Jeu de cartes

 carre

par Jean-Pierre BORY

 

 

« Je retrouve dans mes papiers ces lignes concernant les « cartes à jouer » : « Le jeu de cartes n’est-il pas anodin tant qu’il n’est pas devenu une passion ? Celui qui connaît l’origine des cartes à jouer comprendra pourquoi celles-ci peuvent servir à des manœuvres sataniques. […] Il n’est pas surprenant que la divination par les cartes réussisse si bien, car ce sont des signes sataniques. Aucun joueur de cartes ne se rend compte de la réalité de Satan et des démons qui sont à l’arrière-plan de ces jeux. […] Jetez-les donc… ». Je serais heureux de connaître votre position relativement à cet avertissement. »


D. Aubert

 


  La réponse à cette question ne peut pas tenir en deux lignes. L’auteur cité parle à la fois de l’origine des cartes, de leurs usages divers, de leur influence sur le joueur. Cela mérite réflexion.

 

 

Le jeu de cartes est un jeu ignoré en Occident jusqu’au 4ème siècle

 

Selon le Grand Larousse et l’Encyclopédie Universalis (qui s’appuie sur une large bibliographie), l’Antiquité gréco-romaine ne connaissait pas les jeux de cartes1 (telles celles qu’utilisent la belote ou le tarot en France, ou le yass en Suisse). L’Europe occidentale n’a commencé à jouer aux cartes qu’à la fin du 14ème siècle.

 

En 1254 encore, un édit de Saint-Louis interdisait plusieurs jeux de hasard, mais sans mentionner les cartes. Au Moyen Age, ni la littérature religieuse, ni les œuvres des moralistes, des troubadours ou des romanciers n’en parlent. Les sermons connus des prédicateurs fustigent la frivolité des échecs, du trictrac et des dés seulement. Jusqu’en 1369, Charles V défend de jouer « aux billes, aux boules et aux quilles » mais ne mentionne pas les cartes…

 

En revanche, à partir de 1370, quelques documents, explicites et certains, attestent l’existence des cartes à jouer : par exemple un arrêt de la prévôté de Paris défendant de jouer en semaine aux « paumes, boules, cartes, dés, et quilles ».

 

Le jeu qui nous est parvenu, nommé (à tort ?) le « Tarot de Charles VI » ne semble dater que du milieu du 15ème siècle : Froissart, le chroniqueur de ce roi de France (mort fou en 1422) qui énumère avec les détails les plus minutieux tous les divertissements de son maître, ne mentionne pas les cartes. Le journal de Charles VI ne le fait pas non plus.

 

 

Un jeu d’origine orientale ?

 

La rareté des textes sur l’origine des cartes ne nous permet que des hypothèses dont voici les principales :

 

LA CHINE : Les Chinois en utilisaient sous une forme embryonnaire dès le 7ème siècle. Mais la parenté de ces « cartes à jouer » avec les cartes européennes, via Marco Polo, est peu probable. On retrouve des traces remontant au 12ème ou 13ème siècle d’un jeu mamelouk dont la forme est proche du jeu italien. Selon certaines traditions, ce serait les Arabes parvenus jusqu’en Espagne vers cette époque, qui auraient introduit ce genre de jeux en Europe. Ils les auraient eux-mêmes connus en PERSE ou en INDE, mais aucune preuve matérielle, aucun écrit ne peut confirmer cette thèse. D’autres hypothèses évoquent les gitans, mais elles ont été abandonnées aussi, faute de preuves.

 

Il semble plus probable que ces jeux soient nés en ARMENIE. En Italie, le 23 mars 1375, un décret des prieurs de Florence cite « un jeu qui est appelé naib-be », ce que confirme deux fois la Chronique de Viterbe en 1379 en parlant d’un jeu qui « en sarrasin se nomme nayb ou hayl ». Or à cette époque, pour des raisons politiques, la noblesse et bon nombre de commerçants arméniens émigrèrent en Pologne et surtout en Italie, à Venise notamment, où « des banquiers collaborèrent avec les Lombards auxquels ils apportèrent leur expérience immémoriale des trafics avec le Proche-Orient, l’Inde et la Chine ».

 

 

Probablement un jeu d’enfants

 

Ce serait vraisemblablement les enfants arméniens qui apprirent aux enfants italiens à jouer aux naïbi comme l’atteste à Florence, en 1393, Giovanni Morelli, qui recommande « d’éviter les jeux de hasard comme les dés et d’imiter plutôt les enfants qui jouent aux osselets, à la toupie et aux naïbes (naïbi) ». Au début, selon certains textes, les naïbi étaient vraisemblablement d’un usage pédagogique et ludique : le jeu apprenait aux enfants arméniens à compter et à conserver le souvenir de l’histoire de leur peuple exilé.

