Pâque et Pâques (1ère partie)

 

 repas-juif

 

par François-Jean Martin

 

 

Cette série1 a pour cadre les origines, le choix de la date et les enjeux des trois grandes fêtes chrétiennes. En ce qui concerne la Pâque2 le sujet est si vaste qu’il est impossible dans les limites d’un article, fut-il copieux, de les aborder toutes sérieusement. On s’en tiendra à quelques aspects.


Ce choix n’est pas facile, car il faut reconnaître qu’en général les chrétiens connaissent peu la vie liturgique d’Israël. Or, les manifestations culturelles Israélites ont influencé la vie quotidienne de l’Eglise naissante. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer la Pâque et Pentecôte.


Cependant, des deux fêtes citées, la Pâque est certainement l’exemple qui montre le plus nettement les liens entre le judaïsme et le christianisme. On ne peut pas comprendre la signification des deux Pâques si on en ignore une. Les deux célébrations s’éclairent mutuellement.


Dans ce premier article, on essaiera de comprendre les origines et les enjeux de la Pâque juive.

 

 

A. LA PAQUE JUIVE

 

La Pâque inaugure l’année liturgique d’Israël ; c’est la première fête du printemps. Elle est la plus citée des fêtes dans l’Ancien Testament et semble avoir été considérée aux temps de Jésus comme la fête la plus importante de la communauté juive.

 

L’étymologie de ce mot hébreu (pesah) est incertaine. Diverses interprétations existent ; elles donnent les sens suivants : boiter, sauter, passer en boitant ou passer en sautant, épargner.

 

Cette fête est liée au début du printemps, à l’équinoxe. Aussi est-il normal d’en rechercher des origines dans la fête du renouveau qu’on célèbre dans toutes les sociétés liées à l’élevage et à l’agriculture.

 

I. Un rite nomade

 

Plusieurs auteurs voient dans la Pâque une fête existant déjà avant la libération d’Egypte. Elle serait liée alors à la vie nomade du peuple, vivant avec ses troupeaux de chèvres et de moutons. C’est dans ce sens que R. De Vaux et L Rost3 parlent de rite de transhumance, fête annuelle célébrée à la première pleine lune du printemps, au moment où l’on part en transhumance.

 

II. Un rite agricole

 

La Pâque est souvent associée et parfois confondue avec une autre fête, celle des Massot appelée fête des Azymes ou des pains sans levain. Cependant, dans Exode 23 et 24, la fête des Massot4 est séparée de la Pâque. Elle est qualifiée de hag, c’est-à-dire de pèlerinage. Il s’agit d’une fête agraire, du mois des épis, au début de la moisson (des orges). Elle dure une semaine. Bien que liée aussi à la sortie d’Egypte, elle conserve son lien avec la vie pastorale5, avec la gerbe, prémices des moissons, dédiée à l’Eternel (rite de l’Orner). R. De Vaux dit d’elle, qu’elle inaugurait « le temps sacré qui allait du début de la moisson des orges à la fin de la moisson des blés ».6

De plus, Pâque et les Azymes sont liés à la seconde grande fête annuelle, fête de pèlerinage aussi, celle de la Moisson (moisson des blés, Ex. 34.22). Cette dernière était appelée aussi fête des Semaines, fête des prémices ou Pentecôte. On y offrait du pain levé, signe de la reprise des usages habituels, de la vie qu’on devait à Dieu. Ce rapport est souligné par le nom que les rabbins donnèrent à cette fête : l’assemblée de clôture de la Pâque. Les moissons sont finies. Ces fêtes formaient ainsi un tout.

 

III. Un rite historique

 

La Pâque juive est surtout connue et vécue comme la commémoration, le mémorial de la sortie d’Egypte, donc du passage de l’esclavage à la liberté. C’est à ce moment qu’Israël naît en tant que peuple et ceci grâce à l’intervention de Dieu. La fête des Azymes a aussi un sens en rapport avec ce fait historique, c’est le souvenir du pain « cuit à la hâte » dans la nuit de la sortie d’Egypte. Ce pain non levé est ainsi à la fois le rappel du « pain de misère » et du « pain de la Liberté ».

 

Avec cet événement, nous nous trouvons au cœur de l’histoire du salut. C’est bien sûr l’aspect le plus important de la fête.

 

Dans l’histoire d’Israël, il semble que la Pâque ait longtemps gardé son caractère de fête familiale.

