Le clown et le caméléon

 

 

(Le chrétien face aux valeurs de la société de consommation)

 

La ville

 

par Terry Smith

 

 

1. Mimétisme ou démarcation ?

 

A l’issue de la guerre froide, un ancien membre de la police secrète d’un pays de l’Est a relaté un incident très marquant. Pendant les années 50, un agent surnommé Vladimir avait été chargé d’infiltrer la société anglaise sous la couverture d’un clown dans un cirque. Il avait reçu une formation longue et exigeante dispensée par des instructeurs spécialisés, portant sur le mode de vie des clowns anglais, leurs gestes, leurs mouvements, leurs expressions visuelles, leur langage et leurs habitudes.

 

Et il maîtrisa fort bien cet apprentissage, au point de devenir un clown de très grande réputation. Une fois arrivé en Grande-Bretagne, il prit contact avec son chargé d’affaire à l’ambassade qui lui fit part de sa mission, lui indiqua les renseignements qu’il fallait obtenir, les gens à espionner et la manière dont les messages seraient transmis entre l’espion et le délégué à l’ambassade.

 

Avant de s’en aller, le « clown » exigea un silence total afin de pénétrer parfaitement son milieu et de plonger dans l’anonymat de sorte que personne ne puisse se douter de sa véritable identité. Il s’est alors joint à l’un des cirques les plus prestigieux d’Angleterre et a suivi un parcours de vedette. Grâce à ses compétences remarquables, il était invité partout pour donner des représentations devant les personnages les plus importants. L’accueil obtenu dans différentes villes d’Europe lui permit d’acquérir une renommée sans égale.

 

Au bout de plusieurs mois, son contact commençait à s’inquiéter car aucun renseignement n’avait été transmis. Le chargé d’affaire à l’ambassade put rétablir le contact et ils se rencontrèrent.

 

Que faites-vous ? Pourquoi n’avons-nous encore rien reçu ? Où en êtes-vous dans votre mission ? Avez-vous été compromis ? demanda le chargé d’affaire.

 

Non, pas du tout, dit le clown, je me suis tellement plu en tant que clown que je laisse tomber ma mission.

 

Comment ça, vous abandonnez votre mission ! Cela ne se fait pas, vous n’en avez pas le droit. Assumez votre charge comme un camarade fidèle à sa patrie. Faites ce que l’on demande de vous.

 

Non, répondit-il, c’est trop tard. Je ne suis plus un espion. A partir de maintenant, mon identité est celle d’un clown de cirque. Je renonce à ma mission d’espionnage. Laissez-moi faire ce qui me plaît le plus.

 

L’agent avait été mandaté pour infiltrer un milieu précis afin d’accomplir une tâche, une mission d’espionnage au profit de son pays. Or, il est tombé dans le piège qui consiste à confondre la vraie mission avec celle qui n’en était que la couverture. Tellement à l’aise dans son nouveau milieu, il en a oublié la véritable raison de sa présence à l’étranger.

 

selterreCette histoire nous parle. Pouvons-nous dire que nous, les chrétiens, nous avons cette même tendance à oublier la vraie raison de notre présence dans le monde ? Christ nous a appelés à être le sel de la terre et la lumière du monde (Mt 5.13-14). Or, autour de nous, dans la société, dans nos lieux de travail, dans nos écoles, nous ne trouvons pas suffisamment l’empreinte du sel et de la lumière. Avons-nous perdu notre identité, notre particularité, notre spécificité en prenant les caractéristiques de notre environnement ?

 

Cette constatation est encore plus vraie lorsque nous étudions la question d’une église dans la société de consommation. Là où Dieu nous appelle à avoir une influence conservatrice et transformatrice, la plupart des chrétiens ont perdu ce qui les distingue du monde en devenant comme le monde. Nous devons aimer les gens et utiliser les objets mais nous avons perverti cet ordre en aimant les objets et en utilisant les gens.

 

Quel est le problème ? Pourquoi ne sommes-nous pas différents du monde ? Pourquoi l’Eglise est-elle devenue un objet de consommation et non pas un agent transformateur dans un monde déchu ? En étudiant ce sujet, notre désir est de mieux comprendre le rapport qui existe entre notre mission chrétienne dans le monde et les valeurs de la société environnante.

