Droit et justice dans le Lévitique

 

 

Par JACQUES NUSSBAUMER

 

 

Beaucoup de croyants achoppent sur l’aridité du Lévitique et craignent de se perdre dans un système complexe de sacrifices et de lois qui paraît étrange à bien des égards. Une lecture thématique peut néanmoins permettre de faire émerger certains caractères importants du Dieu qui se révèle. Pour comprendre le droit et la justice selon Dieu dans le Lévitique, il est nécessaire de prendre quelques précautions pour éviter les malentendus.

 

 

Trois précautions

 

D’abord, notons que dans l’Ancien Testament, la société forme un tout : cela n’a pas de sens de séparer le religieux et le civil, le moral et le social1 comme si ces termes relevaient de sphères distinctes. Ainsi, le Lévitique entremêle soigneusement tous les aspects de la vie du peuple en les plaçant sous l’autorité de Dieu : il n’y a pas d’espace « laïque » dans les sociétés du Proche-Orient Ancien.

 

Ensuite, on ne peut restreindre le droit et la justice au fonctionnement du système judiciaire. La préoccupation de justice imprègne tous les domaines. Wright rappelle que la délivrance que Dieu a opérée en Égypte est à comprendre non seulement comme un acte de salut, mais aussi comme un acte de justice face à l’oppression imposée par le pharaon2. Dans cette logique, une guerre peut très bien constituer un acte de justice tout autant qu’un arbitrage opéré par les juges ou les anciens d’une ville qui étaient en charge de la justice civile et pénale3.

 

Enfin, la justice dans l’Ancien Testament n’a de sens que par rapport à la relation d’alliance entre Dieu et son peuple. La loi que l’on trouve dans le pentateuque est d’abord consacrée aux règles qui organisent les relations asymétriques entre le suzerain, le Seigneur YHWH, et le vassal, le peuple d’Israël : la loi traduit l’altérité de Dieu par la mise en lumière du gouffre qui sépare le Dieu saint et souverain du peuple faillible et souvent rebelle. Dans le Lévitique, les relations humaines sont régulées en lien explicite avec les relations à YHWH, le Dieu saint.

 

 

La sainteté de Dieu et l’ordre social

 

À de nombreuses reprises, la justification des instructions données repose simplement sur l’identité de Dieu : « Je suis YHWH » (52 fois). YHWH, le Dieu de l’alliance, est la référence absolue du bon, du pur, du juste et du droit, sans autre critère que lui-même, parce qu’il est le Seigneur. À 23 reprises, on trouve cette précision « je suis YHWH votre [ou leur] Dieu », insistant sur la relation d’appartenance à Dieu, qui fonde la loi. Enfin, 9 fois, cette justification est liée à l’action libératrice de Dieu en Égypte qui souligne son souci des opprimés. Or, si la justification du droit repose sur l’identité du Dieu saint qui rachète un peuple, celui-ci est appelé à manifester cette identité dans la pratique de la justice.

 

La sainteté absolue de Dieu fonde un droit qui manifeste un ordre qui a deux aspects :

• Un aspect absolu qui s’exprime dans des normes et limites absolues : le respect de YHWH, de la vie humaine et de certains interdits. La transgression de ces limites, comme le blasphème, conduit à la mort : la sainteté absolue de Dieu ne peut souffrir que son nom soit raillé parmi le peuple.

• En situant le peuple dans ce rapport à un absolu, la loi donne aux rapports humains un caractère qui respecte ce rapport asymétrique : quelles que soient les proximités avec les codes législatifs des pays voisins, c’est la référence au Seigneur YHWH qui valide ce qui est juste et droit selon le principe fondamental de l’équité. Or, l’équité est garantie par un mode de fonctionnement fondé sur :

• la proportionnalité (19.34b) et la réciprocité : le respect des étalons de poids et de mesure permet de garantir un commerce équitable (19.35) en établissant des équivalences mesurables ; la loi du talion (24.17s) impose au coupable de dédommager la victime ou de subir lui-même un préjudice proportionnel à celui qu’il a occasionné ;

• une forme d’égalité : toute vie humaine a une valeur absolue (24.17) : notons que la loi mosaïque sanctionne plus lourdement les atteintes aux personnes que les atteintes aux biens, alors que les législations des peuples voisins font l’inverse.

