justice

 

Justice pour la minorité

 

(Exode 23.2)

 

 

Par François-Jean Martin

François-Jean Martin

 

 

 

Exode 23.1-9 est le texte de la loi sur l’exercice de la justice. Nous travaillerons sur le verset 2 (en gras) après un aperçu du contexte.

 

 

 

 

Le texte

 

1 Tu ne colporteras pas de rumeur sans fondement. Ne te rends pas complice d’un méchant par un faux témoignage.

2 Ne suis pas la majorité pour faire le mal et, si tu es appelé à témoigner dans un procès, ne te conforme pas au grand nombre pour fausser le droit.

3 Ne favorise pas un pauvre dans un procès.

6 Ne fausse pas le cours de la justice aux dépens du pauvre dans un procès.

7 Ne te mêle pas d’une cause mensongère et ne cause pas la mort de l’innocent et du juste, car je ne tiendrai pas le coupable pour innocent.

8 Tu n’accepteras pas de pot-de-vin, car les présents aveuglent même des hommes lucides et compromettent la cause des justes.

9 Tu n’opprimeras pas l’étranger qui travaille dans ton pays ; vous savez vous-mêmes ce qu’éprouve un étranger, puisque vous l’avez été en Égypte. »

(Traduction dite du Semeur)

 

 

Le contexte

 

Lors de l’exil à Babylone, l’identité d’Israël qui repose sur le trépied : la terre, le temple et la Torah, risque de disparaître. Des hommes pieux comme Daniel, ses compagnons et d’autres en sont très conscients. Il ne leur reste que la Parole, la terre et le temple ayant disparu, aussi créent-ils la synagogue où l’on étudie cette Parole. Ainsi, se met alors en place un culte centré sur la Parole.

 

Les juifs lisent au cours de leur culte dans la synagogue l’Ancien Testament en trois ans.2 Le texte est divisé en portions appelées parasha.

 

Ce texte est compris dans la 18ème parasha3. Il s’agit d’un recueil de lois, une forme de code pénal civil comprenant des lois très diverses telles que les réparations des torts causés à autrui, le vol, le viol, l’interdiction des prêts à intérêt, les lois de l’année sabbatique, le glanage par les pauvres dans les champs, l’institution des fêtes de pèlerinage et enfin le respect des droits de la minorité. Cette parasha, suite directe au texte du décalogue, est une sorte de catalogue de lois très précises concernant la vie sociale, le rapport à autrui, le droit civil, le droit pénal. Le décalogue dit les grandes règles et on les décline ensuite dans le détail par des décrets d’application.

 

La parasha concernée s’occupe avant tout des lois qui concernent les relations à autrui. Comme l’apôtre Jean l’écrit dans sa première épître (1 Jean 4.20-21), l’accent est mis sur la relation à l’autre comme preuve de la relation à Dieu. Et dans le prolongement de notre parasha, il y aura le texte sur le tabernacle, résidence divine de Dieu sur terre, lieu où l’homme entre en relation avec Dieu. C’est quand les relations à autrui sont assainies qu’on a une bonne relation à Dieu. C’est ce que nous disons avec l’avertissement avant de prendre la cène.

 

Les commentateurs juifs disent la même chose dans Lévitique 19.18 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Eternel. » Autrement dit le rapport à Dieu est précédé d’un rapport exigeant à autrui.

 

 

Une approche du texte

 

Venons-en à notre texte. « Ne suis pas le nombre pour faire le mal ». C’est une dérogation au principe du nombre de la majorité. L’étude du texte de la Torah par des générations a donné le Talmud. Le judaïsme aujourd’hui est une religion du Talmud plus que de la Torah. L’approche talmudique met un fort accent sur les aspects démocratiques. Ainsi la majorité est importante. Mais, dans notre verset on insiste sur l’exception, si la majorité est essentielle, il ne faut pas pour autant dans certaines situations, ne pas laisser la parole, ne pas laisser de place à l’opinion, à la sensibilité minoritaire.