 

Par la suite, sous la royauté, la célébration de la Pâque a été liée à Jérusalem et au Temple, donnant ainsi un rôle aux sacrificateurs. S’il est évident que cette forme de centralisation fortifiait l’unité nationale et religieuse, elle exposait la fête au danger du formalisme. Cette évolution va faire de la Pâque un pèlerinage obligatoire et poser un certain nombre de problèmes. Il est clair que les finances du Temple et des officiants s’en sont trouvées augmentées, ainsi que le commerce dans Jérusalem. Cependant, cet afflux de pèlerins n’était pas facile à gérer, en particulier au niveau de l’acte sacrificiel au Temple, qui devait être terminé avant le coucher du soleil, mais aussi pour le logement et la sécurité.

 

A l’époque post-exilique, avec la venue d’un plus grand nombre de pèlerins de la diaspora, les autorités religieuses semblent avoir accepté la création de familles «artificielles». Un certain nombre de gens pouvaient ainsi se mettre d’accord pour former une « confraternité ». C’est sous cette forme que Jésus célébra la Pâque avec ses disciples.

 

Après la destruction du Temple en 70 ap J.-C., l’agneau pascal qui ne pouvait plus être immolé fut remplacé par un repas dont le caractère symbolique était accentué. Au cours des siècles de notre ère, des éléments nouveaux sont venus se joindre au repas, dont les derniers datent du 15ème siècle.

 

Ainsi cette fête, sans jamais perdre complètement son caractère individuel et familial, voit privilégier et accentuer au travers du temps son aspect national. Cependant, quelles que soient les caractéristiques soulignées, elles font toutes référence au fait historique de la libération et proclament le salut offert par Dieu.

 

IV. Quelques aspects et enjeux du rituel pascal

 

a) Le rituel pascal

 

Le rituel pascal dans le judaïsme comprend une préparation fort précise. Avant le jour de la Pâque, les maisons doivent être débarrassées de tout levain selon le commandement de Dieu (Ex. 12.15ss). On appelle cette cérémonie « chercher le Hamets », c’est-à-dire, tout ce qui a pu fermenter. Cela est fait le soir qui précède le 14 de Nizan. C’est un moment de joie où les enfants avec la mère recherchent à la lumière des bougies toute miette de pain qui a pu échapper au nettoyage. C’est une leçon de choses pratique que la famille vit ensemble. C’est aussi une occasion d’enseigner les enfants et de les intégrer à la nation.

 

Toute la vaisselle utilisée habituellement a été lavée à l’eau bouillante et rangée. On a sorti la vaisselle spéciale de pesah qui ne sert que pour cette occasion. Dans la soirée du 14 de Nizan, après être allé à la synagogue, le chef de famille trouve à son retour la maison décorée et tout est prêt pour la fête. C’est une fête familiale très joyeuse. La famille s’assemble autour de la table pour manger le seder ou repas pascal.7

 

Au cours de ce repas symbolique, le chef de famille lit le récit de l’époque pascale, la haggada8 de Pâque, qui comprend un dialogue entre le père et le fils sur la sortie d’Egypte et la délivrance future.

 

b) Une pédagogie pour les enfants


Cet aspect pédagogique vis-à-vis des enfants est un des grands rôles de la fête.

 

« Quand vos fils vous diront : Que signifie pour vous ce rite ? Vous répondrez… » (Ex. 12.26 ss). La Haggada commentée de Robert Nerson9 dit à ce sujet : « II est notre devoir d’éveiller l’esprit et le cœur de nos enfants, en leur expliquant notre façon d’agir, afin qu’ils apprennent à pratiquer, avec compréhension et en pleine connaissance de cause : ce n’est que de cette façon qu’ils pourront assumer leur condition de juif avec conscience et enthousiasme. Peu de fêtes sont aussi riches en enseignements, en particulier pour l’enfant, que Pesah. »

 

c) Un sacerdoce universel

 

Un autre des aspects frappants du rituel de la Pâque est l‘absence de sanctuaire, d’autel, de prêtre. Cela a été souligné très tôt. Le philosophe juif, Philon d’Alexandrie, au premier siècle de l’ère chrétienne, remarque que contrairement aux traditions sacerdotales en vigueur à Jérusalem, le jour de Pâque les victimes sont immolées par les fidèles eux-mêmes ; il en conclut qu’à cette occasion « le peuple entier, anciens comme jeunes, se considère comme investi de la dignité sacerdotale10 et exerce la prêtrise en toute immunité et les mains pures », et il ajoute : « Toute maison revêt en ce jour l’aspect d’un temple et la splendeur d’un sanctuaire », puisque le repas pascal s’y déroule.

