Une étude1 sur

La tour de Babel (Genèse 11)2

 

 

Par François-Jean Martin

 

 Les six serviteurs

 

L’interrogation du texte par les six serviteurs vitaux de Rudyard Kipling3 qui sont les outils classiques de l’herméneutique nous donne les réponses suivantes :

 

 

Qui ? Quoi ?

Le texte dit « ils » Ce sont les descendants de Noé (Gn 10), ils sont qualifiés par leurs actions et leurs désirs :
 

  • ils migrent, ils sont partis de l’Orient (du Soleil Levant),
  • ils découvrent une vallée au pays de Chinéar,
  • ils y habitent,
  • ils s’encouragent à faire des briques,
  • ils utilisent des briques et du bitume,
  • ils bâtissent une ville et une tour,
  • ils veulent se faire un nom,
  • ils ne veulent pas être disséminés à la surface de toute la Terre.
  • Mais aussi par leurs caractéristiques :
  • ils sont appelés fils des hommes,
  • ils forment un seul peuple,
  • ils ont un même langage (une unique lèvre et paroles uniques),
  • ils ont un même projet que Dieu désapprouve,
  • ils ont leur langage confondu,
  • ils sont disséminés à la surface de toute la Terre.

Le texte dit « Dieu », ici c’est Yahvé qui est utilisé et les verbes sont à la 1ère personne du pluriel.

 

 

Où ?

 

  • ils viennent de l’Orient,
  • ils s’établissent dans une vaste plaine au pays de Chinéar (10.10 il s’agit de la plaine de Babylone en Mésopotamie),
  • la ville construite s’appelle Babel (11.9).4

 

Quand ?

 

  • à cette époque-là (on peut penser que ce texte vient avant le chapitre 10). Notre texte sépare deux généalogies de Noé et de Sem.
  • le texte de 10.25 nous dit que c’est sous Peleg – arrière-arrière petit-fils de Noé – dont le nom signifie « partage » que la Terre fut partagée. Les calculs généalogiques permettent de penser que cela s’est passé environ 100 ans après le déluge et 200 ans avant la naissance d’Abram.

 

 

Comment ? (comment se déroule l’action ?)

 

  •  le déluge,
  • l’alliance entre Dieu et l’humanité,
  • ordre de Dieu de se disperser et d’occuper la Terre,
  • désobéissance de l’humanité et choix d’un lieu unique,
  • construction d’une ville et d’une tour,
  • intervention de Dieu,
  • confusion des langues,
  • fin de l’entreprise et dispersion sur la Terre.

 

 

Pourquoi ?

 

  • Les hommes refusent d’obéir à Dieu. C’est une fois de plus la tentation du pouvoir : ils veulent se faire un nom, une identité par eux-mêmes sans Dieu et s’élever par eux-mêmes jusqu’aux cieux. Ils veulent être comme des dieux, prendre la place de Dieu. Ceci les entraîne à construire une société dictatoriale avec un objectif esclavagiste et un langage unique.

 

 

L’étude du vocabulaire

 

Sapha (le langage)

 

Ce terme est ici accompagné de deux autres : lachone (la langue : organe) et davar (la parole). L’homme parle parce que l’autre est différent. Le langage reconnaît l’altérité. L’homme parle aussi parce qu’il est loin de l’autre, il en est séparé. C’est une volonté de réparer la séparation.

 

 

Le langage unique apparaît comme la volonté du pouvoir d’unifier et d’uniformiser le langage. C’est la traduction d’une idéologie totalitaire. C’est la pensée unique. Les rabbins disent que Dieu a dispersé les hommes et confondu leur langage afin qu’ils refassent l’apprentissage de la différence. Je dirai qu’on passe avec Dieu du refus de la masse uniforme à l’individu.

 

 

Dans ce sens apparaissent des paroles semblables (devarim ahadim). Le mot est le pluriel de davar et il accompagne ce texte où, pour les hommes, tout est au pluriel. Ce « nous » relève plus du « on », de l’indéterminé, de la foule, de la perte d’identité. Le « nous » feint la participation des dirigeants à la réalisation du projet. C’est le modèle de tout discours politique. Le mot davar peut signifier à la fois la parole et la chose.

