Désaccords, querelles et conflits

 

(3° partie)

 

conflit

 

par Daniel Bresch

 

 

Tout le monde sans exception se trouve, à un moment ou un autre, pris dans une situation conflictuelle. La vie est ainsi faite. Cependant tous ne connaissent pas le même type de conflit. Enfin tout le monde ne réagit pas de la même manière. Le sujet est donc illimité et le problème complexe, à la mesure de la diversité des humains.

 

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Or nous confessons que les ressources de paix et d’espérance aussi sont inépuisables et invincibles, à la mesure de la grâce de Dieu que Jésus est venu apporter pour préparer la fin de tous les conflits entre les hommes et Dieu, en eux-mêmes et entre eux.

 

 

Mais au quotidien, notre expérience est plutôt marquée de contradictions et d’insatisfactions, en dépit de nos tentatives de justification. En effet, nous le savons, l’Evangile auquel nous croyons proclame non seulement la réconciliation future, mais déjà présente. Réconciliation qui n’est pas un bon sentiment nous poussant à voir soudain l’autre sous les traits d’un ange – belle utopie – mais qui s’édifie entre êtres de chair et de conscience, reconnaissant le prix de la grâce.

 

 

En abordant ce sujet, nous ne prétendons pas fournir des recettes pour la résolution de tout conflit quelle que soit son échelle. Notre réflexion se limite à un champ qui nous est accessible de façon pratique, à savoir ce qui peut se passer dans la communauté locale ou entre des communautés voisines. Il y a déjà fort à faire sur ce plan-là pour rendre un témoignage de vie cohérent avec notre foi et notre prédication.

 

 

Repères

 

Dans ce sens, les exemples bibliques parcourus dans les deux articles précédents1 nous ont peut-être fait découvrir le réalisme dont nous avons besoin. Sans crispation ni résignation les Ecritures prennent les conflits pour ce qu’ils sont et comme ils sont. Elles ne cachent ni leur existence, ni les protagonistes – des croyants en vue – sous un voile de fausse honte ou de faux triomphe.

 

Forts de cette connaissance, nous devons à présent faire le pas d’une confrontation honnête avec nos réalités, suivi de tous ceux d’une application lucide et humble. C’est la pratique attentive et confiante de la vérité qui opère la libération (cf.Jn 8.31-32).

 

 

… Connaître

 

La répétition et la multiplicité des désaccords qui se prolongent et aboutissent à des divisions, et cela dans nos milieux chrétiens, méritent une analyse des composantes caractéristiques de nos conflits.

 

Tout conflit naît de la rencontre inattendue de deux sensibilités, volontés, conceptions ou actions, orientées différemment, informées contradictoirement. Simple choc d’abord, il peut s’amplifier par le mauvais accueil et la violence qui l’accompagnent. La tension deviendra véritablement conflictuelle par l’exacerbation des intérêts et des influences entrées en compétition. Des signes extérieurs pénibles sont fréquents, imprévisibles : coups de colère, insultes, larmes, affolements…

 

Les effets sont sournois, dévastateurs : le conflit trouve son combustible dans toutes sortes de surenchères et de frustrations qu’il a lui-même générées. On prend ses distances – ce qui devrait permettre de retrouver un peu de sobriété -, mais à distance peuvent s’exercer des accusations et des interprétations qui piégeront pour longtemps toute reprise de dialogue. Et dans cette jachère fleuriront soupçon, peur, culpabilisation, dépression. Bien sûr ce schéma inquiétant ne s’applique pas systématiquement à tous les conflits, mais il en décrit la structure générale2.

 

Lorsqu’on observe de plus près ce processus on considère deux plans qui sont d’ailleurs intimement liés : celui des enjeux et celui des acteurs. Le premier constitue souvent la face la plus visible, les motifs exprimés, les raisons invoquées. Ils peuvent si bien accaparer les pensées et les actes des opposants qu’on oublie le deuxième plan. C’est la face la moins visible, les mobiles non exprimés ou non exprimables. Ils sont tout aussi importants sinon plus parce que déterminant les sentiments et les comportements. Causes « externes » souvent appelées au secours de nos justifications, et causes « internes », plus difficilement perçues et avouées.

 

Sous l’angle des causes « externes » il serait intéressant de lister tous les points qui prêtent à discussion dans nos églises, conseils ou comités. Voici une ébauche d’inventaire : questions cultuelles (musique et chant, liturgie, expression libre…), questions éthiques (modes de vie, problèmes conjugaux, éducation…), questions pastorales (apports de la psychologie, spécificité du travail spirituel…), questions structurelles (ministères, place des femmes, fonctionnement participatif…), questions stratégiques (finances, locaux, modes d’évangélisation, engagement social…), questions doctrinales (eschatologie, baptême, charismatisme, création-évolution…), etc. En somme, toute question qui se pose dans la marche normale d’une communauté peut devenir un champ conflictuel.

