Comment vivre nos différences au sein de l’Eglise

 

(d’après Romains 14.1 à 15.7)

 

Barbecue

 

par Marc Luthi,

docteur en théologie, professeur à l’Intitut Emmaüs

 

 

 

Ce texte nous place en présence d’une Eglise qui souffre de difficultés relationnelles, de certaines mésententes dues à des divergences d’opinion.

 

 

Des divergences d’opinion

 

Les uns pensent pouvoir manger de tout sans aucune distinction. Les autres sont convaincus qu’en bons chrétiens, ils doivent s’abstenir de certains aliments par crainte d’en être souillés. Ils sont végétariens (v. 2) pour éviter de courir le risque de consommer des viandes impures.

 

Il en est aussi qui ont un respect scrupuleux des jours : des sabbats, des fêtes, des nouvelles lunes.

 

Pourquoi de telles divergences ? La loi rituelle de l’Ancien Testament défendait aux Juifs de manger certaines viandes et leur interdisait notamment la consommation du sang et des animaux étouffés, c’est-à-dire d’animaux qui n’avaient pas été saignés vivants et rituellement. A la conférence de Jérusalem, convoquée pour traiter de l’intégration des païens dans l’Eglise, il fut décidé par égard pour la sensibilité des Juifs, pour ne pas les heurter inutilement, de demander aux chrétiens d’origine païenne de s’abstenir des viandes sacrifiées aux idoles et des viandes étouffées.

 

Jésus dans ses entretiens avec les pharisiens, les gardiens de la loi, a levé tout tabou alimentaire en déclarant : Il n’est rien qui du dehors entre dans l’homme qui puisse le rendre impur… Il déclarait purs tous les aliments (Mc 7.15, 19).

 

Les forts, c’est-à-dire ceux qui ont bien assimilé la nouveauté de l’Évangile, ont compris que la loi rituelle de l’Ancien Testament ne les concerne plus et que par conséquent ils ne doivent plus en tenir compte. Quant à ceux que Paul qualifie de faibles, ils se croient encore liés par les prescriptions légales du judaïsme et ont des scrupules (1 Co 8.7).

 

 

Principes de tolérance mutuelle

 

Ne pas mépriser ni juger

 

Alors comment se conduire dans l’Eglise en présence de divergences si profondes, touchant à l’identité des uns et des autres ?

 

Le fort, c’est-à-dire celui qui a plus de liberté, pour qui ces distinctions ne correspondent à rien, doit se méfier du dédain et du mépris qu’il peut manifester à l’égard du plus faible. Il risque en effet de le regarder de haut, avec fierté, avec un esprit de supériorité.

 

Mais les plus faibles ont la tendance, non moins grave, à juger, à condamner celui qui peut se donner tant de liberté. Ils peuvent être tentés de refuser de voir des chrétiens dans ceux qui ne partagent pas leurs scrupules.

 

Une telle attitude serait contraire à celle de Dieu lui-même qui les a accueillis les uns et les autres et les regarde par conséquent comme ses fils (cf. Rm 8.14-17).

 

En définitive Paul ne tranche pas. Tout ce qu’il demande à chacun c’est d’agir avec une pleine conviction personnelle et réfléchie : Que chacun soit pleinement convaincu dans sa propre pensée.

 

« Paul veut des convaincus qui s’acceptent réciproquement, non des tièdes qui se tolèrent. C’est ça, la grâce et la liberté. Les seuls qui n’ont pas leur place sont les sceptiques, les tièdes, les « demi-sel ». »1  La tolérance à laquelle nous invite ce passage n’a donc rien à voir avec l’indifférence incolore et insipide !

 

Tout pour le Seigneur

 

Paul constate que les deux lignes de conduite sont inspirées par un seul motif : celui de servir le Seigneur (pour le Seigneur revient 5 fois dans les v. 6-8). L’un consacre au Seigneur son refus de manger ou de boire vécu dans la communion du Seigneur ; l’autre lui consacre son travail (le jour du sabbat). Tous deux rendent ainsi grâces à Dieu. Leurs divergences touchent à des points secondaires.

 

Chacun aura des comptes à rendre

 

Paul oppose le jugement incompétent du frère au jugement unique et souverain du Seigneur. Les forts et les faibles auront tous à comparaître devant le tribunal de Christ (cf. 2 Co 5.10). Chacun aura à rendre compte pour lui-même de ses œuvres en vue de la récompense.

 

L’erreur des uns et des autres :

 

  • C’est de juger selon leur propre point de vue, selon leur critère de valeur personnel, et vouloir l’imposer aux autres ;
  • C’est d’oublier que le jugement final ne leur appartient pas ;
  • C’est d’oublier que ce qui compte, c’est leur motivation : que tout soit fait pour le Seigneur, qu’ils mangent ou boivent, qu’ils vivent ou meurent.

