La face cachée de la grâce

 traces

par Ronald DUNN

 

 

Ce texte est un des chapitres du livre Quand le ciel est silencieux écrit par Ronald Dunn (voir une présentation de cet ouvrage par A. Kuen page 16 de cette revue). Reproduit avec permission des Editions Farel.

 

Il y a quelques années, j’étais assis dans une chambre d’hôtel avec quatre hommes que je considérais comme les personnes les plus pieuses que je connaisse. Nous discutions avec un éditeur des besoins de lecture qui, selon nous, devaient être satisfaits parmi les chrétiens. Les sujets allaient de la prière à l’étude personnelle de la Bible, en passant par le mariage et la vie de famille. Rien de vraiment révolutionnaire, en réalité.

 

Puis, nous avons pris une pause pour déjeuner et chacun s’est détendu et a pu parler « officieusement ». Dans un accès d’honnêteté soudain, les quatre hommes présents ont tous confessé qu’ils traversaient, à ce moment de leur vie, des ténèbres spirituelles. L’un d’eux a même reconnu qu’il n’avait pas « ressenti la présence de Dieu depuis six mois ». D’autres ont évoqué leur inaptitude à prier et leur manque de confiance en ce qu’ils accomplissaient. Ils continuaient, bien sûr, à prêcher le dimanche, à visiter les malades, à témoigner aux perdus, à faire tout ce qu’on attendait d’eux en tant que pasteurs. Mais ils le faisaient sans ressentir la présence de Dieu. La situation était si grave pour l’un d’entre eux qu’il en était même arrivé à douter de son salut. Ce constat, disait-il, était difficile à faire, même pour lui-même, puisqu’il venait d’écrire un ouvrage à grand succès sur la vie chrétienne.

 

En un mot, tous ces hommes avançaient dans les ténèbres. […]

 

Nous nous sentons seuls, abandonnés et délaissés. Les théologiens utilisent un terme pour décrire cet état : Deus absconditus ou le Dieu qui est caché. Richard Poster l’appelle le « Sahara du cœur ». Un philosophe le décrit comme la « nuit noire de l’âme ».

 

La nuit noire de l’âme : quand aucune lumière n’est projetée sur le « pourquoi ? » de notre souffrance, quand le sens habituel de la grâce (la prière, l’adoration, la louange, la Parole de Dieu) n’exerce plus aucun effet sur l’esprit découragé, quand les questions spirituelles ne nous « touchent » plus, quand les formules éprouvées des livres et des séminaires sonnent creux et paraissent vides de sens, quand nous découvrons qu’il existe des choses auxquelles il est impossible d’échapper par la louange ou la prière. Nous pouvons réprouver le diable, invoquer le sang, porter de l’ail autour du cou, rien ne dissipe les ténèbres.

 

La situation se corse et les ténèbres s’épaississent

 

Cette « nuit noire de l’âme » est une expérience inévitable et légitime pour le croyant. Elle n’est pas une route secondaire, mais bien une voie principale. A travers les âges, des saints ont emprunté cette sombre route avant nous. En fait, elle constitue l’un des thèmes principaux de nombreux psaumes.


Jusques à quand, Eternel ! m’oublieras-tu sans cesse ?

 

Jusques à quand me cacheras-tu ta face ? (Ps 13.1)

 

Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant :

 

Quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?

 

Mes larmes sont ma nourriture jour et nuit,

 

Pendant qu’on me dit tout le temps :

 

Où est ton Dieu ?

 

Pourquoi t’abats-tu, mon âme,

 

Et gémis-tu sur moi ?

 

Je dis à Dieu, mon roc :

 

Pourquoi m’as-Tu oublié ?

 

Pourquoi dois-je marcher dans la tristesse,

 

sous l’oppression de l’ennemi ?

 

(Ps 42.3-4, 6, 10)

 

Et il en existe beaucoup d’autres, personnels et communautaires : les Psaumes 22, 25, 39, 86, 88 et 109, pour ne citer que ceux-là. En réalité, les psaumes de lamentation, de protestation et de plainte sont presque aussi nombreux que les psaumes de louange et de reconnaissance. Seulement, nous n’en entendons pas beaucoup parler.

 

[…]

 

Je suis malheureux et moribond dès ma jeunesse,

 

Je suis chargé de tes terreurs, je suis troublé.

 

Les ardeurs de ta colère passent sur moi,

 

Tes épouvantes me réduisent au silence.

 

Elles m’environnent tout le jour comme des eaux,

 

Elles m’enveloppent toutes à la fois.

 

Tu as éloigné de moi amis et compagnons ;

 

Ceux que je connais, ne sont que ténèbres.

 

(Ps 88.16-19)

 

Essayez donc de passer ceci sur rétroprojecteur dimanche prochain et vous verrez l’effet que vous produirez sur le moment de louange.