 

d) Une espérance messianique

 

II est difficile de ne pas se rappeler que cette fête est aussi l’expression de l’attente et de l’espérance messianique. C’est l’attente de la libération future, l’ultime délivrance. Ainsi elle n’est pas que mémorial, mais aussi annonce. La tradition rabbinique a traduit cela par la chaise vide à la table pascale, par la coupe pleine du Prophète Elie11 et par la porte laissée ouverte. C’est ce dernier aspect qui nous sépare, nous chrétiens, des juifs ; ils n’ont pas voulu reconnaître en Jésus, le Christ, le Messie annoncé, l’agneau pascal. Ils n’ont pas compris la parole de Paul : « Christ, notre Pâque, a été immolé, célébrons donc la fête… » (1 Co. 5.7-8).

 

e) Une conception de l’immigrant

 

Enfin, un aspect qu’il est bon de souligner, c’est que cette expérience devait marquer l’Israélite de tous les temps en lui donnant une approche de la question de l’esclavage et de l’immigration tout à fait révolutionnaire. Ainsi, la loi souligne-t-elle plusieurs fois l’attitude à avoir face à l’esclave et à l’étranger (ou immigrant selon la traduction) : « Tu te souviendras que tu as été esclave en Egypte et que l’Eternel ton Dieu t’en a libéré. C’est pourquoi… »12 Et le judaïsme l’a bien compris, qui dans sa tradition développe cet aspect. Ainsi, pour répondre à la question : « Mais pourquoi Dieu a-t-il permis que le peuple soit esclave en Egypte ? », Rabbi Hanina disait : « C’est que toutes les actions du Saint — béni soit-il — sont proportionnées à leur fin.

 

Au commencement, avant que les enfants d’Israël ne fussent descendus en Egypte, ils méprisaient les fils des servantes et ne les traitaient pas comme des frères ; cela a paru très mauvais aux yeux du Saint — béni soit-il… Il dit : Que vais-je faire pour qu’ils accueillent les fils des servantes ? Je les ferai descendre en Egypte pour être tous réduits en servitude, et quand je les aurai délivrés, je leur donnerai le commandement de la Pâque, afin qu’ils l’observent, eux et leurs fils et les fils de leurs fils, et qu’ils disent tous : « Nous étions esclaves de Pharaon » et deviennent tous égaux !13

 

V. Les sens de la fête

 

Cette fête peut se résumer en trois mots : renouveau, passage et libération.

 

a) Renouveau

 

La fête a lieu au moment de l’année où la nature se réveille et manifeste sa vitalité dans la fertilité de la terre et la fécondité des bêtes. C’est le recommencement qui renvoie au premier commencement. Ainsi Philon parle de la Pâque comme d’un mémorial de la création, il dit à son sujet : « Chaque année, comme un rappel de la genèse du monde, Dieu fait jaillir le printemps où tout pousse et germe. »14

 

Mais, le principal commencement que publie la Pâque juive c’est celui du peuple.

 

Dans ce sens on retrouve l’aspect nomade, mais s’il y a un troupeau, c’est celui des descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. C’est lui qui a besoin d’être protégé du désert où il va s’aventurer. C’est lui qui a besoin d’un berger : l’Eternel Lui-même. Il y a donc bien un départ et une transhumance qui commence, c’est celle du peuple sortant d’Egypte.

 

b) Passage

 

Pâque, c’est le passage de Dieu qui a sauvé et qui sauve toujours. Justice est faite des oppresseurs et justice est rendue aux opprimés. Aux pleurs des uns répond l’allégresse des autres.15 Dieu passe et l’Exterminateur passe «en sautant», en épargnant les uns mais pas les autres. La haggada pascale dit : « II nous fit passer de l’esclavage à la liberté, de la détresse à la joie, du deuil à la jubilation, des ténèbres à une grande lumière, de la servitude à l’affranchissement. » Yahvé passe et fait passer les siens d’une condition misérable et sans avenir autre que la mort, à une situation où tout devient possible, où la vie naît. C’est une naissance !

 

Après la servitude, la liberté ne signifie pas l’anarchie mais le service. La libération pascale sera précisément le passage de l’esclavage et du service de pharaon au service de la liberté que Dieu va leur révéler au Sinaï.

 

c) Libération

 

C’est la libération qui est le sens le plus connu de la Pâque. « La nuit pascale est une nuit de délivrance qui contient en germe toutes les autres, elle est signe et démonstration du salut que Dieu donne. »16 Le peuple n’existe et ne vit que par ce fait : Dieu les a fait sortir d’Egypte.17

 

Ceci est un article de foi. Ce fait permet de tout comprendre. C’est lui qui éclaire le Décalogue qu’il introduit. Nous sommes là au cœur de l’histoire d’Israël, à sa source. Il s’agit de la rédemption, c’est-à-dire du rachat d’esclaves, le terme « sortir » s’appliquant à un esclave signifie affranchir. Et Celui qui est l’origine de tout, c’est Dieu. Dieu en est l’auteur, la source et la cause.

