Les dangers de l’image

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par Sylvain LOMBET1

 

 

Nous vivons dans un monde d’images. La quantité d’informations, en particulier visuelles, qui parviennent à nos sens chaque jour est digne du « très haut débit ». Et je ne parle pas seulement des images télévisées, vidéos ou internet. Lorsque nous ouvrons les yeux le matin, nous sommes déjà abreuvés d’informations : nous visualisons le monde qui nous entoure, notre cerveau « carbure » pour traiter toutes ces données. Nous n’en avons pas conscience.

 


 

L’image structurante

 

Nous savons depuis quelques années qu’à la naissance le bébé ne voit pas de façon précise. Avec la maturation du système nerveux, sa vue s’affine et il distingue davantage les formes qui l’entourent. Mais dans un premier temps sa vision est floue, il ne différencie pas ce qui est à lui et ce qui est à l’autre, ce qui est un objet et ce qui est son propre corps. Il faut du temps avant que l’enfant appréhende l’unité de son corps, dans le miroir par exemple .2 L’image que présente son reflet, il la prend d’abord pour celle d’un autre. Puis il s’y reconnaît : « C’est moi ! » La parole de l’adulte est très importante à ce moment-là, dans la mesure où elle apporte une confirmation, une reconnaissance de l’individualité : « C’est toi ! »

 

Plus tard, l’enfant apprendra que cette image du miroir n’est finalement qu’une image : c’est à la fois lui et pas lui, c’est son reflet. Il n’est pas le miroir, ni son image.

 

L’image est nécessaire et structurante pour le sujet humain. Il se construit à partir de sa propre image et de celle de l’autre.

 

Mais l’image que l’être humain se fait de lui-même et des autres ne dépend pas seulement de sa vue. Elle s’élabore aussi par ses autres sens : l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût. Ainsi prend forme l’imaginaire.

 

 

Image et imaginaire

 

La psychanalyse utilise le concept du moi pour définir cette fonction imaginaire qui nous caractérise chacun. Nos relations avec les autres ainsi qu’avec nous-mêmes passent par le filtre de notre moi. Ce moi, qui se construit dans les premières expériences de la vie de l’enfant est à la fois un point d’appui structurant, nous l’avons dit, mais aussi un leurre. Un leurre car l’image que nous avons de quelqu’un, par exemple, ne nous dit pas tout de ce qu’il est.

 

Ce leurre, nous pouvons nous en rendre compte tous les jours lorsque notre conjoint, notre collègue, notre enfant ne rentre pas dans la petite « case » que nous lui avons pourtant si bien fabriquée… ! L’Autre3  m’échappe et m’échappera toujours, dans la mesure où son être ne peut pas se réduire à l’image que je m’en fais, c’est-à-dire à mon image. L’Autre n’est pas moi : ce constat est à la fois une source de souffrance (je voudrais qu’il / elle me ressemble davantage) et de liberté (je suis un sujet unique, je peux exister pour moi-même).

 

Beaucoup de conflits naissent de ce désir, présent en nous, de faire correspondre l’autre à notre image et ainsi d’effacer les différences qui nous séparent.

 

 

Image, imaginaire et idolâtrie

 

Le passage de l’un à l’autre est parfois aisé. Pas besoin d’avoir chez soi une statue en métal pour pratiquer l’idolâtrie. Dans le mot grec biblique eidolon, traduit par idolâtrie, on retrouve aussi la notion d’image mentale que l’homme se forge. Celle-ci peut tout à fait prendre la place d’une idole.4

 

Ne croyons pas que Dieu échappe au filtre de notre imagination. De toute façon, nous ne pouvons l’approcher que par l’image que nous nous en faisons. Mais il est de notre responsabilité de faire bon usage de cette image, qui peut devenir une idole si nous n’y prenons pas garde.

 

Deux exemples bibliques peuvent nous aider à mieux saisir ce risque.