 

Au siècle suivant en France (en 1534), Rabelais, dans son programme d’éducation, proposait de jouer aux cartes « afin d’ouvrir l’intelligence à l’arithmétique ».

 

 

L’origine des personnages représentés sur les premiers jeux de cartes

 

L’étymologie du mot naïbi reste floue. En hindoustani naïb désignait un officier de l’armée, un « lieutenant » ; du mot au pluriel nawwâb, on a formé le mot français nabab. Les naïbi étaient en quelque sorte des soldats en image. Dans les naïbi, on peut donc raisonnablement penser que les images initiales représentaient des officiers ou des nobles arméniens de divers rangs. La mythologie arménienne associait les guerriers légendaires à des demi-dieux, eux-mêmes soumis aux dieux guerriers, à quoi s’ajoutaient les héros et les amants (comme dans la mythologie grecque). La société arménienne médiévale était dirigée par quatre princes, ce qui explique peut-être les quatre « couleurs » de ce jeu.

 

 

Diffusion en Europe

 

En Allemagne, au 14ème siècle on commençait à jouer au Landsknecht (les soldats français y jouaient aussi dès le siècle suivant sous le nom de lansquenet ou piquet). Or « knecht » signifie en allemand serviteur, valet (landsknecht : serviteur de la terre, serviteur du pays). A l’origine, ce terme devait avoir un sens relativement noble, comme l’équivalent anglais « knight » qui veut dire chevalier, ce qui rejoint l’idée d’un titre d’officier de l’armée, de lieutenant (naïb). Primitivement ce jeu de cartes oriental, joué par les enfants, devait être très simple, analogue aux jeux de la « bataille » qu’ils jouent encore aujourd’hui : les figurines des officiers supérieurs éliminant celles des inférieurs. Mais on ne possède aucun jeu complet de figurines datant du 14ème siècle, ni les règles du jeu primitives du naïbi ou du lansquenet.

 

Les images orientales des naïbi, richement décorées, devaient fasciner les enfants et les soldats de l’époque. Au Moyen Age, certaines figurines sont aussi joliment décorées. Dans les anciens jeux de cartes français, on retrouve quatre « compagnies », distinguées chacune par une « enseigne » que portaient les personnages : une bourse de deniers (devenu plus tard le trèfle), une coupe à boisson (remplacée par le cœur), une épée (par le pique) et un gourdin (par le carreau). On possède des jeux avec 8 soldats numérotés de 2 à 9, avec à leur tête, un roi, une reine, un écuyer et un « varlet ». Puis les soldats sont devenus des points, l’écuyer a disparu, remplacé par l’as.

 

« Dans ces conditions, tout ce que l’on dit sur la « tarot » égyptien et sur sa haute antiquité appartient au domaine de la fable ; les considérations symboliques sur les rapports entre les « arcanes2 tarotiques » et la « philosophie orientale » ne sont pas mieux fondées » (Encycl.Universalis).

 

Lors de l’apparition des naïbi, la reproduction manuelle des cartes en restreignait l’usage aux classes privilégiées. Avec le développement du papier et de l’imprimerie au 15ème siècle, les jeux de cartes se diffusèrent rapidement et largement.

 

 

Influence de la société sur l’imagerie

 

Selon les endroits et l’époque, les figurines changeaient, représentant des personnalités du temps, ou des personnages types des diverses classes sociales. La politique s’en empara aussi : le 22 octobre 1793, la révolution française remplaça les rois par les génies de la guerre, de la paix, des arts et du commerce ; les reines étaient les symboles des quatre libertés (cœur pour le culte, trèfle pour le mariage, pique pour la presse, carreau pour la profession). Les valets signifiaient la liberté et les as les lois ! Sous l’empire, le roi de carreau fut remplacé par l’effigie de Napoléon et la dame de cœur par celle de Joséphine… Après 1848, les fabricants de cartes, prudents, mirent en circulation des jeux portant à la fois l’emblème de la monarchie constitutionnelle, de l’empire, et de la république !

 

 

L’usage des cartes

 

Au début, on a vu que selon certains textes, les naïbi étaient vraisemblablement d’un usage pédagogique : le jeu aidait les enfants arméniens à conserver la mémoire de l’histoire de leur peuple exilé. Elles leur apprenaient peut-être aussi à compter (Rabelais leur trouvait une utilité dans ce domaine).

 

Mais la passion du jeu, des paris, des jeux de hasard s’en empara rapidement : en Italie, en jouant aux cartes, on se mit à parier « sur l’enfantement de garçons ou de filles, les pèlerinages, la vie ou la mort des personnes, la conquête des places fortes et des châteaux » ou le nom des futurs papes…On mettait en jeu des sommes considérables.