 

Voici ce que nous voulons considérer : l’Eglise de Jésus-Christ, en voulant être proche du monde pour lui apporter son message, a perdu sa propre identité. Elle est victime de son propre succès. Nous sommes devenus exactement comme le monde en empruntant les valeurs et les principes d’une culture de consommation et en les incorporant à notre contexte.

 

L’exemple du caméléon nous vient à l’esprit. Ce petit reptile est remarquable par sa capacité à prendre la couleur du milieu dans lequel il se trouve. Sur une feuille verte, il est vert ; sur une branche noire il est noir. Tout comme le phasme, cet insecte qui ressemble aux tiges sur lesquelles il vit.

 

Il y a quelque temps, le mot phagocyter était à la mode. La phagocytose est la fonction par laquelle certaines cellules absorbent des particules ou des microbes en les englobant pour les digérer. Les globules blancs qui défendent le corps humain englobent les microbes qui nous menacent, les transforment et les assimilent afin de nous protéger contre la maladie.

 

L’Eglise n’a-t-elle pas tendance à perdre sa nature, son identité en se laissant manger (ou phagocyter) par la culture ambiante ? Est-elle encore ce qu’elle est appelée à être ? Ou bien ne la distinguons-nous plus du monde ? Pour que l’Eglise soit rétablie dans sa première identité, elle doit d’abord comprendre ce qui la menace afin d’être capable de se défendre contre les tactiques du diable. Celui-ci ne demande pas mieux que de la voir confondue avec le monde.

 

 

2. Quelques caractéristiques d’une société de consommation

 

II y a autour de nous une sorte de fascination pour la consommation et l’abondance, visibles par la multiplication des objets, des services et des biens matériels. Une mutation de notre société se fait depuis une centaine d’années au point que l’homme d’aujourd’hui n’est plus entouré d’autres hommes mais d’objets. Nous vivons le temps des objets ; nous vivons à leur rythme et selon la succession incessante des choses.

 

Un bel exemple de cette fascination est le centre commercial, quasiment un objet de culte humain ! Devenu l’épicentre des valeurs de notre société, ces espaces sont l’objet de nos conversations et de nos rêves. On y court car on y trouve tout ce dont nous avons besoin ! Dans une publicité récente pour un centre commercial dans l’ouest de Paris on a lu ce slogan : un nouvel art de vivre.

 

Pouvoir faire du shopping agréable, dans un même endroit climatisé, trouver des vêtements, des fleurs, le dernier roman et le gadget qu’il faut absolument avoir, faire ses transactions à la banque, prendre un repas et se distraire en regardant le dernier film sorti, tout en laissant les enfants à la halte-garderie sur place, voici ce qui nous attire vers ces lieux de consommation.

 

Car ces espaces grandioses nous offrent le récital de la consommation où tout l’art de vivre se trouve dans un climat d’anonymat, où nos désirs se transforment en besoins. Il n’y a plus de douleurs dans la société de consommation. Maintenant, grâce aux cartes de crédit, le laps de temps entre le désir et l’achat est effacé. On a tout, tout de suite. O.K. Chesterton a résumé l’esprit de notre temps en disant : « II n’y a qu ‘une chose qui est nécessaire : TOUT».

 

La société de consommation est une société où la plupart des gens ont atteint un niveau de vie relativement élevé ; la satisfaction des besoins dépasse le seuil du nécessaire pour procurer le superflu. Des produits et des services jusqu’alors réservés à des privilégiés deviennent accessibles à un très grand nombre de consommateurs.

 

Dans le mot consommation se trouve le mot «sommation», c’est-à-dire, une demande impérative. Pour acheter plus, la personne serait prête à tout. Beaucoup ne s’en privent pas, pratiquant les heures supplémentaires, ou prenant un métier annexe.

 

Les sociologues et les psychologues ont identifié quelques facteurs qui influencent les gens dans leur consommation.

 

a) Le premier est ce qu’on appelle La propension naturelle au bonheur,  qui signifie que les gens sont profondément motivés à agir de telle et telle façon, de penser, dire, se comporter, vivre selon le désir incessant du bonheur. Et ce bonheur, inscrit en lettres de feu derrière toute publicité est la référence parfaite dans une société de consommation.

 

Dans une enquête en 1987, l’hebdomadaire Le Point a inventorié les principaux critères du bonheur personnel. On constate facilement combien les raisons sont individualistes ; le plaisir de la personne prime sur les rapports avec le groupe.

