puis me retrancher derrière l’excuse commode : « Ce sont mes affaires privées ».

 

Si je veux aimer mes frères et sœurs « non en paroles et avec la langue, mais en actions et avec vérité » (1 Jn 3.18), il faut que j’aille les voir, que j’apprenne à connaître leurs besoins et leurs problèmes, que je leur consacre du temps pour les aider ; bref, qu’il y ait entre nous des relations précises et suivies.

 

 

Toutes ces exhortations s’adressent à l’ensemble des chrétiens

 

Dans le schéma auquel la chrétienté nous a habitués, nous nous attendons tout naturellement à ce que ces fonctions soient exercées par les serviteurs de Dieu. Or, dans le Nouveau Testament, il est toujours dit : « Exhortez-vous, instruisez-vous, édifiez-vous, consolez-vous, avertissez-vous les uns les autres, que les membres aient également soin les uns des autres… » Tout semble se passer comme s’il s’agissait d’Eglises privées de pasteurs ou de responsables. N’y en avait-il donc pas dans l’Eglise primitive ? Si, mais le Christ « a fait don de ces hommes (à l’Eglise) pour que ceux qui appartiennent à Dieu soient rendus aptes à accomplir leur service en vue de la construction du corps du Christ » (Ep 4.12).

 

C’est là leur fonction essentielle : ils sont là pour que chaque croyant soit rendu capable d’exercer son ministère auprès des autres selon ses dons et sa formation. Leur ministère ne dispensait donc pas les membres d’Eglise d’exercer le leur, il devait simplement servir à les aider et les former pour qu’ils puissent l’accomplir encore mieux et qu’ils soient à même de s’aimer, de s’édifier, de se supporter mutuellement.

 

Du moment que la Parole de Dieu répète si souvent ces impératifs, c’est que la chose n’est pas naturelle au cœur de l’homme. Donc les responsables de l’Eglise peuvent nous aider à adopter, pour nos relations réciproques, la ligne spirituelle conforme à la volonté de Dieu, plutôt que celle que nous dicte notre cœur naturel.

 

Chacun de nous est ainsi interpellé : aime, avertis, pardonne, supporte, veille sur ton frère ou ta sœur.

 

 

Ces relations sont très diverses

 

Dans les cinquante passages où se trouvent des exhortations accolées à l’expression les uns les autres, on peut distinguer une trentaine de commandements différents5. Il n’y a pas d’uniformité dans le plan de Dieu et nous ne pouvons pas nous croire quittes de nos obligations en obéissant seulement à l’un ou l’autre de ces commandements. Il est vrai que « celui qui aime les autres a accompli la Loi, puisque tous les commandements se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ro.13.8-9). Mais, comme nous sommes égarés par les fausses définitions de l’amour que le monde nous impose, nous avons besoin d’écouter comment les apôtres nous disent de nous aimer.

 

 

Les commandements sont positifs ou négatifs

 

Ils nous disent ce que nous devons faire et ce qu’il nous faut éviter si nous voulons maintenir l’harmonie dans la communion fraternelle et progresser ensemble. D’une part instruire, avertir, estimer, accueillir les autres, et d’autre part ne pas se plaindre d’eux, ne pas leur mentir, ne pas en médire, ne pas les juger. Les commandements négatifs sont aussi importants que les positifs. Fonctions positives et négatives se complètent et se renforcent mutuellement pour entretenir un climat fraternel sain.

 

 

Tous ces commandements divers sont de simples variantes du plus fréquent d’entre eux : Aimez-vous les uns les autres

 

A côté des seize fois où ce commandement apparaît, une douzaine de textes se rapportent aux manifestations de l’amour dans la vie en commun, une dizaine d’autres concernent la vie paisible dans l’Eglise. Ainsi, les 4/5 des impératifs se rapportent à l’amour mutuel et à ses diverses manifestations. Quant aux autres (exhortez-vous, veillez, priez, édifiez-vous), on ne peut en respecter l’esprit que si l’on aime les autres.

 

En pénétrant dans une Eglise, les non-croyants ne sauraient juger si la doctrine enseignée est correcte, si la confession de foi est orthodoxe et la structure ecclésiastique biblique, mais ils sentiront immédiatement si les membres s’aiment les uns les autres. Jésus ne s’est pas lassé de répéter à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres ». La répétition d’un commandement à travers la Bible est un signe de l’importance que Dieu y attache (Jn 13.34-35 ; 15.12,17). Les apôtres à leur tour y ont insisté6.

 

Nous pouvons avoir entre nous des divergences d’opinions, de caractères, de tempéraments, d’options politiques, sociales et ecclésiastiques, mais si nous continuons à nous aimer les uns les autres, nous demeurons en Dieu, Dieu demeure en nous – et le monde croira en Christ.

 

F-J.M.

 


NOTES

 

1. Texte du livre d’Alfred Kuen, Les uns les autres, Ed. Emmaüs, 1995, résumé et aménagé par François-Jean Martin avec autorisation de l’auteur.

 

2. « Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons les frères» (1 Jn 3.14), «par là nous connaîtrons que nous sommes de la vérité» (v.19). «Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (4.7). L’amour des frères découle directement de notre amour pour Dieu : « Quiconque aime celui qui l’a fait naître de nouveau aime aussi celui qui est né de lui » (5.1). Par contre, « celui qui n’aime pas, n’a pas connu Dieu » (4.8).

 

3. Ces moines ne vivaient pas en ermites, ils formaient une société conventuelle aux limites très précises. Ces moines sont liés à la règle du silence : il ne peut donc y avoir ni exhortation mutuelle, ni instruction réciproque. Ils viennent aux heures convenues s’asseoir l’un à côté de l’autre, ils chantent ensemble les complies et les antiennes, puis chacun retourne dans sa cellule.

 

4. « C’est une chose frappante que la première preuve de la plénitude de l’Esprit soit un échange de paroles. Et pourtant, cela n’a rien de surprenant puisque le premier fruit de l’Esprit est l’amour. Si profonde et si intime que puisse paraître notre communion avec Dieu, nous ne pouvons prétendre à la plénitude de l’Esprit s’il y a dans notre communauté des gens à qui nous ne parlons pas. Le premier signe de la plénitude est la communion fraternelle» (J. Stott, Du baptême à la plénitude, Monnetier Mornex, Ed. Emmanuel, 1975, p. 58).

 

5. Accueillez-vous, saluez-vous, réconfortez-vous les uns les autres, estimez l’autre supérieur à vous-même, priez les uns pour les autres, exercez l’hospitalité les uns envers les autres, ne vous jugez pas, ne vous enviez pas, ne vous provoquez pas les uns les autres, ne mentez pas les uns aux autres, ne médisez pas, ne vous plaignez pas les uns des autres…

 

6. Par amour fraternel, soyez pleins d’affection les uns pour les autres… ; abondez en amour les uns pour les autres ; aimez-vous ardemment ; vous avez appris de Dieu à vous aimer ; que votre amour mutuel augmente de plus en plus. (Ro 13.8 ; 1 Th 3.12 ; 2 Th 1.3 ; 1 Pi 1.22 ; 4.8 ; 1 Jn 3.11,23 ; 4.7,11,21 ; 2 Jn 5)