Magd.MS.645 P.64 Magd.Gr.17

 fond-texte

 

par Pierre WHEELER

 

 

 

 

 

Voilà un titre bien énigmatique ! Qu’est-ce qui se cache sous ces signes barbares ? Non, il ne s’agit pas d’une adresse sur Internet. Ce sont simplement trois références qui désignent trois petits fragments d’un manuscrit grec du Nouveau Testament découverts au début de ce siècle, et conservés à la bibliothèque du Magdalen College de l’université d’Oxford. Ces fragments (qu’on a donc nommés « manuscrit Magdalen ») n’ont que quelques centimètres carrés chacun, mais dateraient, selon le papyrologue1 Carsten Thiede, du milieu ou de la fin du second tiers du premier siècle (c’est-à-dire 30 à 55 ans après la mort de Christ. Peut-être de l’époque même de la mort de Paul et du vivant de certains autres apôtres !) Si c’était le cas, ces témoins seraient alors les plus anciens que nous posséderions d’un texte du Nouveau Testament.


Il y a un an ou deux, plusieurs chaînes de télévision en France et en d’autres pays d’Europe ont parlé de ce manuscrit. Le grand public en a été informé et a vu sur le petit écran ces fragments de manuscrit importants pour la reconnaissance de l’authenticité d’un des évangiles. Certains magazines (tel l’Express) leur ont aussi consacré des articles. Malheureusement les conclusions données à la télévision et dans la presse étaient plutôt erronées. Cela vaut la peine de faire le point aujourd’hui avec un peu de recul.

 

 

L’importance des manuscrits

 

Toute la question des manuscrits de la Bible est très importante pour nous chrétiens. Pour le monde entier aussi d’ailleurs, car sans manuscrits, notre génération ne connaîtrait pas la vie de Jésus de Nazareth. Le texte de la Bible n’est parvenu jusqu’à nous que grâce aux copistes qui ont reproduit avec le plus grand soin, sur des parchemins ou des papyrus2 neufs, le texte original dont le support s’usait. Et grâce à ceux qui ont refait le même travail de copie dans les générations suivantes, le texte biblique nous a été transmis intégralement. Nous ne possédons aucun manuscrit écrit de la main même d’auteurs antiques, bibliques ou profanes (l’unique exception pourrait être quelques textes des rouleaux de la mer Morte écrits par des membres de la secte de Qumran).

 

C’est pourquoi, plus les manuscrits remontent dans le temps vers la rédaction originale, plus ils deviennent intéressants et importants. Ce manuscrit Magdalen, qui reproduit quelques mots de l’évangile de Matthieu, est effectivement très ancien. On l’a découvert à Louxor en Haute Egypte en 1901. Les papyrologues anglais l’ont conservé précieusement. En 1953, ils l’ont examiné et l’ont daté de la fin du 2e siècle.

 

C’est pourquoi, en 1995, la déclaration fracassante d’un de leurs collègues, l’Allemand Carsten Thiede, qui proposait une date bien plus ancienne, a fait sensation ! Si ce scientifique avait raison, cela signifiait que nous possédions l’une des toutes premières copies de ce que Matthieu a lui-même rédigé. L’importance de cette hypothèse n’a pas échappé au Time qui titrait peu après Noël 1995 : « Un pas plus près de Jésus », puis six mois plus tard : « Témoins oculaires de Jésus ? »

 

 

Les évangiles, de la plume des apôtres ?

 

Jusqu’au XVIIIe siècle, personne n’a jamais vraiment douté que les deux évangiles de Matthieu et de Jean ne soient l’oeuvre de témoins qui ont vécu avec le Seigneur pendant ses trois ans de ministère terrestre. Et aujourd’hui, les croyants évangéliques continuent d’affirmer l’authenticité3 de ces livres bibliques. Mais depuis deux siècles, la critique s’est déchaînée, c’est pourquoi dans certains cercles de recherche biblique la proposition de Carsten Thiede, relayée par les média, a fait grand bruit. De nombreux articles parurent dans les revues bibliques.

 

 

La proposition de Carsten Thiede

 

Le Dr Carsten P. Thiede est directeur de l’Institut de recherche fondamentale épistémologique4 de Paderborn dans le nord de l’Allemagne. Formé en papyrologie au Queen’s Collège d’Oxford, il a enseigné pendant sept ans à l’université de Genève. A Londres, il a été responsable de certains programmes télévisés de la BBC.

 

Thiede et l’un de ses collègues ont développé un microscope spécial, capable de mesurer l’épaisseur de l’encre sur les manuscrits à un micromètre près (un millième de millimètre). Ainsi équipé pour scruter dans le détail le document Magdalen, le Dr Thiede a surtout comparé l’écriture du manuscrit avec celle de trois autres documents profanes du premier siècle, datés avec précision, pratiquement sans marge d’erreur possible.

 

Carsten Thiede a relevé plusieurs similitudes entre le style de graphisme de ces quatre documents. Il en est donc arrivé à la conclusion que le manuscrit Magdalen est de la même époque que les autres, c’est-à-dire juste après le milieu du premier siècle. Seulement une trentaine d’années après l’Ascension du Seigneur ! La nouvelle était stupéfiante ! On n’espérait plus retrouver de manuscrit d’évangiles aussi ancien et si près dans le temps de la vie de notre Sauveur sur la terre (par comparaison, les copies des manuscrits des grands auteurs et philosophes grecs classiques datent de plusieurs siècles après l’époque de leur rédaction).