 

En ce qui concerne un classement par fréquence des causes de conflits importants dans une église, il semble qu’on doive placer en tête de liste les problèmes de nomination de pasteur ou d’anciens et l’acquisition de nouveaux locaux. Les conflits d’ordre doctrinal seraient moins fréquents qu’on ne le pense. Entre ces deux pôles se situent, selon les lieux et les moments, les tensions plus ou moins vives à propos des actions, des modes de vie et des formes du culte.

 

 

… Se connaître

 

Si les idées, les événements ou les structures peuvent déclencher un conflit, il ne faut jamais perdre de vue qu’il se produit entre des personnes. Il importe donc de saisir la fonction des facteurs « internes » aussi bien dans l’éclatement d’une polémique que dans son développement, Ce serait une erreur de réduire tout désaccord à une question d’incompatibilité ou de rivalité personnelles. Mais quel que soit le bien-fondé de l’un ou de l’autre parti, très vite chacun est tenté de se voir défenseur de la vérité et du bien commun et victime de l’incompréhension et des mauvaises intentions de l’autre. Hélas, tant que toute la faute est à charge de l’autre, il n’y a guère de solution à espérer.

 

La Parole de Jésus sur la paille et la poutre devrait être notre guide (Mt 7.1-5). « Celui qui me juge, c’est le Seigneur ! Par conséquent ne jugez pas avant le temps ! » (1 Co 4.5). Dans un conflit naissant ou se développant, quelle est ma part, quel rôle est-ce que je joue ? Discerner cela, telle est ma responsabilité première, et non évaluer des culpabilités. Je suis appelé à m’examiner moi-même, à prendre conscience de mes attitudes, de mes intentions, de mes préjugés. Cette démarche s’applique aux comportements aussi bien d’un groupe que d’un individu.

 

 

Conduites

 

On découvrira alors que le mal n’est pas dans les structures ou les changements, ni dans les heurts qu’ils peuvent occasionner, mais dans les coeurs de ceux qui se heurtent. Bien souvent, ce sont l’inertie et le repli, la peur et le refus qui entravent les débats. Ce sont la méfiance et l’envie, le besoin d’infaillibilité et la soif de pouvoir qui obscurcissent les problèmes.

 

Nous n’avons guère d’influence sur les comportements de l’autre. Mais ce qui peut changer, ce que nous devons modifier, ce sont nos propres dispositions. C’est notre orgueil spirituel qu’il faut débusquer. Se figer dans les effets délétères de l’offense, c’est céder à des instincts de mort. Croître et se laisser transformer par le renouvellement de l’intelligence, c’est s’ouvrir à la vie de résurrection qui fait de nous des artisans de paix (Mt 5.9 ; Rm 12.2, 14).

 

 

… Prévenir ou guérir ?

 

Peut-être n’y a-t-il pas grand-chose à changer aux circonstances et aux conceptions, mais il ne faudrait pas prêter aux désaccords plus de gravité qu’ils n’en ont. Là encore c’est à un ajustement d’attitude que nous sommes conviés : apprendre à ne pas confondre l’essentiel et le secondaire, ce qui est d’ordre spirituel avec ce qui tient du culturel, à distinguer les certitudes des convictions, à accepter des nuances qui n’ont pas de poids sur les fondements. Relire soigneusement Romains 14.

 

Certaines divergences ne seront pas gommées, nous avons à prendre en compte nos limites humaines pour le temps où nous avançons par la foi en la grâce de Dieu. Si nous voulons étouffer tout désaccord, nous aurons sans cesse des conflits. N’ayons donc pas peur des désaccords, et parlons-en, plutôt tôt que tard.

 

Comment vivre dans la tension entre l’unité ardemment souhaitée et la désunion redoutée mais toujours possible ? Aucun procédé technique, aussi éprouvé soit-il, ne nous sauvera automatiquement de ce dilemme. Mais rien ne nous dispense de mettre en oeuvre la grâce qui nous a sauvés précisément dans nos pratiques pour qu’elles deviennent plus sages. En effet, on observe que beaucoup de malaises et de mésententes dans nos églises, conseils et comités proviennent de mauvaises habitudes. Défauts chroniques dans nos façons de communiquer : sur quel ton nous parlons-nous ?