 

Le principe de majorité, donc de la démocratie, est tellement important que dans les tribunaux de droit hébraïque il y a toujours un nombre impair qui siège pour qu’une majorité puisse se dessiner. Le verset que nous étudions « Ne suis pas le nombre pour faire le mal, ni pour fausser le droit. » s’adresse bien sûr d’abord aux juges à qui la Torah demande de ne pas suivre toujours la majorité. Il nous enseigne que même si un des magistrats pense différemment de ses collègues, il ne doit pas dire : « Bien, puisque la majorité pense autrement, il n’est pas nécessaire que je fasse entendre ma voix dissonante. » Au contraire, ce verset nous dit que, toi magistrat, tu ne dois pas avoir peur de parler.

 

Il y a dans le texte biblique une appréhension de la pensée unique, où tout le monde penserait et dirait la même chose ; souvenez-vous du texte sur Babel, en Genèse 11.1, 6 : « À cette époque-là, tous les hommes parlaient la même langue et tenaient le même langage… Alors l’Eternel dit : Voici qu’ils forment un seul peuple parlant tous la même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris de faire ! »

 

Les rabbins juifs ont bien compris cela à tel point qu’ils en arrivent à dire dans le Talmud que quelqu’un condamné à l’unanimité devrait être innocenté automatiquement. Une façon de dire que si aucun des juges n’a d’arguments favorables, c’est louche, ou les juges ont été brouillons, ont bâclé leur travail, ou pire ils étaient corrompus, voire à la solde d’un pouvoir. C’est dire que si personne n’a eu à coeur de prendre la défense de l’inculpé, c’est Dieu qui l’innocente. Et donc il y a un intérêt véritable à faire entendre la voix de la minorité. Entendons-nous, on vient de citer le Talmud et pas la Bible, mais dans cette dernière on parle de principe à vivre, nous sommes rendus attentifs à nous méfier de la pensée unique.

 

On peut illustrer cela par un exemple connu au théâtre, repris au cinéma par Sidney Lumet en 1957 « Douze hommes en colère » avec Henri Fonda. Il y a nécessité d’unanimité des douze jurés, un seul pense différemment des autres et ce qui est remarquable dans le film, c’est justement que cette opinion minoritaire va finalement ébranler les convictions des onze autres jurés. On voit ici l’intérêt de cette opinion qui va progressivement apprendre à penser différemment et à sortir des convictions qui finalement n’étaient pas solides. C’est intéressant que le système judiciaire américain exige l’unanimité des jurés sinon le coupable est innocenté, ici une seule voix différente sur douze suffit à faire libérer la personne. Cela souligne l’importance des voix minoritaires et la responsabilité des jurés.

 

Donc quand la Bible demande au juge d’exprimer son avis et son point de vue, même s’il est singulier et minoritaire, c’est ainsi l’occasion d’éclairer, de donner à penser aux autres juges qui pourraient peut-être revenir sur leur opinion première.

 

Mais les lecteurs de la Torah ne sont pas que des juges, elle s’adresse à tout individu qui lit et écoute le texte biblique. La Bible parle à l’humain avant de parler à des corporations, à des classes ou à des catégories socioprofessionnelles. On trouve cette idée dans l’hassidisme4 disant que les enseignements de la Torah sont sensés parler à tout homme, en tout lieu, en tout temps. Donc il est évident que dans ce principe de ne pas suivre la majorité pour le mal, on peut le transposer à tout un chacun.

 

Il existe deux lectures possibles :

 

La première, est une incitation à lutter contre une certaine forme de conformisme qui consiste à penser que la majorité a raison et que je dois penser comme elle. On sait que beaucoup de majorités dans l’histoire se sont trompées, par exemple à l’élection d’Hitler par la majorité. On peut s’interroger également sur des formes de voyeurisme concernant la peine de mort. Est-ce qu’on va rendre acceptable la peine de mort sous prétexte que les foules se précipitaient pour assister à l’exécution de personnes ? Le nombre n’a pas toujours raison, le nombre peut se tromper. C’est un réflexe humain que de penser que la majorité a raison. On sait que le regard d’autrui formate nos pensées, nos paroles et la Bible nous dit : non la majorité peut se tromper et il faut faire entendre sa parole même si elle est minoritaire. Abraham est un des rares de son temps à croire en un Dieu unique et il a le courage de dire : tant pis même si je suis seul, je ne renoncerai pas.