 

 

 

Dans la civilisation de Babel on ne distinguait plus la parole de la chose. Tous employaient les mêmes mots, sans connaître leur véritable signification. Il ne régnait plus, dans cette société du même et de l’unique, que pauvreté intellectuelle et spirituelle. Le rassemblement des hommes dans la vallée, la foule, le projet commun, la construction d’une ville et d’une tour, l’industrie naissante, les masses laborieuses, la division du travail et le discours politique nivellent toutes les différences.

 

 

 

Hava (allons)

C’est l’ordre d’action. Le nom est acquis non dans l’être mais dans le faire. C’est par excellence le langage du pouvoir. La parole est ici instrument de puissance. Parole qui ne laisse pas de place à une quelconque objection. C’est un slogan de propagande. Les militaires ont bien compris cela, c’est le rythme et la répétition qui font obéir, qui empêchent la réflexion. C’est un procédé d’aliénation, d’asservissement de l’être humain.5 Le langage doit permettre la rencontre de l’autre et ici, il vise l’utilisation de l’autre. Hava, parole de pouvoir est l’anti-langage par excellence. D’où l’action de Dieu qui utilise le même créneau en faisant la confusion des langues pour que l’humanité redécouvre la véritable utilisation du langage, la pluralité, la commu­nication, la rencontre de l’autre.

 

 

Qédem (Orient)

 

Le travail sur la racine hébraïque (qdm) est intéressant. Suivant la vocalisation, il signifie l’orient (l’est) mais aussi (qadoum) l’avant, l’antériorité ou encore celui qui est à l’origine. La génération de Babel a relégué Dieu au ciel, s’est révoltée, pour servir un tyran, un roi et sa cité-état. En se sédentarisant, en s’enracinant dans un lieu, il quitte le nomadisme où Dieu était partout, pour se créer des Seigneurs (Baals) locaux qui justifient sa citoyenneté.

 

 

 

Naassé lamou chem (Faisons-nous un Nom)

 

Nahmanide, exégète biblique espagnol, philosophe et médecin (1194-1270) interprète cette expression comme une révolte contre l’autonomie du Créateur, une contestation de la transcendance. Pour l’hébreu le nom indique l’essence de la personne. Il est souvent employé pour désigner Dieu. L’un des noms divins est précisément « Le Nom ». Dans ce sens, le terme se faire un nom signifierait devenir comme Dieu, à la place de Dieu source de toute nomination (Ep 3.14-15). La racine sur laquelle est construit le nom de Nimrod veut dire révolte, rébellion.
 

 

L’homme, la cité-état se divinisant, touchent ainsi à l’idolâtrie de sa propre construction, pour dominer le monde, soumettre tous les hommes. Ainsi la religion et l’éthique sont aliénées au politique. Nimrod politise le sacré et il sacralise surtout le politique. Il suffit de regarder le national-socialisme et le marxisme pour comprendre comment cela fonctionne.

 

 

Quelques remarques supplémentaires

 

  •  L’ironie de Dieu qui doit quand même descendre, bien que la tour doive toucher le ciel.
  • L’ironie de l’auteur qui vivait dans un pays de pierre et de ciment et qui voit construire en argile et mortier. La divinisation a du mal à quitter l’adamah la terre, la glaise dont l’homme est fait.
  • Les briques rappellent aussi celles que les Hébreux ont dû faire en Egypte sous un dur esclavage. La brique était liée à une société d’oppression.

 

 

Une approche du texte

Ce texte majeur nous invite à une critique radicale de la constitution d’une société et des appareils de pouvoir qui surgissent dans son sillage.

 

 

Pourquoi une telle réaction de Dieu, si proche de son engagement de ne plus détruire tous les hommes et les êtres vivants (Gn 8 et 9) ? La première réponse est la désobéissance.

 

 

Dieu avait, dans son alliance avec Noé et ses fils, donné pour objectif d’être féconds, de se multiplier et de remplir la Terre (8.17 ; 9.1,7) or l’une des raisons de la construction de la ville et de la tour c’est de ne pas être disséminés à la surface de toute la Terre (11.4). La deuxième qui lui est liée, c’est se faire un nom, avoir une grande réputation, se créer son identité.

 

 

Le mot hébreu (schem) qui signifie nom, a aussi le sens de signe, de monument (2 S 8.13 ; Es 55.13) qui rappelle leur grandeur, moyen de ralliement, d’unité, donc d’éviter la dispersion.

