La vérité vous rendra libres

 

colombe

 

par Daniel BRESCH

 

« Jésus, donc, disait aux Juifs qui avaient mis leur confiance en lui : Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » (Jean 8.31-32)

 

 

Jean rapporte ici une parole de Jésus qui présente en quelques mots judicieusement choisis une somme remarquable de notions spirituelles et pratiques de portée immense. Elle nous ouvre la voie à une exploration du vocabulaire biblique ou, plus largement, de théologie biblique.

 

Mais, pour entrer dans le vif du sujet, posons-nous la question : sommes-nous encore capables de nous laisser surprendre, voire choquer, par de tels propos de Jésus ? Ou bien nous prenons-nous simplement pour des spectateurs déjà instruits que plus rien n’étonne ?

 

 

Jésus, que dis-tu là ?

 

Oui, qui es-tu, toi qui, profitant d’une célébration solennelle – la fête des tabernacles – viens déclarer : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et que boive celui qui croit en moi » (7.37-39) ? Tu prétends donc être la source de la vie ! Et tu renchéris en te proclamant la lumière du monde (8.12), et en insistant avoir la maîtrise de la Parole divine (31) ! Tel est le contexte de la polémique déclenchée.

 

Avant d’y revenir, attachons-nous à présent à cet appel que Jésus adresse à ceux qui, pour toutes sortes de motifs, semblent attirés par son message. Se joindront-ils au groupe des disciples de ce maître, pour le suivre et apprendre plus de lui ? En effet, la compréhension des termes même, employés par Jésus, éclaire admirablement les enjeux soulevés.

 

 

  • Première affirmation : « Si vous demeurez… »

 

Non seulement être impressionnés ou émus, s’enthousiasmer, mais vous déterminer clairement, continuer humblement et fermement, persévérer. Demeurer est un terme bien johannique (15.4, 9 ; 1 Jn 2.24, etc.). C’est ainsi que se «prouve» la foi, qu’elle se cultive et se développe. Cela implique une écoute suivie, attentive, éveillée, obéissante, «comme écoutent les disciples» (Es 50.4). « Dans ma parole… »

 

Jesus-disciples-2Non des mots, des lettres, des sons, mais la communication vivante et authentique de personne à personne, qui donne du sens et de la sagesse à la pensée, de la force et de l’espérance dans l’action. On a parfois tendance à considérer cette interpellation comme un appel typique d’évangélisation. Elle l’est, sans doute, mais elle vise ici des personnes qui déjà se sont mises en route. Alors, que l’on soit sur le seuil de la foi, jeune chrétien ou plus avancé en expérience, tous, sans distinction, nous avons besoin d’entendre et de ré-entendre cet appel et sa suite. C’est le même Evangile qui fait naître et qui maintient la foi.

 

 

  • Deuxième affirmation : « Vous connaîtrez.. »

 

Rappelons brièvement le sens terme « connaître » dans le langage biblique C’est, bien sûr, prendre connaissance faits et de relations par une démarche logique, par laquelle se construit un savoir objectif. C’est aussi discerner le sens vrai d’une parole ou d’un événement (exemples négatifs : Mc 4.13 ; 8.21). Mais, plus encore, il signifie un engagement de tout l’être dans une entente profonde, une communion réciproque d’amour (10. 15 ; 17.3, 25-26 ; Jr 24.7 ; 31.33-3 « La vérité… »

 

Dans notre univers de pensée tributaire de la culture classique occidentale, le mot véhicule surtout le concept d’exactitude établie et de certitude qui en découle. Dans ce sens « scientifique » il comporte la notion d’abstraction, dans le domaine de la vie humaine il embrasse celle de sagesse, dans la sphère de la spéculation religieuse et mystique celle de « gnose ». Il en va différemment dans le cadre biblique. La famille des mots hébraïques se rattachant à la notion de vérité évoque fondamentalement ce qui est stable, sûr, ferme, constant et fidèle, donc fiable. Il s’agit moins d’un concept théorique que de réalités imbriquées dans l’existence.

 

Un homme de vérité est un homme intègre, loyal, sur qui l’on peut compter (Ex 18.21). Est vrai ce dont on reconnaît la justesse et la solidité éprouvées. Le Dieu de la Bible est un Dieu de vérité (Ps 31.6), le Dieu de l’Alliance qui ne peut faillir à ses promesses. Ses paroles sont vérité (2 S 7.28 ; Jn 17.17). Ses jugements sont justes. On peut lui faire entièrement confiance, contrairement aux idoles trompeuses qui déçoivent. Le contraire de la vérité n’est pas l’erreur ou l’ignorance, mais le mensonge. – Le terme grec pour vérité (la langue écrite du Nouveau Testament) veut dire « ce qui apparaît à découvert, ce qui ne peut être caché ». Son usage dans les Ecritures désigne alors bien ce qui est révélé.

 

Jésus est la vérité, parce qu’en lui nous sont dévoilées les réalités de l’homme, de Dieu, du monde (8.26). Dans cette perspective on saisit la force des paroles de Jésus lorsqu’il affirme avoir le témoignage de son Père et des Ecritures (Jn 5.31-39). Il est « l’amen », le témoin fidèle et vrai (Ap 3.14 ; 2 Co 1.19-20).

