Ce qui a changé après la Chute pour l’être humain

 

 

Par Eric Waechter

 

 

 

Nous ne sommes plus ce que nous étions, ou plutôt, nous ne l’avons jamais été. Nos premiers parents, eux, ont connu la plénitude de l’être parfait : Adam et Ève ont goûté à la vie, la vraie vie. Des êtres parfaits dans un monde parfait, telle est la conclusion que nous pouvons formuler à la fin de la lecture du premier chapitre de la Genèse. La différence saute aux yeux, elle est même douloureuse, lorsqu’on compare le monde dans lequel nous vivons et celui décrit dans les deux tablettes du récit de la création. Quelque chose ne tourne pas rond. Et tout au fond de l’être humain demeure, d’âge en âge, une trace indélébile de ce monde parfait : une aspiration profonde à une vie où le mal ne serait pas, et l’émoi qu’il suscite lorsqu’il frappe si souvent et de manière tellement aveugle. À l’idéal de l’homme d’une vie heureuse, parfaitement heureuse, s’oppose la réalité d’une vie au goût d’un curieux mélange de joies et de peines.

 

Comment l’expliquer ? La Chute, bien sûr, ce moment dans l’histoire de l’humanité où Adam et Ève ont sciemment désobéi en transgressant l’ordre divin : Mange librement des fruits de tous les arbres du jardin, sauf du fruit de l’arbre du choix entre le bien et le mal. De celui-là, n’en mange pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras (Gn 2.16-17, Bible du Semeur). Et ils l’ont fait ! À partir de ce jour, il y eut un « avant » la Chute et un « après ».

Quelles furent les conséquences de cette désobéissance pour nos premiers parents et pour nous-mêmes aujourd’hui, en vertu de la solidarité entre êtres humains (Rm 5.12) ? Pour répondre à cette question, à la lumière des trois premiers chapitres de la Genèse, considérons d’abord l’être humain avant la Chute.

 

 

Avant la Chute :

Le sixième et dernier jour de la création, Dieu crée l’homme et la femme, l’ultime acte créationnel. Il les place dans leur cadre de vie idyllique achevé le jour même. Tout était enfin prêt pour les accueillir et cela fut très bon1.

 

Privilège accordé par le Seigneur, l’être humain devient le gestionnaire du jardin de la Terre en vertu d’une bénédiction divine prononcée en Gn 1.28 et 29. Cette activité humaine, ce travail, ne procure aucune pénibilité. Notre aïeul semble s’épanouir dans sa tâche (Gn 2.19-20). Le seul souci pour Adam, que révèle la deuxième tablette de la création (Gn 2.18 et 20b), c’est l’absence d’un vis-à-vis : aucune espèce animale ne satisfait son besoin de relation. On peut le comprendre : difficile de soutenir une discussion avec une belle montbéliarde2! Pour répondre à ce besoin, Dieu crée la femme, un être de la même espèce, l’égal de l’homme, mais différent de lui. Dieu n’a pas créé un autre Adam, car hommes et femmes ne se suffisent pas à eux-mêmes : l’un a besoin de l’autre, l’un complète l’autre. C’est dans la différence que la relation s’épanouit3. À ce stade de l’histoire, leurs différences physique et sexuelle sont source d’épanouissement3 : aucune hostilité, aucune guerre des sexes, aucune domination de l’un sur l’autre. C’est l’harmonie qui préside leur relation, d’ailleurs ils étaient tous deux nus sans éprouver aucune honte4 (Gn 2.254). Sur le « plan matériel », c’est Dieu qui pourvoit : la nourriture est cadeau du Créateur (Gn 1.29 et 2.9). Et au milieu du jardin se tient l’arbre de vie. Autre cadeau du Seigneur : la vie offerte continuellement et gracieusement. Tant que nos premiers parents avaient accès à cet arbre, ils demeuraient a-mortels. Mais cela symbolise aussi la communion entre l’être humain et son créateur, toujours possible et accessible, sans obstacle à franchir. L’autre arbre dont il faut mentionner la présence (énigmatique !) est celui de la connaissance du bien et du mal. Rien dans les deux premiers chapitres de la création n’indique qu’Adam et Ève eurent à lutter contre la tentation de consommer son fruit. À ce stade de l’histoire, ils ne pouvaient pas commettre le mal, ni être tentés, puisque le Séducteur n’était pas encore entré en scène (Gn 3.1 et Ap 12.9). Telle était la vie de nos premiers parents. Le rêve !

 

 

Après la Chute :

La tragédie dont nous sommes les rescapés se produit au moment où Adam et Ève, séduits par les paroles trompeuses du Diable (paroles qui les font douter de la bonté de Dieu et qui induisent la convoitise du fruit défendu), désobéissent à la consigne divine (Gn 3.1-7). Entre conséquence directe du péché commis et sentences de Dieu prononcées après la tragique désobéissance (Gn 3.17-24), l’homme porte dans son être les effets morbides de son acte coupable contre lesquels il lutte désespérément sans pouvoir s’y soustraire.