 

 

La tour atteint les cieux, son sommet touche au ciel (en babylonien Babel signifie Porte-du-Dieu). Si l’accent est mis sur la hauteur tout d’abord6, cela rejoint l’idée de rassemblement, il est difficile d’écarter pour autant tout désir d’atteindre Dieu, d’être son égal (« vous serez comme des dieux qui connaissent… » 3.5). La porte donne accès à Dieu et cela par ses propres forces : allons, faisons, cuisons, bâtissons !

 

 

A côté de ces raisons théologiques, d’autres s’appuient sur le Nouveau Testament, c’est le rapport à la Pentecôte où le don de l’Esprit accepté supplante la confusion et permet d’être compris chacun dans sa langue (la diversité n’est pas rejetée) mais ses conséquences négatives sont dépassées. Le péché a entraîné la confusion et donc le manque d’union (le contraire de l’objectif que s’étaient donnés les hommes). Le don de l’Esprit entraîne au contraire l’union.

 

 

En conclusion

 

La sédentarisation de l’humanité décrite ici introduit la ville comme signe d’opposition à Dieu, de recherche de grandeur par ses propres forces, de solutions salvatrices par soi-même.

 

 

Mais attention : la parole de Dieu ne conçoit pas la ville comme un fait négatif. Ici elle est conséquence et traduction du choix de désobéissance, d’orgueil, de divinisation de l’humain. Nous savons que dans les plans éternels de Dieu, la ville céleste, la Nouvelle Jérusalem est conçue comme l’aboutissement désiré par Dieu. La ville n’est pas source du mal et la campagne source de bien. Prenons garde à ne pas écologiser la parole de façon politique. C’est dans l’homme qu’est la source du mal et la ville multiplie les hommes côte à côte.

 

 

Ce texte nous invite à la critique de la constitution de la société et des appareils de pouvoir. Il nous incite à débusquer les idoles qui sont créées dans les recoins de la société babylonienne.

 

 

C’est le texte transcendantal de la formation d’un état. On voit pour la première fois dans la Bible les mots de langue et de parole imbriqués dans la formation de la société et de l’état. C’est en effet dans le cadre de la constitution d’une cité – socialisation de l’individu – que la Bible pose le problème du langage, de ses errements et de son pouvoir, le tout en 9 versets.

 

 

Ce texte doit donc être travaillé dès qu’on parle de mondialisation, de création d’un langage unique, d’uniformisation, de disparition de langues au profit de langues majeures économiquement ou politiquement.7

 

 

F-J.M.


NOTES

 

 

1. Le but de cet article un peu plus ardu que ceux proposés d’habitude, est de donner des pistes de travail exégétique pour encourager à cette même démarche dans l’étude de la parole et aussi de permettre de mieux comprendre l’article sur la mondialisation dans le prochain numéro.
 

 

2. On ne peut dans le cadre d’un tel article justifier les réponses apportées qui ont été développées dans le cadre de mon cours à l’Institut Biblique de Nogent et dans une série de conférences faites dans les camps de formation « Bible & Loisirs » dont les enregistrements existent toujours.
 

 

3. « Je garde six fidèles serviteurs (ils m’ont enseigné tout ce que je sais), leurs noms sont Quoi et Où et Quand, Comment, Pourquoi et Qui » R. Kipling in Just to Stories
 

 

4. Jeu de mots car le terme évoque le mot hébreu balai qui signifie : confondre, brouiller, troubler. D’après 10.10, c’est Nimrod fils de Kouch, fils de Cham, fils de Noé qui régna au pays de Chinéar.
 

 

5. Attention à la répétition multiple de cantiques ; cela s’apparente à la même démarche, c’est le système du mantra.
 

 

6. Certains ont vu une tentative de construire un édifice pour échapper à tout nouveau déluge, ce sens paraît incertain mais il soulignerait encore le désir de se détacher de Dieu, de refuser de croire en Sa Parole, la promesse de ne plus détruire la terre par le déluge et de rechercher par leurs propres forces des solutions de salut.
 

 

7. Sur ces sujets voir le travail de Jean-Bernard racine « La ville entre Dieu et les hommes » P.B.U. 1993 ; Bernard-Henri LÉVY « La barbarie à visage humain » Paris, 1977, Grasset ou Livre de Poche n° 5328 ; Claude hagège « Halte à la mort des langues >» Odile Jacob 2001