 

 

Une « Image taillée » en forme de veau (Exode 32)

 

veau d orDieu a délivré Israël de sa servitude en Egypte. Le peuple, au pied de la montagne, ne voit pas revenir son chef, Moïse, qui est monté pour recevoir les commandements divins. Cette absence conduit les gens du peuple à demander « des dieux qui marchent devant eux ». Ils se forgent, par l’intermédiaire d’Aaron, un dieu en forme de veau qu’ils peuvent voir, dont ils peuvent saisir les contours, les limites. Ils peuvent le posséder parce qu’il est là, devant leurs yeux, ce dieu qu’ils ont créé : « Voici tes dieux… » Ce veau est pris pour Dieu

 

lui-même, l’image se confond avec l’original : Aaron propose une fête « en l’honneur de l’Eternel ». Désormais, plus d’absence, plus de manque. Voilà un dieu qui comble toutes les attentes, qui satisfait toutes les demandes. En apparence du moins, car ce dieu-là est mort, figé dans le métal, proie de tous les fantasmes. Un dieu à mon image, auquel je peux attribuer mes rêves de bénédiction ou de toute puissance…

 

C’est là le grand leurre de l’image : être prise pour la personne elle-même. Et le peuple tombe dans le panneau. La suite du texte manifeste la colère de Dieu à ce sujet.

 

 

Un Dieu qui reste libre (Daniel 3)

 

Le roi Nabuchodonosor fait construire une statue d’or devant laquelle tous doivent se prosterner. Ceux qui n’adorent pas la statue seront jetés vivants dans une fournaise ardente. Un groupe d’hommes chaldéens vient trouver le roi pour accuser quelques juifs qui désobéissent à l’ordre du roi. C’est le cas des trois amis de Daniel. Furieux, le roi les convoque et leur offre une dernière chance d’adorer la statue d’or et de sauver leur vie. Le roi pense maîtriser la situation : « Quel est le dieu qui vous délivrera de ma main ? » (v.15) La réponse des trois amis est étonnante de conviction : « Nous n’avons pas à te répondre là-dessus. Si notre Dieu que nous servons peut nous délivrer, il nous délivrera de la fournaise ardente et de ta main, ô roi. Sinon, sache quand même, ô roi, que nous ne servirons pas tes dieux… » (v.16-18)

 

Ils ont confiance que Dieu peut les délivrer et que leur salut n’appartient pas au bon vouloir du roi, comme celui-ci le prétend, mais de Dieu. Ils ne disent pas que Dieu va les délivrer, comme si cela était une évidence. C’est ce petit mot, « sinon », et la suite de leur discours qui nous l’indiquent.

 

Dieu peut les délivrer, mais s’il ne le fait pas cela ne change rien à leur décision : ils n’adoreront pas la statue d’or. Leur confiance ne vient pas d’une certitude que Dieu va agir en leur faveur, mais bien que Dieu sait ce qu’il a à faire et que cela n’est pas leur problème. Leur problème est plutôt de savoir ce qu’ils décident, eux, en ce moment où ils sont menacés de mort pour leur croyance. Dans leur discours, Dieu reste libre d’être qui il est et d’agir comme il l’entend. Ils ne l’obligent pas à les sauver. Ils ne prient même pas pour leur salut…

 

C’est là toute la différence entre ces deux textes par rapport à cette question de l’image que nous avons brièvement abordée ici.

 

Dans un cas, Dieu est confondu avec l’image qu’on se fait de lui. Son compte est bon, il n’existe plus, seule l’apparence est mise en avant. Et avec l’apparence, l’erreur. Un dieu fait à mon image.

 

Dans l’autre cas, Dieu n’est pas manipulé, mais reste Autre. Dieu n’est pas moi. Je veux être sauvé, mais Dieu n’est pas obligé de me sauver… Un Dieu qui reste libre d’exister pour lui-même et pas seulement pour satisfaire mes exigences.

 

S.L.

 


 NOTES

 

 

1. Ndlr : Nous remercions Sylvain Lombet, qui est psychologue et membre de l’église du Blanc-Mesnil, pour son article.

 

2. Jacques Lacan a développé cela dans « Le stade du miroir ».

 

3. Je l’écris avec un « A » majuscule pour bien marquer son Altérité radicale.

 

4. Une idée arrêtée sur une personne ou un groupe de personnes, par exemple.