 

Ne pas blesser le faible

 

Ne pas causer une blessure (« un froissement de cœur » écrit Godet) ou une irritation intérieure chez le faible (v. 14-19). Dans la communion avec le Seigneur, Paul se sait affranchi de toutes les obligations imposées par la loi cérémonielle : rien n’est souillé par sa propre nature ! Ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu : si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins ; si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus (1 Co 8.7-8)

 

Ceci est extrêmement important et marque un tournant capital dans l’histoire des religions. C’est en vérité l’abolition de la distinction du sacré et du profane.

 

Mais Paul ajoute aussitôt qu’une chose est impure pour celui qui la considère comme telle. Certains esprits sont tellement marqués par leur mentalité antérieure qu’ils n’arrivent pas à surmonter cette distinction et par conséquent, il y encore pour eux un domaine rituel de l’impur.

 

Nous n’avons pas le droit de tricher avec notre conscience ; il s’agit de marcher en conformité avec elle. Même s’il est vrai qu’elle n’est pas la norme que je puis imposer aux autres pour en faire une règle, elle est une loi pour moi-même, à tel point que Paul dit avec force que celui qui ne marche pas selon sa conscience se condamne lui-même. Il ne faut donc pas forcer les gens à agir contre leur conscience, même erronée, mais l’éclairer par la Parole.

 

Rechercher d’abord le Royaume

 

L’essentiel n’est pas l’usage de ma liberté, mais le bien de l’autre.

 

fruit-discipleLe Royaume de Dieu ne consiste pas dans la liberté de manger ou de boire sans souci du prochain, mais à réaliser dans la vie ces trois dispositions primordiales : la justice, la paix, la joie, ces manifestations du fruit de l’Esprit.

 

  • La justice : c’est d’abord celle que Dieu prononce sur moi à cause du sacrifice du Christ, puis celle qui qualifie mes relations avec mes frères.
  • La paix est la conséquence de la justification par laquelle je vis en bonne harmonie avec Dieu, avec moi-même et avec les autres.
  • La joie est le résultat de la communion retrouvée avec Dieu et se mani-feste quand rien ne vient ternir mes relations fraternelles.

 

« L’appartenance au Royaume de Dieu ne se marque plus par des pratiques extérieures désormais abolies, bien que certains puissent se croire encore obligés de s’y soumettre. Il se fonde avant tout sur l’établissement de rapports nouveaux entre l’homme et Dieu et entre les hommes. »2

 

Et c’est le Saint-Esprit qui est la source de ces vertus.

 

Ne pas scandaliser le faible

 

Ne pas être une pierre d’achoppement pour l’autre est bien plus important que de jouir de sa liberté (de manger de la viande et de boire du vin). Il vaut mieux renoncer à ce qui est bon en soi que de faire chuter son frère, pour ne pas détruire en lui l’oeuvre de Dieu en l’entraînant à faire quelque chose de contraire à sa conscience (v. 19 b-23).

 

Agir avec conviction

 

Le v. 22 s’adresse principalement aux forts, tandis que le suivant s’adresse aux faibles.
Comment faut-il traduire : foi ou conviction ? La TOB traduit : Garde pour toi, devant Dieu, la conviction que la foi te donne et précise en note : « Ici, comme au verset suivant, il s’agit, croyons-nous, de la conviction pratique inspirée par la foi. Le verset vise tous les chrétiens, forts et faibles … : les uns et les autres doivent avoir un comportement qui corresponde au jugement de leur conscience éclairée par la foi. ».

 

Leenhardt commente : « La foi consiste essentiellement en une décision intérieure en réponse à l’appel de Dieu, pour se ranger à son obéissance. Elle comporte donc un aspect théorique : accepter comme vrai ce que Dieu (ou la prédication) annonce ; et un aspect pratique : la décision de s’ouvrir à cette vérité, de l’accueillir intérieurement. Cette ambivalence explique que le mot pistis (foi) puisse revêtir ici un caractère plus psychologique, où l’élément conviction et obéissance est plus accentué que l’élément adhésion et confession.»3

 

Le fort ne doit pas sacrifier sa conviction (née de la foi en Christ) mais sa liberté ; qu’il garde sa conviction devant Dieu, mais sans en faire parade.

 

Mise en garde : le fait d’être convaincu du bien fondé d’une chose n’est pas la preuve qu’on est approuvé de Dieu !

 

 

Accueillez-vous comme le Christ vous a accueillis

 

poignéede mainsLes forts (litt. : ceux qui peuvent) doivent montrer leur force en portant avec douceur, condescendance et tendresse le fardeau que leur impose la faiblesse de leurs frères. Servir est toujours dans l’Évangile le vrai signe de la force (Gal 6.2). Il faut chercher le bien du prochain pour son édification.

 

Jésus n’a eu qu’une pensée : lutter pour la destruction du péché, sans se préoccuper de son propre bien-être, ni se ménager un instant lui-même. Il n’a pas cherché ce qui lui plaisait.