Il y a un côté rassurant à rejoindre la majorité, cela évite de réfléchir par soi-même et d’aller à l’encontre de ce que tout le monde pense, avec forcément en conséquence un regard que l’on va porter sur vous, un regard accusateur. Il faut du courage pour assumer son mode de pensée.

 

 

La deuxième lecture est : ne suis pas la majorité pour condamner, c’est-à-dire qu’il y a une tendance naturelle chez chacun de nous, lorsqu’on observe quelqu’un qui commet une erreur, de le juger plutôt que de comprendre ce qui l’a amené à cela. Ainsi ce verset nous donne à penser au regard qu’on doit porter sur autrui, qui ne doit pas se limiter au jugement, à la stigmatisation mais qui est aussi une invitation à essayer de voir les racines du mal ; essayer de comprendre ce qui a fait que cette personne a commis de tels faits et ainsi entrer dans une tentative d’empathie, pour sortir d’une forme d’enfermement de la pensée qui n’est que dans le jugement et dans l’accusation.

 

On n’est plus dans le jugement au sens pénal, mais dans le sens des valeurs ; les gens en général stigmatisent, jugent de façon hâtive en considérant que l’autre a mal agi sans considérer, sans gratter ce qu’il y a derrière et donc ce verset nous invite au contraire à le faire, à aller plus en profondeur pour considérer les circonstances particulières qui ont conduit telle personne à fauter. Le grand rabbin né en 112 av. J.-C. à Babylone, Hillel avait une maxime : « Ne juge point autrui avant de te trouver dans la même situation que lui ». Ce qui est impossible et comme on ne s’est jamais trouvé exactement dans les mêmes circonstances que l’autre on doit s’abstenir de porter un jugement radical et définitif sur ses actions. Attention, comprenez-moi, je n’ai pas dit qu’on ne doit pas juger ou condamner, j’ai parlé de ne pas hurler avec les loups.

 

Si de manière générale, le droit hébraïque est très sensible aux principes de majorité, malgré tout il y a une invitation à entendre aussi les voix minoritaires. On peut imaginer combien ces enseignements sont précieux dans la société. Il faut bien évidemment pour vivre ensemble que l’on suive l’avis et l’opinion majoritaire mais que l’on permette à toutes les voix minoritaires de continuer à s’exprimer.

En fait, il s’agit de la condamnation des préjugés qui sont souvent ceux du grand public et ce verset nous invite à remettre en cause un certain nombre d’idées préconçues concernant notre regard sur autrui. Il en va de même dans l’Église : « Sur les choses essentielles : unité ; sur les choses secondes : liberté ; en toutes choses : charité (c’est-à-dire l’amour). »5

 

 F-J.M.

 

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NOTES

 

1. Ce travail a été fait à partir de notes prises au cours d’une émission sur France 2 par le rabbin Michael Azoula. J’ai utilisé le fond du travail exégétique en l’expurgeant des interprétations talmudiques ou en les signalant. Mon approche du texte biblique est bien sûr enracinée dans ma foi chrétienne protestante évangélique et ma théologie est de type calviniste. Les auteurs de cette émission ne peuvent donc être tenus pour responsables de mes propos.

 

2. Au début de la synagogue le texte était lu en une année.

 

3. La parasha(héb. השרפ , « exposé » rendu en français par péricope, pluriel : parashiot ou parashiyyot) est l’unité traditionnelle de division du texte de la Bible hébraïque..

 

4. Forme de pentecôtisme juif rendu célèbre au public par le film Rabbi Jacob

 

5. La phrase, est traditionnellement, mais par erreur, attribuée à Augustin d’Hippone. Elle est d’un théologien luthérien Rupertus Meldenius (1626). Plus récemment on a trouvé qu’elle a été prononcée un peu différemment par un archevêque de Split (1617) : « In necessariis unitas, in dubiis (ou : non-necessariis) libertas, in omnibus caritas. »