 

Quelle est la qualité de notre écoute ? Et surtout carences graves dans nos modes de prendre des décisions : quelle est la rigueur de notre démarche ? Quelle peine prenons-nous à consulter et à motiver les personnes ? Donnons-nous le temps suffisant pour une bonne maturation des pensées et des volontés ? Toute négligence dans ce domaine, par ignorance ou par facilité, est un terrain propice à des conflits. Cela explique aussi en partie les débats ou les justifications au sujet de l’exercice de l’autorité dans nos communautés,

 

La mise par écrit de quelques règles simples du processus de prise de décision et l’accord déclaré éviteraient sans doute bien des malentendus, frictions, voire éclats. Sur un plan plus large, des Eglises évangéliques d’une ville ont adopté une charte dans laquelle sont consignés des principes de collaboration. « S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous… » Paul ne relativise pas les choses, bien au contraire, il nous responsabilise ! « Soyez en paix avec tous les hommes ». Ne pourrait-on ajouter : « A combien plus forte raison avec tous vos frères et soeurs » ? Et un peu plus tôt, il écrivait : « Soyez bien d’accord entre vous ; n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages ! » (Rm 12.16, 18).

 

 

… Espérer et obéir

 

Mais alors que faire lorsque les hostilités sont engagées, que les positions se bloquent, que les coeurs se ferment ? Personne, en effet, ne peut prédire l’issue d’un conflit, et les conseils sont comme de frêles esquifs sur une mer en furie. Et si toutefois, une bouée de sauvetage pouvait servir ? Que les opposants disent qu’il n’y a rien à espérer, quoi d’étonnant ? Mais que dans l’entourage on perde l’espérance, voilà qui est hautement préjudiciable. Trop de conflits ne sont pas résolus faute d’un traitement approprié.

 

Abandonnés à eux-mêmes, cramponnés à leur bon droit, les frères ennemis ne peuvent s’en sortir seuls. Une médiation est indispensable, on serait inexcusable de ne pas proposer cette aide. Si ce recours est accepté de part et d’autre on est vraiment sur le chemin, sinon de la résolution du conflit, du moins de son apaisement. Face à ce besoin, les Eglises Mennonites des Etats-Unis ont mis sur pied un Service de Conciliation prêt à intervenir dans des conflits dans les communautés ou entre elles. Ce même organisme dispense aussi une formation à la médiation.

 

Il y a peut-être des conflits qui ne trouveront pas de résolution complète, par exemple lorsque la confiance a été trahie ou perdue. On ne refait pas le passé, mais comment retrouver un nouveau sens, un nouvel équilibre, une autre façon de vivre que dans l’amertume, la crainte, la mauvaise conscience ? La réponse ne peut être de l’ordre des recettes, elle est pourtant simple. Seule une démarche de réconciliation, avec ou sans médiation, peut briser le carcan du conflit. Cela est vite dit, certainement difficile, parfois long.

 

Pourtant Jésus est formel : « Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, va… » (Mt 5.23-24). Cette parole s’adresse à celui qui prend conscience d’une dette, quel que soit son droit. Il ne peut supporter plus longtemps le danger qu’il laisse planer. La démarche réussira-t-elle ? Il faut la tenter coûte que coûte. On notera qu’il ne s’agit pas d’abord de pardonner mais de s’expliquer ; le pardon vient ensuite. Le passé est ce qu’il est, mais cessons de le ressasser, et, par la force du Seigneur, laissons nos ressentiments et nos déceptions d’antan. La relation prendra une autre forme, plus silencieuse, plus mûre, mais soutenue par une intercession plus profonde et une estime mutuelle plus humble.

 

« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix… » (Jn 14.27). « Déclarés justes en raison de notre foi, nous sommes en paix avec Dieu… » (Rm 5.1). Combien nous affectionnons ces paroles qui nourrissent notre reconnaissance et fondent notre témoignage ! Plus qu’un sentiment intime ou une espérance de confort pour nous, cette paix est un des traits de l’identité de Dieu lui-même. Le Dieu de paix est actif dans la justice, l’espérance, la persévérance (Rm 15.5, 13, 33). Confions-nous avec nos conflits au Dieu de paix qui veut être avec nous.

 

 

D.B.

 


 NOTES

 

1. N° 5 et 6, 1993, de Servir en L’attendant.

 

2. Signalons ici deux ouvrages qui développent plus en détail les mécanismes des conflits interpersonnels :

Les conflits, J. et C. Poujol, Editions Empreinte, 1989.

Résoudre les conflits et garder ses amis, M.D. Rush, Editions Atlantic, 1988.