 

L’ésotérisme y ajouta des personnages allégoriques, et donna à chaque figurine un sens : la mort, la chance, le danger, l’amour… Les cartomanciennes se multiplièrent, certaines voyantes devinrent célèbres en consultant les cartes. La divination et la recherche occulte de la connaissance de l’avenir n’ont pas cessé de les employer jusqu’à aujourd’hui.

 

Mais il est aussi resté un simple jeu de société qui se joue en famille et entre amis sans autre but que de se distraire.

 

 

Peut-on jouer aux cartes aujourd’hui ?

 

Telle était la question initiale. Mais il fallait d’abord évoquer ce que l’on sait de leur origine.

 

Les cartes, en elles-mêmes, ne sont ni bonnes, ni mauvaises, elles n’ont pas de valeur morale. Le vin, l’argent, la voiture, le couteau, la télévision, la nourriture non plus : le vin peut soigner (1 Tm 5.23) ou rendre ivre et violent (1 Tm 3.3), priver de bon sens et conduire au péché (Noé, Lot) ; l’argent peut être légitimement employé pour des transactions justes, des achats, des salaires à remettre, une offrande agréée par Dieu et qui lui fait plaisir (Ph 4.18) ou devenir l’objet de cupidité, source d’injustices, enjeu de toutes les convoitises, cause de meurtres, arme des mafias et moyen de propagande des partis politiques, et puis un maître redoutable, ennemi de Dieu (Luc 16.13) ; la voiture est outil de travail et de loisir ou une idole ; le couteau, ustensile de cuisine ou arme mortelle ; etc. Ce ne sont pas les objets qui ont une valeur morale mais leur utilisation. Les cartes ont servi de jeu et de matériel péda-gogique aux enfants, de distraction pour des adultes mais sont aussi devenues une passion pour des parieurs ou un objet utilisé pour la divination.

 

LA RÉPONSE FINALE EST A CHERCHER DANS LES CONSEILS QUE PAUL DONNAIT AU SUJET DE LA VIANDE, SIMPLE NOURRITURE, DONNÉE AUX HOMMES.

 

Il faut relire Rm 14 et 1 Co 8-9. Le chrétien était libre de manger de tout, même de la viande d’un animal qui avait été présenté devant une idole {rien n’est impur en soi : Rm 14.14) ; la viande n’était pas contaminée par l’usage cultuel païen qu’en faisaient certains (1 Co 10.19). Toutefois, en en mangeant, ou en buvant du vin, un chrétien pouvait devenir une cause de trouble ou de chute pour un frère (Rm 14.20-21). Pour l’un, le fait d’en avoir mangé était source de malaise : il était inquiet et s’imaginait que c’était un péché d’y avoir touché (sa conscience nourrit en lui des sentiments de culpabilité : 1 Co 8.7). Pour un autre, le fait de consommer cette viande présentée dans un temple païen pouvait banaliser certaines cérémonies païennes et l’induire à y participer à nouveau, donc à retomber dans l’idolâtrie et à communier avec les démons (1 Co 10.19-21).

 

 

Conclusions

 

II en est de même pour les jeux de cartes. Ces dernières ne sont pas impures ou chargées en elles-mêmes d’une malédiction parce que certains en usent pour des pratiques interdites par Dieu. Jouer aux cartes, comme jouer aux échecs, aux boules, ou boire du vin, est tout à fait licite. Mais si le fait de jouer avec un ami peut troubler sa conscience, parce qu’il sait que des cartomanciennes se servent de cartes semblables, il faut s’en abstenir. Si jouer aux cartes est devenu une passion pour quelqu’un, ce serait aussi une grave désobéissance de passer une soirée à jouer avec lui, en prenant le risque de le faire retomber dans son vice alors qu’il cherche à s’en sortir.

 

Pour les cartes (comme pour l’argent ou le vin), c’est l’usage ou les conséquences de leur usage qui sont en cause, mais pas l’objet en lui-même. Tout chrétien est libre d’y jouer. Mais qu’il ne méprise pas celui qui s’en abstient (Rm 14.13) ! Et que le fait d’y jouer ne conduise pas un frère plus faible à tomber dans le péché (1 Co 10.23-28) ! Voilà la règle d’or.

 

Ainsi que vous mangiez, que vous buviez, bref, quoi que ce soit que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Mais que rien dans votre attitude ne soit une occasion de chute, ni pour les juifs, ni pour les païens, ni pour les membres de l’Eglise (1 Co 10.31-32).

 

J-P.B.

 


 NOTES

 

1.  Même si le mot carte dérive du mot grec chartès, signifiant « feuille de papyrus », et par suite « ouvrage écrit, texte écrit ». Nous utilisons encore le mot charte en français pour désigner une loi constitutionnelle, un texte précisant les règles fondamentales d’une association.

 

2.   Les arcanes : secrets, mystères ésotériques (des tarots utilisés pour faire de la divination).