 

Mais l’unité n’est jamais l’uniformité. L’harmonie implique la variété. Une chose doit nous élever au-dessus de toutes les difficultés de relations : l’amour avec lequel Christ nous a accueillis ! (comparez 14.1 et 15.7).

 

 

Application pratique

 

Quelques remarques générales :

 

  • II faut bien admettre la difficulté de distinguer entre les sujets secondaires et ceux qui touchent aux principes évangéliques, chacun a tendance à considérer que ce à quoi il tient est prioritaire !
  • II est faux de conclure au relativisme doctrinal, selon lequel chacun croit ce qui lui semble bon, pour aboutir à un pluralisme grossier. Paul insiste sur le contenu objectif de la foi : Je vous rappelle, frères, l’Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré, et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez dans les termes où je vous l’ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain (1 Co 15.1-2 ; cf. aussi 1 Co 5.3 ; 11.31-32 ; voir aussi l’épître aux Galates).
  • II n’est pas nécessaire de renoncer à nos convictions pour accueillir ceux qui pensent différemment. Ce ne sont pas nos convictions qui nous empêchent de vivre dans l’harmonie, mais notre manque d’amour qui se traduit souvent par l’orgueil et un esprit de supériorité.
  • II nous appartient de dénoncer l’individualisme qui nous caractérise si souvent, notre manière de vivre notre liberté a des conséquences pour les autres.
  • Une fois de plus nous sommes invités non pas au service de nous-mêmes, pour faire tout ce qui nous plaît, mais à rechercher le bien des autres, l’édification de l’Eglise (cf. Gal 5.13-14).
  • Attention à la tyrannie des faibles, des « faux-faibles » qui ont placé leur sécurité dans certaines pratiques !

 

Aujourd’hui : de grandes différences

 

Nous l’avons constaté, nos divergences ont souvent leur origine dans la culture. Suivant le milieu dans lequel nous avons grandi, nous voyons les choses différemment, nous développons des sensibilités propres qui s’expriment dans tous les domaines. Nous ne vivons plus dans une culture chrétienne monolithique. Sous l’effet de la sécularisation, les références au christianisme ne sont plus pertinentes pour beaucoup.

 

Il y a entre la manière de vivre des chrétiens et des non-chrétiens un fossé toujours plus grand, ce sont comme deux cultures parallèles. D’où la difficulté de communication et la nécessité de réfléchir à la communication transculturelle. Les missionnaires ne sont pas les seuls concernés par cette exigence. Sans oublier le fait que notre société devient de plus en plus multiraciale et nous oblige à entrer en contact avec d’autres ethnies et cultures.

 

Dans l’Eglise, dans nos Assemblées évangéliques en particulier, nous rencontrons les mêmes difficultés. Une proportion importante des membres de nos communautés n’ont pas grandi dans nos Eglises, ont reçu leur éducation religieuse dans d’autres milieux ecclésiastiques, si toutefois ils en ont reçu une. A cela s’ajoute le fait que le fossé des générations a tendance à se creuser de plus en plus. Alors tout devient source de tension : la tenue vestimentaire, les divers genres de musique dans l’Eglise, la cène avec ou sans alcool, les prises de position politiques, les différences d’expression de la spiritualité…

 

Comment vivre ces différences ?

 

Dans le passé, au sein des Assemblées, nous étions tentés par l’uniformité : tous pensaient la même chose, avaient les mêmes schémas eschatologiques, chantaient les mêmes cantiques, avaient les mêmes coiffures…

 

Une des tentations serait de glisser lentement mais sûrement vers le relativisme. A force d’être en contact avec des gens qui pensent différemment et cela jusque dans l’Eglise, on s’arrondit, on finit même par perdre ses formes : on n’a plus de conviction, et peut-être du même coup plus d’identité.

 

Ce n’est pas la solution proposée par l’apôtre Paul. Il nous encourage à nous fortifier dans la foi, à réfléchir notre foi, pour parvenir à des convictions sans pour autant vouloir les imposer aux autres, en accueillant celui qui a des opinions différentes, sans mépris ni jugement. Il nous exhorte à vivre de manière responsable dans la communauté en ayant constamment le souci du bien de notre frère, en devenant son serviteur et celui du Seigneur.

 

La réponse de Dieu n’est pas l’uniformité. Ce serait appauvrir l’Eglise, faire affront à la richesse que représente notre diversité. Ce que Dieu veut c’est l’harmonie de nos vies, que l’on vive en accord les uns avec les autres ! Il veut unir nos voix pour en faire un accord harmonieux à sa gloire ! Ainsi soit-il !

 

M.L.
 


NOTES

 

1. MAILLOT Alphonse, L’épître aux Romains, Le Centurion et Labour et Fies, 1984), p. 338.

 

2.Ibidem,  p. 289.

 

3.  LEENHARDT Frantz-J., L’épître de Saint Paul aux Romains, Commentaire du Nouveau Testament (Delachaux et Niestlé, 1957 ), p. 201.