 

 

Pour avoir une vie heureuse,
qu’estimez-vous indispensable ?1

1. Ecouter de la musique 76 %

2. Lire des livres 74 %

3. Disposer d’au moins 12 000 F/mois (pour une famille

de 4 personnes) 71 %

4. Avoir plusieurs enfants 66 %

5. Partir en vacances l’été 62 %

6. Pratiquer un sport régulièrement 55 %

7. Avoir des rapports sexuels fréquents 52 %

8. Ecouter la radio 46 %

9. Croire en Dieu 41 %

10. Etre engagé dans un mouvement humanitaire 32 %

 

 

Ce bonheur doit être personnel et individuel. C’est mon bonheur qui compte. Quel plaisir pourrais-je saisir par cet objet, ce service, cet acte ? Le principe du bonheur a son fondement dans une mentalité excessivement individualiste et séculière, inscrite tout en haut de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui reconnaît implicitement à chacun, à chaque individu le droit au bonheur.« Le consommateur est supposé savoir ce qui lui plaît, pouvoir équilibrer le travail et le temps de loisir en fonction de ses préférences, avoir accès aux informations nécessaires pour trouver l’approvisionnement qui lui convient le mieux, dans les limites de ses ressources. Assurément ses pouvoirs sont limités, mais il est autonome », dit un sociologue de l’INSEE2 qui a fait une enquête sur la consommation des Français.

 

b) Les besoins : un concept parallèle à celui du bonheur est la notion de besoins.

 

Chercher à expliquer pourquoi une personne ressent tel ou tel besoin revient à l’histoire des 7 aveugles qui décrivent l’éléphant en fonction de la partie de l’animal qu’ils touchent. Supposons que vous achetiez une belle Peugeot 605. L’économiste dira que c’est à cause de votre revenu. Le psychologue mettra l’accent sur le rôle joué par la marque en rapport avec votre propre estime. Le psychologue social prônera votre environnement interpersonnel (famille, amis, collègues) et le sociologue expliquera cet achat en fonction du prestige du concessionnaire de luxe sur les Champs-Elysées où vous avez été chaleureusement accueilli dans le respect et le standing caractéristiques de votre classe sociale.

 

Enfin, l’anthropologue raisonnera en fonction de l’investissement émotionnel attaché à l’acquisition d’un produit symbolique de la civilisation occidentale. Arrivé chez vous dans votre nouvelle voiture, le voisin qui vous guette de sa fenêtre dira à sa femme : « Qu’est-ce qu’ils sont prétentieux, les Dupont. Chérie, il faut que je m’achète une Mercedes ! » Mais vous, vous aviez acheté cette voiture parce que vous en aviez ressenti le besoin.

 

C’est Abraham Maslow3 qui a fait le plus d’études et de classifications des besoins. Il peut nous aider dans nos églises à comprendre les motivations des gens dans leurs expressions et leurs actes. Il a proposé non seulement une liste mais aussi une hiérarchisation des besoins fondamentaux. La théorie est fondée sur trois hypothèses :

 

1. Un individu éprouve de nombreux besoins qui n’ont pas tous la même importance.

 

2. Il cherche à satisfaire d’abord le besoin qui lui semble le plus urgent.

 

3. Un besoin cesse d’exister (au moins pour un temps) lorsqu’il a été satisfait, puis l’individu cherche à satisfaire le besoin suivant.

 

Voici comment Maslow décrit la hiérarchie des besoins :

 

Besoins d’accomplissement de soi


Besoins d’estime (reconnaissance, statut)


Besoins d’appartenance et d’affection


Besoins de sécurité (abri, protection)


Besoins physiologiques (faim, soif, repos)

 

La société de consommation est souvent accusée de créer des besoins artificiels chez le consommateur qui est incité à surestimer ses propres aspirations. Mais tout besoin nouveau n’est pas artificiel. Les besoins artificiels imposés par les fabricants, les marchands et les publicistes sont souvent des maux nécessaires. De plus, les producteurs ne sauraient forcer les consommateurs sans la complicité des marchands, des publicistes et des consommateurs eux-mêmes. Le viol est consenti ! Le luxe d’aujourd’hui est le nécessaire de demain, de même que le nécessaire d’aujourd’hui paraissait luxe hier.

