cevennol

 

Veillée cévénole 4

 

– Le Tabouret –

 

(Récit du 17ème siècle)

 

Par François-Jean Martin

François-Jean Martin

 

 

Comme promis, notre revue vous invite régulièrement à participer à une veillée cévenole. Vous vous êtes emmitouflés et êtes venus à pied sur le chemin qui longe les terrasses où vous apercevez les vieux troncs tourmentés des châtaigniers. D’autres personnes, des voisins, des amis, montent comme vous, vous voyez la lumière de leur lampe. Devant vous, vos hôtes ont allumé leur lanterne à l’entrée de la vieille magnanerie. Ils vous accueillent en occitan et vous font entrer dans une pièce importante par la taille où une grande cheminée montre un feu agréable. Des grilles sont déjà sur des braises et un panier de châtaignes est tout près, un chaudron est aussi suspendu d’où sort l’odeur de la soupe de châtaignes. Les chaises et bancs sont disposés autour de l’âtre, une grosse et vieille Bible est ouverte sur la table et les discussions vont bon train, interrompues par les salutations joyeuses des derniers arrivés. Bienvenue en pays cévenol !

Ces veillées cévenoles permettaient aux protestants de se retrouver et c’est là qu’en occitan se retransmettait la force de la foi protestante autour de la Bible et des témoignages des héros de la foi. Cette transmission était essentielle pour les enfants et les jeunes, elle donnait l’identité et soudait les communautés.

Aujourd’hui, non pour exalter des hommes, mais pour nous souvenir de nos racines protestantes et pour exalter leur Maître et le nôtre qui est fidèle aux siècles des siècles, je vous propose un de ces témoignages1. Nous avons gardé volontairement le style et les vieux mots du passé pour rester dans l’atmosphère. Bonne soirée !

 

La révocation de l’Édit de Nantes, longtemps suspendue comme une épée de Damoclès sur la tête de nos pères, était un fait accompli. Les prisons, les bagnes, les galères regorgeaient de confesseurs2 et de martyrs.

 

MALGRÉ TOUT, LA PLUPART DES RÉFORMÉS NE POUVAIENT SE RÉSOUDRE À SE SÉPARER DE

CETTE VIEILLE BIBLE, SAINT HÉRITAGE DE FAMILLE, COMPAGNE INDISPENSABLE DES BONS

ET DES MAUVAIS JOURS.

bible-bougieLes dragons de Louis XIV, les bourreaux, toute honte bue, faisaient merveille contre des hommes, des femmes et des enfants sans défense. Une partie de la grande famille française, fidèle à la religion proscrite, était en proie à un terrorisme d’État. Les protestants qui n’avaient pas été inquiétés encore s’attendaient à l’être à leur tour. Étant données les violations de domicile opérées chaque jour au nom de Sa Majesté très chrétienne, les perquisitions minutieuses auxquelles se livraient ses agents, il était bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’échapper à la persécution. Outre l’espionnage pratiqué sur une vaste échelle, encouragé à prix d’or, élevé même au rang d’une vertu, mille autres indices mettaient naturellement sur la piste les limiers royaux au flair si exercé. Certains livres de piété, la Parole de Dieu surtout, trahissaient, dénonçaient l’hérétique, et la découverte d’une Bible sous un toit quelconque, chaumière ou château, suffisait pour y attirer la désolation et la ruine.

 

Malgré tout, la plupart des réformés ne pouvaient se résoudre à se séparer de cette vieille Bible, saint héritage de famille, compagne indispensable des bons et des mauvais jours. Ils y tenaient plus que le marin ne tient à sa boussole, plus que le soldat à son drapeau. C’était pour eux la boussole divine qui dirige à travers les écueils de ce monde, vers la patrie céleste, l’étendard de leur foi, de leur salut et de leur liberté. Le désir de la soustraire aux mains brutales de l’ennemi les rendit parfois ingénieux au-delà de toute expression. En voici un exemple entre bien d’autres :