 

 

Sainteté de Dieu, équité et égalité

 

Ceci étant, la loi intègre aussi l’existence de distinctions au sein de la société : homme / femme , esclave / libre , Israélite/étranger. Il est intéressant de constater que si ces distinctions paraissent en partie entérinées par la loi divine, elles sont aussi relativisées : par exemple, la loi est donnée pour le peuple, mais, dans la plupart des domaines, la même législation doit s’appliquer à l’étranger (23.24). Les notions même d’étranger et d’esclave sont relativisées, puisque les israélites eux-mêmes sont d’une part immigrés et résidents dans le pays qui n’appartient qu’à YHWH (25.23), et d’autre part esclaves de celui qui est le seul maître, YHWH (25.424, 55). La solidarité matérielle comme le commandement d’amour sont explicitement étendus à l’immigré (19.34 ; 25.34). Ainsi, malgré l’inégalité propre aux sociétés humaines, l’égalité devant Dieu exige de poursuivre un équilibre : si le pauvre ou le faible doit être protégé de l’oppression (19.13), il ne doit pas être avantagé devant la justice, car l’égalité de traitement manifeste son égale dignité (19.15). L’identité du Dieu saint implique que les statuts ethniques, économiques ou sociaux perdent de leur consistance en droit.

 

Ainsi, à ceux qui, oubliant l’écart qui nous sépare des sociétés antiques, s’offusqueraient de certaines dispositions (existence de l’esclavage, sévérité des sanctions, traitement des épouses…), on peut rappeler que si la loi est donnée par Dieu, elle ne propose pas un modèle de société qui nie toute la culture de l’époque. En prenant acte de certaines pratiques (même déviantes), elle pose des limites et des protections face aux abus5. Il ne faudrait donc pas voir dans chaque commandement l’expression directe d’une justice « absolue », mais bien d’un droit qui prend en compte la dureté du coeur (Mt 19.8). D’ailleurs, dans le Lévitique, on trouve assez peu le terme « juste » ou « justice », mais plutôt les mots « droit », « jugement » liés à l’action dirigée vers plus de justice… Jésus, dans le Sermon sur la Montagne, souligne la radicalité de la justice que la loi mosaïque vise. Si la loi du Lévitique est « juste », elle l’est en traduisant dans son contexte l’intention que vise la justice de Dieu.

 

Ainsi, si le développement d’injustices économiques (pauvreté) et sociales (statut d’esclave ou d’immigré) n’est pas évitable, ses conséquences doivent être limitées par le droit. Le principe du jubilé (25.8s) en est un bon exemple : il pose une limite à l’aggravation des inégalités au sein du peuple6, puisque la cinquantième année était une année de libération des liens de la dette et de l’esclavage pour ceux que la pauvreté avait poussés à se vendre comme esclave. Les terres achetées devaient également être rendues au propriétaire initial, limitant l’extension de la propriété privée. Lors du partage, la terre avait été répartie par tribu, clan et famille, et non selon le mérite7 ou le rang. Lors de l’année du jubilé, les compteurs étaient remis à zéro, espérance qui sera projetée plus tard sur le messie (És 61 ; Lc 4).

* * *

L’absolue sainteté du Dieu de l’alliance permet de fixer normes et principes de justice pour le peuple. Dans ce contexte, l’amour du prochain n’est pas une vertu optionnelle, mais une nécessité de justice : est-ce bien ainsi que nous le comprenons ? De plus, le réalisme du Lévitique, avec sa prise en compte du péché (importance des sacrifices, centralité du jour des expiations), rappelle que la loi invite à une justice plus intérieure, celle qui trouve son accomplissement dans le Christ. Enfin, en insistant sur les personnes et en relativisant les statuts humains associés au rang ou au sang, le Lévitique nous incite à ne pas laisser le droit valider les rapports de force que génèrent les sociétés marquées par le péché.

 

Ces éléments nous permettent peut-être de mieux percevoir l’équilibre de la loi exposée dans le Lévitique, même s’ils n’épuiseront pas les interrogations que soulève le texte. En quoi les lois de pureté contribuent-elles à la compréhension de la justice ? Il nous faudrait un autre article pour commencer à y répondre !

 

J.N.

 


NOTES

 

1. La lecture thématique doit rester cohérente avec l’intention du texte : si notre réflexion s’appuie principalement sur les chapitres 17-26, elle espère être cohérente avec le reste du livre.

 

2. Christopher Wright, L’éthique de l’Ancien Testament, Cléon d’Andran, Excelsis, 2007, pp.305-306

 

3. Ibid.

 

4. S. ROMEROWSKI, article « loi » in collectif, Le Grand Dictionnaire de la Bible, Excelsis, Cléon D’Andran, 2004, p.949

 

5. Ibid, p.948

 

6. Pour ce verset, la plupart des traductions françaises (sauf la Pléïade et la traduction du Rabbinat) utilisent deux termes différents (« …mes serviteurs » – « comme on vend des esclaves ») pour traduire le même mot.

 

7. Par rapport aux femmes, aux esclaves, aux étrangers etc.

 

8. Pour une lecture contemporaine stimulante de la loi du jubilé, voir F de Coninck, La justice et l’abondance, coll. Sentier, La Clairière, Québec, 1997.

 

9. Sauf pour Caleb (cf. Jos 14 ; Jg 1,20)