 

Ces paroles sont trop déprimantes. Et pourtant, elles décrivent la réalité.

 

Je sais qu’elles décrivent la réalité parce qu’elles se trouvent dans la Bible, parce que j’ai expérimenté cette situation et parce que, chaque semaine, je conseille des croyants qui luttent contre de telles circonstances et peuvent dire honnêtement qu’ils ne connaissent que les ténèbres.

 

Les plus courageux viennent me voir après le culte. […]

 

Ils sont des parias parce qu’ils souffrent d’une affliction non spirituelle. Ils représentent une source d’embarras pour les autres membres de l’Eglise de la Bonne Humeur. Ils répugnent à avouer leurs ténèbres, de crainte d’entendre toujours les mêmes admonitions : « Reprends-toi », « Confesse tes péchés », « Meurs à toi-même », « Crucifie la chair », « Compte tes bénédictions », « Sois reconnaissant de ne pas avoir le cancer ».

 

Je pense que certains seraient prêts à échanger leurs ténèbres contre le cancer. Au moins alors, ils pourraient reconnaître leur douleur et trouver aide et réconfort.

 

 

Les saisons de l’âme

 

Après le décès de son épouse, Martin E. Marty a écrit un livre où il évoque l’hiver du cœur, les rafales de vent glaciales qui soufflent dans le sillage de la douleur ou de la mort : l’absence du cœur. « Le gel hivernal se glisse dans le vide laissé par la mort d’un amour ou la séparation d’un amant… L’absence peut aussi provenir, cependant, d’un espace inoccupé, quand le divin s’éloigne, quand le sacré se fait distant, quand Dieu est silencieux1 »

 

L’hiver, insiste Marty, est une saison de l’âme tout aussi légitime que l’été et le printemps. Mais elle rencontre peu d’aide ou de compréhension. Le climat religieux actuel n’autorise que la spiritualité estivale éclatante.

 

 

La souffrance et le silence

 

Dans certaines régions chrétiennes, le silence est considéré comme la réponse adéquate à la souffrance. Pourtant le silence ne fait qu’accroître l’obscurité. Comme Job, la souffrance exerce un effet isolant sur la victime. Celle-ci se voit abandonnée par Dieu et oubliée de tous les autres. Rester silencieux sous le fardeau de la souffrance entraîne un isolement de plus en plus grand.

 

Les Ecritures n’encouragent pas le silence et n’interdisent pas de parler. S’il y a bien quelque chose que Job, Jérémie, David et même Jésus (qui a crié sur la croix Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?) nous ont appris, c’est qu’il est légitime et essentiel d’exprimer la souffrance de notre âme. Parfois, la souffrance ne peut être supportée que si la peine est verbalisée.

 

La victime elle-même doit trouver une façon d’exprimer et d’identifier sa souffrance, il ne lui suffit pas de laisser quelqu’un s’exprimer à sa place. Si les gens s’avèrent incapables de parler de leur peine, ils seront détruits par elle ou avalés par l’apathie… Sans la capacité de communiquer avec autrui, il ne saurait y avoir de changement. Devenir muet, n’entretenir absolument plus aucune relation, c’est la mort2.

 

J’ai appris une vérité précieuse et apaisante dans les ténèbres. Il est légitime d’exprimer son état d’esprit à Dieu. Après tout, II le connaît déjà. Je n’ai jamais rien dit à Dieu qu’il ne sache déjà. Je n’ai jamais entendu Dieu s’étrangler de surprise devant mes paroles. Je n’ai jamais entendu Dieu répondre après l’une de mes confessions : « je n’aurais jamais cru cela de toi ».

 

 

Le Dieu insaisissable

 

Israël luttait constamment contre le problème de la présence ou de l’absence de Dieu. A un moment, II était puissamment présent et, l’instant d’après, absent et caché. Le peuple éprouvait une passion pour la présence de Dieu, et la conviction que Dieu les accompagnait, faisait partie intégrante de leur foi. Pourtant, Esaïe a pu dire : Certes Tu es un Dieu qui te caches, Dieu d’Israël, Sauveur (Es 45.15).

 

Israël était sans cesse tourmenté par l’expérience du silence de Dieu. A maintes reprises, la disparité entre leurs convictions religieuses et les réalités de leur expérience concrète a ramené le problème au premier plan de la réflexion d’Israël.

 

Il est pourtant surprenant et instructif de constater que les israélites n’ont pas renié cette expérience, ni cherché à en dissimuler la réalité, quand ils ont rédigé leurs Ecritures. Cette constatation est particulièrement vraie dans le cas des psaumes de lamentation et de protestation. Pourquoi ces psaumes n’ont-ils pas été effacés ? Pour rendre sa foi attirante, pour ne pas dire commerciale, mieux vaudrait taire ce type de parole.