 

En 1686, le château de N. était habité par une noble famille3 dont les ancêtres avaient embrassé la foi évangélique dès l’aurore de la Réforme. Généralement estimée, aimée dans le pays, elle avait été épargnée jusqu’alors par l’oppresseur ; mais le jour approchait où elle devait payer, comme les autres, son tribut au fanatisme. Le père, homme de tête et de coeur, ne se berçait pas d’illusions à ce sujet et se préparait en silence à émigrer avec les siens en Amérique. Pour mener à bien un pareil projet, il fallait tout d’abord déjouer autant que possible les premières perquisitions qui pouvaient se produire d’un moment à l’autre. Il commença donc par faire disparaître de sa bibliothèque tous les livres tant soit peu suspects d’hérésie. Mais la Bible, la Bible où ses aïeux, héroïques compagnons des Coligny, des Rohan, des La Force, avaient inscrit leur nom de leur propre main, cette vénérable Bible, confidente et témoin de leurs douleurs, et dans laquelle il puisait chaque jour, à leur exemple, sa nourriture spirituelle et celle de sa famille, comment la dérober aux recherches de l’adversaire et continuer, sans danger d’être surpris, à la lire au culte domestique ?… Après avoir bien réfléchi, il s’arrêta au moyen suivant :

 

Dans la grande salle du château, richement meublée, se trouvaient plusieurs tabourets de forme élégante. Il prit celui qui frappait le moins les regards, le retourna sur le dos, l’ouvrit, le dégarnit d’une partie de sa bourre et la remplaça par le précieux volume, qui y entrait comme dans un étui vraiment fait exprès. Cette opération terminée, il fixa de nouveau la planche de dessous de façon à pouvoir ouvrir et fermer à volonté. Grâce à cet innocent subterfuge, on put chaque jour entendre encore chez lui la lecture du livre divin, sans l’exposer à tomber entre les mains sacrilèges.

 

Quelque temps après, en effet, une perquisition eut lieu au nom du roi, mais en vain. Parmi les missionnaires bottés4 qui en furent chargés, nul ne se douta, en sortant de la salle d’honneur, qu’il eût passé et repassé si près du trésor de la maison huguenote.

 

Comme ils n’avaient rien trouvé de compromettant, les sbires se retirèrent, déterminés sans doute à attendre une occasion plus propice d’arriver à leurs fins. On ne leur en donna pas le temps. Huit jours s’étaient à peine écoulés que, toutes précautions prises, la famille gagnait heureusement Le Havre et s’embarquait pour le Nouveau Monde, où ses pieux descendants conservent encore le précieux tabouret.

 

Quel amour que l’amour de nos pères pour leur Bible ! Quelle large place elle tenait dans leur foyer et dans leur vie ! En tient-elle une semblable parmi nous ? Apportons-nous autant de soins à la préserver de la poussière, qu’ils en mettaient à la préserver des dragons ?…

 

Protestants qui lisez ces lignes, vous avez tous une Bible de famille où votre pasteur a inscrit votre nom et celui de votre compagne le jour de votre mariage, où vous pouvez inscrire vousmêmes le nom de vos bienaimés, de ceux qui arrivent et de ceux qui partent, rendez donc désormais à ce livre sacré la place qu’il doit occuper dans votre foyer, dans vos affections, et ce qu’il était pour vos pères, il le sera pour vous : une source inépuisable de lumière, de justice, de consolation et de liberté !

 

François-Jean Martin

 


 

NOTES

 

1. Ce texte est un résumé adapté d’une histoire intitulée Le Tabouret, paru dans les Veillées cévenoles, J-T. Martin, Société des publications morales et religieuses, Toulouse, 1897.

 

2. Personnes qui confessaient leur foi publiquement.

 

3. Ce texte a été adapté d’un récit du XVIIe siècle, où l’on a évité de donner le nom du château et de la famille à cause des persécutions.

 

4. Nom donné aux dragons du roi envoyés contre les protestants.