Le travail : repères historiques et théologiques

 

 

Par Reynald Kozycki

 

 

Le verbe travailler en français est dérivé du latin tripaliare, qui signifie ‘torturer avec le tripalium’, un instrument fait de trois pieux destiné à tenir un animal pour le ferrer ou le soigner. Le simple mot nous enseigne déjà que le travail a été, et continue d’être, un lieu de peine et de labeur comme le récit biblique de la Chute l’avait annoncé. L’histoire et l’actualité nous montrent aussi que c’est un moyen privilégié de reconnaissance sociale et d’accomplissement d’une certaine vocation. En un parcours historique très simplifié, nous constaterons avec quelle diversité le travail a été perçu.

 

 

L’Antiquité

Sans nous arrêter sur la préhistoire, faute de données très fiables, commençons ce survol par le monde antique. Le travail est alors généralement perçu comme une sorte de malédiction. Platon écrit : « C’est le propre d’un homme bien né que de mépriser le travail ». Aristote renchérit : « Le privilège de l’homme libre n’est pas la liberté, mais l’oisiveté, qui a pour corollaire obligatoire le travail forcé des autres, c’est-à-dire des esclaves ». Les Romains ont repris en grande partie cette vision.
 

 

La chrétienté du Moyen Age

Les Pères de l’Eglise, nourris des textes bibliques, reprennent la vision juive du travail (« Tu travailleras six jours et tu feras tout ton ouvrage » Ex 20.9). Augustin au IVe siècle, et même le fondateur des Bénédictins (Benoit), condamnent l’oisiveté et exaltent le travail. Néanmoins, peut-être par une certaine influence de la philosophie grecque, la contemplation est trop accentuée par rapport au travail. Le pape Grégoire le Grand au Vie siècle écrit : « la vie active est bonne, mais la vie contemplative est meilleure ».
 

Pour Thomas d’Aquin (au XIIIe siècle) le travail productif n’a donc en soi aucune valeur religieuse durable, il est un obstacle à la vie de relation avec Dieu. Cette relation se cultive uniquement dans le loisir de la contemplation. En revanche, la Renaissance (au XlVe) opérera un virage progressif en considérant l’homme comme appelé à ressembler à Dieu non seulement par la pensée, mais par son activité productrice.
 

 

La Réforme

Par sa redécouverte de la Bible et d’un bon sens pratique, la Réforme protestante se démarquera de l’approche catholique de son temps. Pour Luther, le travail devient une « vocation divine ». Dieu se sert de notre travail pour exercer sa providence envers les humains, il poursuit en quelque sorte son oeuvre de création à travers les mains de l’homme. Luther considère les voeux monastiques comme une forme « d’égoïsme religieux ».
 

Calvin, non seulement voit la « vie contemplative » comme une oisiveté, affirmant que les Sorbonistes ont pris d’Aristote ce qu’ils gazouillent de cette manière, mais il voit la marque du péché dans l’homme et dans les structures de la société. Il ne faut pas accepter avec résignation tout ordre social établi (chose que Luther acceptait volontiers), mais l’examiner avec le regard critique des prophètes de l’Ancien Testament. Pour Calvin, même l’esclavage est contraire à l’ordre de la nature. Il est intéressant de remarquer que les thèses du protestantisme sur le travail seront reprises au XXe siècle par le Catholicisme.
 

 

La Révolution industrielle

Le protestantisme a joué un rôle important dans cet essor industriel. Pierre Chaunu remarque que selon « les classifications de Rostow dans les étapes du décollage et de la croissance soutenue, nous retrouvons toujours en tête, à plus de 80 %, des pays en majorité protestants ou à culture dominante protestante, et, aux places en flèche, de tradition calviniste ».
 

Probablement que l’alphabétisation des pays protestants, la valorisation du travail, la rigueur et la précision de la théologie réformée ont contribué à cet essor. Alain Peyrefitte pense que « le ressort du développement réside en définitive dans la confiance accordée à l’initiative personnelle, à la liberté exploratrice et inventive » (liées pour lui au protestantisme).
 

Face à la dégradation des conditions de travail qu’engendrera cette révolution industrielle, quelques protestants célèbres poseront des bases à une protection en faveur des travailleurs. Mais c’est Karl Marx qui sera l’un des plus virulents dénonciateurs des injustices sociales. Les ouvriers travaillent à cette époque 14 heures par jour, ils croupissent dans des logements insalubres, les tâches sont abrutissantes, pas de soins médicaux ni instruction. Si le travail est encore plus valorisé dans le marxisme pour devenir le but essentiel de l’existence, les solutions prônées pour lutter contre le « capital » et contre les injustices seront loin d’être concluantes, comme le XXe siècle et l’effondrement des communismes l’ont démontré. Les syndicats, malgré quelques dérapages, ont contribué à corriger en partie ces injustices.
 

 

De nos jours

De nombreux facteurs ont modifié sérieusement la réalité du travail. Citons par exemple l’allongement de la scolarité, de l’espérance de vie, la réduction du temps de travail, la généralisation du travail des femmes, mais aussi la crise économique, les contraintes d’efficacité, les fusions-absorptions d’entreprises, la mondialisation, le développement des technologies…
 

La valeur « travail » s’impose encore dans notre société, mais probablement moins qu’avant. Le mariage avec l’entreprise s’est transformé en une sorte d’union libre. En ces temps de postmodemité, le désir de s’épanouir dans sa vie professionnelle s’impose à nos contemporains, mais il ne doit pas venir en contradiction avec la réussite de la vie familiale, amicale et personnelle.
 

Peut-être avons-nous, plus qu’à d’autres époques, la possibilité de réfléchir à la vocation qui nous est confiée par Dieu dans notre travail. L’accroissement du « temps libre » devrait être une formidable opportunité, non seulement pour consolider nos vies familiales, mais aussi pour vivre une vie d’Eglise plus intense et accomplir notre mission de pierres vivantes du Temple de Dieu, tout en étant sel de la terre et lumière du monde.
 

 

R.K.