 

 

L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre…

Blaise Pascal, Pensées 47

 

 

 

  • Troisième affirmation : « …vous rendra libres. »

 

Le terme employé (dans Jean, uniquement ici) désigne l’homme libre ou affranchi, qui n’appartient à aucun maître, par opposition à l’esclave qui, pour le monde ancien, est une chose. L’Ancien Testament n’a pas vraiment de mot équivalent, mais la libération ou affranchissement est une réalité très présente dans l’histoire d’Israël : délivrance de la servitude en Egypte, libération de la captivité à Babylone, et les termes sont : délivrer, sauver, racheter, rançon, renvoyer libre …

 

La liberté est toujours liée à une action libératrice opérée par Dieu, le rédempteur : le peuple délivré est un peuple que Dieu acquiert pour lui-même, fait naître, sanctifie (Ex 19.5-6). Pour le croyant de la première Alliance, la liberté est un bien précieux et inaliénable que l’on ne doit à aucun prix oublier (Dt 15.15) et qui doit avoir des conséquences sociales bien concrètes (Es 58.6 : lois sur les esclaves et les étrangers, lois sur le sabbat et le jubilé).

 

Le Nouveau Testament reprend le même langage avec un vocabulaire varié (libérer, délier, détacher, relâcher, remettre…) : Jésus est venu, envoyé par Dieu, pour proclamer aux captifs la délivrance, … pour renvoyer libres les opprimés … (Lc 4.18, citant Esaïe 61.1). Il faut remarquer que la préoccupation n’est pas tant la liberté civile et matérielle que la libération d’une situation spirituelle et morale dont l’homme n’est pas maître.

 

Pour Dieu, tout homme, libre ou esclave, est sous l’emprise du mal. Jésus vient donc révéler la nature profonde de la liberté et opérer cette libération : de l’esclavage du péché (Rm 8.2), de la crainte de la mort (Hé 2.15), de la peur du jugement des autres (1 Co 10.29), de l’impuissance de la loi pour le salut (Ga 3.24), de l’illusion du légalisme (1 Co 4.3-5), de la tentation de la licence (Ga 5.1,13). Il annonce que cette liberté est donnée et mise en œuvre par l’Esprit (2 Co 3.17). Nous devons bien saisir ce mouvement qui est la marque de toute vie chrétienne, qui va de la parole entendue et reçue à l’obéissance, de l’obéissance à la connaissance qui conduit à la liberté (Jc 1.21-25).

 

Ajoutons ceci : les apôtres n’ignorent pas la réalité sociale (1 Co 7.21-23 ; Col 4.1 ; Je 5.4). En effet, là où l’Evangile est annoncé et reçu, et qu’il porte des fruits, on doit s’attendre, à terme, à des retombées en matière de justice sociale et économique, du moins à ce que les Eglises manifestent des signes pratiques annonciateurs du Règne de Dieu.

 

 

Vous, hommes, que dites-vous ?

 

Nous ne savons pas de qui et de quoi tu parles (Jn 8.27), mais nous savons avec raison que tu es un sectaire, un fou (48, 52a). C’est l’antique manoeuvre de défense contre les prophètes : hérésie ou démence. Tu oublies notre généalogie prestigieuse, Abraham, et tu ignores notre passé glorieux d’émancipés (33). Ainsi s’insurgent des auditeurs, sondeurs érudits de la loi et des prophètes, brusquement frappés d’amnésie : ignoraient-ils les promesses anciennes (Es 44.3-5 ; Ez 36.24-27 et Es 60.1-3) ?

 

Oui, qui êtes-vous, au fond ? La contestation se développe sur un enchaînement de malentendus tragiques. Jésus parle de lui-même, en harmonie parfaite avec des paroles et des œuvres qui ne viennent pas de lui-même mais du Père (8.14,26-29 et 10.25 ; 14.10). Les Juifs aussi parlent d’eux, mais pour eux-mêmes, d’après l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Ils ne peuvent donc entendre que ce qu’ils attendent d’entendre. Ils jugent selon leurs critères de courte vue. Jésus ne juge personne car il voit le Père (8.15). La discussion relatée est un exemple type de dialogue bloqué.

 

Le recours à l’exemple d’Abraham veut être un piège tendu à Jésus, mais c’est finalement une bonne clé à la discussion. « C’est ici le temple du Seigneur, le temps du Seigneur ! » s’exclamait-on sur un ton scandalisé du temps de Jérémie (7.4). Mais les vertus des ancêtres ne sauvent pas. Les traditions les meilleures ne remplacent pas la foi. La soumission de forme devient un leurre. Combien de protections illusoires n’a-t-on pas échafaudées sur une histoire récupérée pour son intérêt ? Alors Jésus renvoie ses contradicteurs à la véritable mesure d’Abraham : il est l’exemple de la foi patiente et obéissante ; d’avance il a « vu » la fidélité-vérité de Dieu (Héb. 11.8ss). Il est l’exemple de l’homme libre au service du Dieu vivant et vrai ; Son chemin, même long et sinueux, montre sa constance.

 

La tricherie sur l’esclavage et la prétention d’une élection-filiation divine (8.33, 41) donne lieu à une réponse frontale de la part de Jésus dénonçant l’aveuglement et la séduction graves dans lequel s’embourbe l’homme pécheur, fût-il religieux. « Dieu a-t-il réellement dit ? » fut la première et dramatique insinuation du diable, père du mensonge. « Vous ne mourrez pas ! » fut son arme assassine. Qui êtes-vous ? « Si donc le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (36).

 

D.B.

 


Questions à creuser :

  • A quoi sert ma liberté, la « réelle » ?

 

  • « Le chrétien est un homme libre, maître de toutes choses ; il n’est soumis à personne. Le chrétien est un serviteur plein d’obéissance ; il se soumet tous. » (Martin Luther, De la liberté du chrétien).

 

  • Pourquoi la liberté chrétienne semble peu, voire mal vécue ?