 

La Pâque permet de substituer le maître du monde et de l’histoire, Dieu, au tyran et à l’usurpateur, pharaon ; les valeurs dictées par le Dieu de liberté, aux valeurs inhumaines du tyran. La sortie d’Egypte n’est donc pas la libération de tout pouvoir, mais l’apprentissage du véritable pouvoir : celui de la responsabilité devant Dieu

 

Parlant’ du texte d’Exode 6.5-8, Abecassis18 montre que les étapes de la libération et de l’accomplissement de la promesse sont : « faire sortir des corvées, délivrer de la servitude, racheter, élire et faire don du pays promis aux patriarches. » Les enfants d’Israël doivent d’abord être libérés des corvées, du travail aliénant, de la réduction du serviteur à un animal appartenant à son maître et de l’esclavage. Ils doivent ensuite être « délivrés de la servitude d’Egypte » parce qu’ils ne peuvent servir que l’Eternel.

 

Rester au « service » de l’Egypte, c’est être plié aussi à son culte, puisque c’est également être dépendant des fondements religieux et idéologiques de la société égyptienne. Par exemple, Ramsès qui opprime les Hébreux les fait participer malgré eux à la concrétisation de son idéologie.

 

Ainsi la Pâque juive était une fête riche en significations : célébration du renouveau, rappel des origines nomades, de l’ancien statut d’étranger des patriarches, rappel aussi de la libération de l’Egypte, avec l’accession à la dignité de serviteur de l’Eternel, libre pour le culte et le service du seul vrai Dieu.

 

Dans cette fête juive, nous retrouvons les racines de la fête chrétienne ; la Pâque juive éclaire déjà l’œuvre de Jésus-Christ qui est lui aussi « passé » pour libérer et renouveler. En la comprenant mieux, nous fêterons mieux Pâques en 1989 dans nos familles et dans nos cultes. « Car Christ, notre Pâque, a été immolé. Célébrons donc la fête ! »

 

F.-J. M.

(un prochain article présentera la fête chrétienne de Pâques.)


NOTES

 

1. Voir articles sur Noël et Pentecôte dans « Servir en L’attendant », n° 427, octobre-décembre 1987 et n° 3, mai 1988.

 

2. La fête juive s’écrit au singulier, cependant on emploie le pluriel pour la fête chrétienne. Cette dernière est un nom masculin quand il est seul et «devient» féminin quand il est employé avec un déterminant ou un qualificatif, comme par exemple dans « Joyeuses Pâques ».

 

3. R. De Vaux et L. Rost cités dans Essai biblique sur les Fêtes d’Israél par Robert Martin-Achard, Labor et Fides. Genève 1974, p. 31 s.

 

4. Le mot massa employé généralement au pluriel massot peut dériver d’un radical signifiant « être sans goût », ni doux, ni amer, donc fade comme le pain sans levain. Il a été traduit en grec par azuma, d’où le nom de la fête des azymes.

 

5. Voir Deutéronome 26 et Lévitique 32.

 

6. R. De Vaux  – Les Sacrifices dans l’Ancien Testament, CRB, 1, 1964, p. 23.

 

7. Pour la description des différents plats du seder, voir A. BOULAGNON « La signification spirituelle des fêtes juives »Ichthus n° 6,1981.

 

8. L’interprétation des parties historiques du Pentateuque donna des récits et légendes : la haggada. Ici il s’agit de celle liée à la Pâque.

 

9. 1983, Paris, Librairie Colbo.

 

10. On a l’impression d’avoir ici encore « l’ombre des biens à venir », ceux du sacerdoce universel.

 

11. Dans le judaïsme la venue du prophète Elie doit précéder celle du Messie et annoncer la rédemption d’Israël (Mt 11.14; Le. 1.17).

 

12. Voir par exemple Ex. 22.20; Dt. 15.15; 16.12; 24.18 et 22.

 

13. La Pâque dans la conscience juive, op. cit., p. 23.

 

14. Philon, in De spécial/bus legibus.

 

15. Robert Martin-Achard, op. cit. p. 47.

 

16. Robert Martin-Achard, op. cit. p. 48.

 

17. L’expression «je vous ai fait sortir du pays d’Egypte» reviendra 83 fois dans l’A.T, d’après J. Wijugaards, VT, 15, 1965, p. 91.

 

18. A. Abecassis – La pensée juive – le livre de poche T 1, pp. 138 ss.