 

Bref, les valeurs de la société occidentale sont telles que nous avons tendance à « phagocyter » ou à absorber tout ce que nous pouvons obtenir par nous-mêmes – ce désir de surabondance, la quête de la quantité et non pas la qualité – et à tout nous accaparer. Nous mesurons notre succès par nos possessions. Nos luxes sont nos nécessités, tandis que le reste du monde vit dans une pauvreté absolue.

 

Voici la description qu’en fait Jean-Paul II : « Ce développement, qui consiste à une surabondance de toute sorte de biens matériels au bénéfice de certains groupes nous rend esclaves des objets et de la satisfaction immédiate avec comme seul objectif le remplacement des choses que nous possédons déjà par d’autres objets meilleurs. Voici ce qu’on appelle la société de consommation qui implique tant de déchets, de pertes et d’inutilités. »

 

 

3. L’impératif chrétien

 

Quelle doit être la réponse de l’Eglise face aux valeurs de consommation ? Nous avons ouvert notre réflexion avec l’exemple du « clown » qui a perdu de vue la vraie raison de sa présence dans la société anglaise. Comme lui, l’Eglise est tentée de perdre de vue la raison de sa présence dans le monde. Nous nous sentons bien ici-bas. Avoir réussi notre infiltration dans le monde nous plaît. Mais où en sommes-nous de notre mission dans le monde moderne ?

 

L’impératif chrétien, lié à notre vocation, est d’apporter une influence transformatrice dans le monde, de prendre position contre les valeurs qui s’opposent à la Bible. Or, soit nous nous laissons envahir et séduire par ces valeurs, soit nous optons pour une réclusion quasi-monastique, nous séparant du monde qui nous « menace »

 

Face à la séduction et au penchant naturel au bonheur, le chrétien doit reconnaître que Christ est son bonheur. Avec l’apôtre Paul, nous pouvons affirmer que Christ suffit (2 Co12.9). Quel que soit notre sort dans cette vie, nous avons cette promesse que « Dieu pourvoira à tous nos besoins selon sa richesse avec gloire en Christ-Jésus » (Ph 4.19). Notre bonheur, donc, ne se situe pas dans notre statut économique ou notre classe sociale, mais dans notre position en Christ, car nous sommes assis avec Christ dans les lieux célestes.

 

tracesOn chante souvent « Quel bonheur de marcher avec Toi », mais notre tendance voudrait que ce bonheur soit réalisable par la surabondance de toute sorte d’objets. Christ seul peut combler le vide profond que chaque être éprouve. La vraie pauvreté n’est point dans l’absence des choses mais dans la non-existence d’une relation intime avec Christ. Et rien ne peut combler ce gouffre, selon l’expression bien connue de St-Augustin.

 

Si le bonheur peut s’obtenir uniquement en Jésus-Christ, seuls les vrais besoins peuvent être connus en rapport avec notre Créateur. Qui nous connaît mieux que lui ? Qui peut sonder nos coeurs, examiner nos âmes et pallier à nos manques mieux que Dieu qui nous a créés ?

 

Nous en trouvons encore la confirmation dans le même chapitre de Philippiens où Paul établit le rapport entre besoins et bonheur dans le cadre d’une relation avec Dieu. Ayant reçu un don matériel de l’église à Philippes, Paul leur dit : « J’ai éprouvé une grande joie dans le Seigneur… mais non pas en raison de mes besoins car j’ai appris à me contenter de l’état où je me trouve » (Ph. 4.11 -12).

 

Voici ce qui nous permet de vivre une telle satisfaction. Notre Créateur connaît nos vrais besoins mieux que tout publiciste, mieux que tout commerçant, mieux que nous-mêmes. Dans la mesure où nous placerons notre pleine confiance en lui pour combler nos besoins (à ne pas confondre avec nos désirs charnels !) nous pourrons jouir de cette satisfaction dans l’abondance de foi et de joie liées à notre union avec Christ.

 

T.S.


 

NOTES :

 

 

 

1. Terry Smith, d’origine canadienne, diplômé de la faculté d’Aix-en-Provence, est un des responsables de l’assemblée naissante de la rue Amelot (Paris 11e), directeur de l’Eau Vive Ile de France.

 

2. Sondage SOFRES / Le Point. (Le Point, n° 796, 21.12.87).

 

3. Jean Baudrillard, La société de consommation.

 

4. Abraham Maslow, cité dans Comprendre le consommateur.