 

Sur le plan moral d’abord. La consommation du fruit défendu est un acte revendicatif : celui de l’autonomie. Lorsqu’ils mangent ce fruit, Adam et Ève revendiquent « la faculté de décider [eux]-mêmes du bien ou mal5». Ils se positionnent en maîtres de la science supérieure qui régit l’ordre des choses. Mais cela n’est qu’illusion. « Le paradoxe de la vie dans le péché : c’est une sorte d’autonomie, par laquelle l’homme singe l’indépendance divine, bien qu’elle soit autonomie illusoire et réelle aliénation6».

 

Sur le plan des relations ensuite. La première conséquence du péché évoquée dans le texte biblique est la prise de conscience de la différence entre l’homme et la femme (Gn 3.7) et le besoin de la cacher. Cette différence homme/femme qui fondait l’harmonie de la vie conjugale du premier couple de l’humanité vole en éclat. Désormais, il est devenu difficile de comprendre l’autre, de l’accepter dans sa différence comme une aide et un vis-à-vis bienfaisant. Chacun est tenté par l’autosuffisance et l’homme en particulier, par la volonté de dominer la femme (Gn 3.16).

 

Mais aussi sur le plan matériel. Ce ne sont plus les fruits délicieux d’Éden qui nourriront l’homme (Gn 2.9 et 16), mais les produits du sol récoltés à la sueur de son front. L’activité humaine est désormais gouvernée par la nécessité d’assurer sa survie. Même si le travail demeure un privilège accordé par le Créateur, et que le mandat de gestionnaire de la terre perdure au-delà de la Chute, cette activité est entravée par trois obstacles majeurs : le refus de l’effort (autrement dit, la paresse), l’excès de travail ou sa pénibilité (l’activité qui domine l’homme) et la surexploitation du jardin terrestre (l’effet néfaste de l’économie humaine sur la création). Autant d’épines et de chardons, au sens propre comme au sens figuré.

 

Enfin, sur le plan de la biologie et de la vie spirituelle. L’immortalité appartenait-elle à la nature humaine avant la corruption du péché ? Il nous semble que non, en raison de la présence de l’arbre de vie dans le jardin. Mais l’accès barré à ce fruit (Gn 3.22) conduit l’homme dans une impasse : il y a le mur de la mort au bout du chemin de la vie. Désormais la vie biologique de l’homme connaît un lent déclin dès son premier souffle, à l’image d’un moteur électrique que l’on débranche de sa source d’énergie et qui continue de tourner le temps de dissiper son énergie cinétique. Autre conséquence biologique, pour la femme cette fois, la pénibilité de ses grossesses et les souffrances de l’enfantement. Toujours en lien avec l’accès barré à l’arbre de la vie, il y a rupture de la communion avec Dieu. L’homme ne pourra plus s’approcher de son Dieu comme il le faisait en Éden. D’ailleurs, il se cache pour éviter sa présence (Gn 3.8-10).

 

Les effets du péché retentissent dans toutes les sphères de l’être. La corruption est radicale et rien en l’homme ne peut prétendre avoir échappé aux conséquences du mal. C’est l’aliénation complète au péché.

 

Si nous disions au début de ce texte que depuis la Chute, l’homme ne peut se soustraire aux conséquences de son péché, il nous faut alors terminer ce mot en soulignant l’oeuvre de grâce du Messie qui vient à notre secours en nous faisant cadeau d’une vie nouvelle que nous ne méritons pas, et qui trouvera sa pleine réalisation dans la réalité eschatologique du nouveau ciel et de la nouvelle terre (2 P 3.13). Le mal ne sera plus. Pour toujours !

 

E.W.


 

NOTES


1. La formule « cela fut bon » revient 6 fois en Gn 1 et la formule « cela fut très bon » est réservée au 6ème et dernier jour de la création, lorsque Dieu crée l’homme et la femme.

 

2. Une vache de race montbéliarde, bien sûr ! Surprenant : le Seigneur aurait-il été pris de court par Adam, aurait-il oublié de combler ce besoin fondamental de l’homme ? Cet épisode de la création se situe au sixième jour selon Gn 1.27 ; la création n’est pas encore achevée ; l’homme et la femme sont « en cours d’élaboration ». La sanction finale de l’oeuvre se situe en Gn 1.31-2.1 : tout est achevé. Le 7ème jour peut se lever.

 

3. Créés en image de Dieu, l’homme et la femme reflètent ainsi l’identité du Dieu trinitaire : Père, Fils et Saint-Esprit sont une seule et même « substance » qui s’exprime sous trois « subsistances ». La relation au sein de la trinité est régie par l’amour parfait (1 Jn 4.16).

 

4. On ne saurait que recommander la lecture (ou re-lecture ?) de l’exégèse de Gn 1-3 de Henri BLOCHER, in Révélation des origines, Lausanne, P.B.U., 1988, en particulier les pages 89-105.

 

5. Henri BLOCHER, p.125-126

 

6. Ibid.