 

 

« Nous savons que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8.28). La traduction suivante est préférable : « Nous savons que Dieu travaille en tout pour le bien de ceux qui l’aiment ». En effet, ce ne sont pas les choses qui s’organisent pour former un cadre favorable, c’est Dieu qui travaille en tout, y compris dans les souffrances et dans les gémissements, […] pour le bien « de ceux qui aiment Dieu, qui sont appelés selon son dessein ».

(J. Stott, Romains 5-8, Des hommes nouveaux, p.222)

 

 

Dans un commentaire sur le Psaume 88, Walter Brueggemann se demande ce qu’un psaume pareil peut bien faire dans notre Bible. D’après lui, il s’y trouve parce qu’il reflète la vie et que ces poèmes ont pour but d’évoquer tous les aspects de la vie et pas uniquement certaines de ses facettes. J’ai dit précédemment que ce chant était déprimant et c’est vrai. Mais c’est un psaume exprimé et pas un psaume de dépression muette. Il appartient au langage. Il s’adresse à quelqu’un. Au fond du puits, Israël sait encore qu’il a affaire à Yahvé.

 

Dans son commentaire sur les psaumes, Walter Brueggemann les divise aussi en psaumes d’orientation et en psaumes de désorientation. Hauteur s’étonne que l’Eglise, dans un monde manifestement de plus en plus désorienté, persiste à chanter presque exclusivement des cantiques d’orientation. Ses propos à cet égard sont à ce point pertinents que je vais le citer plus longuement.

 

D’après moi, cette attitude de l’Eglise ressort moins de la méfiance évangélique guidée par la foi, que du déni effrayé et hébété et de la tromperie qui refuse de connaître ou de reconnaître les désorientations de l’existence. Un goût aussi immodéré pour l’orientation semble provenir, non de la foi, mais de l’optimisme forcé de notre culture.

 

Une telle négation et une telle dissimulation illustrent une étrange tendance chez les usagers passionnés de la Bible, vu le grand nombre de psaumes qui sont en réalité des chants de lamentation, de protestation et de plainte sur l’incohérence vécue dans le monde. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’une Eglise qui s’obstine à chanter des « cantiques joyeux » face à la dure réalité adopte une voie très différente de celle empruntée par la Bible elle-même3.

 

A nouveau, je tiens à préciser clairement que je ne vous suggère pas de chanter ce psaume le dimanche matin. Je suggère que l’Eglise a besoin d’affronter et de comprendre le fait que la désorientation est une expérience spirituelle légitime, endurée par beaucoup de ses fidèles, et qu’une place doit leur être faite dans son ministère.

 

L’usage de ces « Psaumes des ténèbres » peut être jugé par le monde comme un acte de reniement et d’échec, mais pour la communauté confiante, leur emploi représente un acte de foi assurée, bien que transformée. Il consiste en un acte de foi assurée, d’une part, parce qu’il insiste pour que le monde soit expérimenté tel qu’il est véritablement, et pas de façon superficielle. D’autre part, la démarche est assurée parce qu’elle souligne que de telles expériences de désordre sont un sujet de discussion approprié avec Dieu. Rien n’est défendu, écarté ou inadéquat. Tout appartient de droit à cette conversation du cœur. Ecarter de cette conversation certaines facettes de la vie revient, en réalité, à écarter une partie de sa vie de la souveraineté de Dieu. Ces psaumes effectuent donc un lien important : tout doit être exprimé et tout ce qui est exprimé doit être adressé à Dieu, qui est la référence ultime pour tous les aspects de la vie4.

 

J’ai dit précédemment combien j’étais surpris qu’Israël n’ait pas renié, ni occulté les ténèbres de son expérience religieuse, au moment de raconter sa foi. Mais il est plus remarquable encore de constater, en lisant ces psaumes de désorientation, que pas une seule fois, le psalmiste ne dit plus avoir confiance en Dieu. Même dans les plus sombres de ces psaumes, Dieu est perçu comme un être présent et attentif aux désorientations de la vie. Or, c’est précisément ce type de foi obstinée, protestante et plaintive qui permet aux places mortes de renaître à la vie.

 

Mon assurance ne repose pas sur mes capacités ou mon expérience. Mon assurance repose sur Celui qui m’a aimé et a donné sa vie pour moi.

 

Son amour par le passé

M’interdit d’envisager,

Qu’il puisse jamais me laisser

Dans les troubles me noyer.

 

Ronald DUNN.

 


NOTES

 

1. A Cry of Absence (un cri d’absence), Martin Marty (Harper & Row Publisher, 1983), p.2.

 

2. Suffering (Souffrance), Sölle (Fortress Press, 1975), p.76.

 

3. The Message of the Psalms (Le message des psaumes), Walter Brueggemann (Augsburg Publishing House, 1984), pp. 51-52.

 

4. Op. cit., p.52.