 

 

Réactions et critiques

 

La plupart des papyrologues avaient accepté la datation publiée en 1953 (la fin du 2e siècle). La proposition de Carsten Thiede allait à contre-courant ! Et l’on a vite contesté ses conclusions.

 

Avec un peu de recul, on peut maintenant résumer quelques-unes des critiques des autres chercheurs, critiques non dénuées de bon sens :

 

a) L’étude comparative des quatre documents par Thiede n’est pas convaincante, car, si Thiede a bien souligné les similitudes du style d’écriture, il n’a pas traité des différences de style qui sont aussi évidentes.

 

b) Une autre partie du même manuscrit Magdalen se trouve à Barcelone. Thiede n’a pas fait de comparaison technique avec cette autre partie du manuscrit. Cela semble manquer de sérieux. Thiede a étudié surtout la forme des lettres du Magdalen « britannique », or certaines ne sont pas tracées très distinctement. Un examen des deux textes « britannique » et « espagnol » côte à côte aurait donné plus de poids à sa proposition.

 

c) Le manuscrit Magdalen est en lettres dites majuscules, qu’on appelle aussi onciales5. Or les textes grecs en caractères onciaux n’ont fait leur apparition qu’à la fin du 2e siècle.

 

d) Les fragments du manuscrit Magdalen ne proviennent pas d’un rouleau mais d’un codex (pages manuscrites liées ensemble en forme de livre). Il semble que les premiers chrétiens préféraient les codex aux rouleaux6, car un seul codex pouvait contenir les quatre évangiles ou toutes les lettres de Paul, alors qu’un rouleau n’offrait généralement qu’un évangile. Les rouleaux étaient plus volumineux, moins pratiques à employer. Cependant il est douteux que le codex ait été très répandu si tôt, déjà au milieu du 1er siècle.

 

Carsten Thiede est déjà connu pour d’autres hypothèses « révolutionnaires ». De plus, récemment, il a lui-même proposé une date un peu plus tardive pour ce manuscrit (la fin du 1er siècle au lieu du milieu, ou même le 2e tiers du 1er siècle). Pourquoi ce revirement ?

 

 

Que conclure aujourd’hui ?

 

Actuellement il est plus prudent d’écouter l’ensemble des spécialistes au sujet de la datation de ce manuscrit que de suivre l’hypothèse sujette à caution de Carsten Thiede. La datation d’un document aussi ancien n’est que rarement certaine à 100%. Il faudrait trouver une autre partie du même document portant une information datable (citation d’un événement historique précis par exemple).

 

On peut tout de même se réjouir que la redécouverte de ce document ait amené le monde des érudits à retravailler la question des manuscrits du Nouveau Testament. Et que le grand public en ait ainsi entendu parler.

 

Il n’est pas inutile de rappeler qu’il existe pour le Nouveau Testament quelques copies presque complètes de son texte ainsi que plusieurs milliers de fragments de manuscrits ! Par comparaison, les tragédies antiques, les traités de Platon par exemple, ne nous sont connus qu’au travers de quelques manuscrits, et encore certains de ces textes sont-ils incomplets. Le Seigneur a merveilleusement veillé à la transmission de sa Parole qui nous est parvenue intégralement et de façon fiable.

 

Et nous sommes reconnaissants aux savants qui ne cessent d’étudier ces milliers de manuscrits pour vérifier et confirmer l’exactitude des textes hébraïques et grecs que les traducteurs utilisent aujourd’hui pour rédiger nos versions en langues modernes.

 

P.W.

 


NOTES

 

1.  Ainsi nomme-t-on les savants qui se sont spécialisés dans le déchiffrement des papyrus et des parchemins antiques.

 

2. Le parchemin est une peau d’animal préparée pour l’écriture. Le papyrus est un support beaucoup plus fragile, fabriqué à partir de tiges d’un roseau égyptien (nommé papyrus) ; on en partageait le coeur en fines bandes que l’on collait côte à côte horizontalement et verticalement pour obtenir des sortes de feuilles de 25 à 35 cm de large et parfois jusqu’à 15 m. de long.

 

3. Un livre ancien est dit authentique lorsqu’on le reconnaît comme étant bien de la plume de l’auteur présumé.

 

4. L’épistémologie est la science qui étudie les méthodes de travail (empirique, scientifique…), le développement de la recherche, et estime la valeur des résultats obtenus par les sciences. Elle cherche à comprendre comment nous savons ou connaissons.

 

5. Les lettres dites « onciales » sont de grandes lettres, rondes, dérivées des capitales latines.

 

6. Certains pensent que l’apôtre Paul fait allusion à des codex lorsqu’il demande à Marc de lui apporter des « livres » (ta biblia) et non des rouleaux (2 Tm 4.13).

 

 

Pour ceux qui souhaitent en savoir un peu plus sur ces questions de manuscrits, on peut recommander les ouvrages suivants :

 

Les documents du Nouveau Testament, peut-on s’y fier ? de F.F. Bruce (1974, Editions Telos). Dansée petit livre d’environ 150 pages, Bruce traite du sujet de manière scientifique et complète, mais en langage accessible à tous.

 

Le Nouveau Dictionnaire Biblique (Editions de l’Institut Emmaüs. Edition révisée de 1992) résume très bien la question en une douzaine de pages à la rubrique « manuscrits ».