Les blessures de l’enfance et leurs conséquences

 jeune1

PHOTO : Thomas Claveirole

 

 

Par Monique de Hadjetlaché

MONIQUE DE HADJETLACHÉ

 

En 2001, Dr. Monique de Hadjetlaché, psychiatre et psychanalyste, donnait une série de trois conférences à l’invitation de l’association « Signe de Vie-Sida », à Avignon, sur le thème « Les blessures de l’enfance et leurs conséquences chez l’adulte ». Ces interventions ont fortement marqué l’esprit des auditeurs, autant par leur pertinence pratique, leur sensibilité et leur intelligence que par la capacité de l’oratrice à relier savoir psychologique et foi d’une manière accessible à chacun. Cet article, adapté par Jonathan Hanley, résume ces conférences et en reprend quelques phrases clés.

 

 

TOUT CE QUI FAIT MAL N’EST PAS BLESSURE

 

Certaines expériences douloureuses sont incontournables et font grandir. D’autres pourraient détruire… mais ne le font pas forcément.

 

La naissance est déjà un traumatisme, une blessure. L’entrée sur terre pour le petit être humain est une réelle épreuve, pourtant indispensable pour vivre. Le premier cri du bébé est l’expression de cette douleur, mais en même temps déploie les poumons pour respirer. Ce premier cri marque aussi la première perte : celui du lieu protégé, calfeutré, du ventre maternel. La vie commence dans la douleur et la perte ! Mais c’est un passage pour accéder à la vie. L’humain est d’emblée marqué par le manque et l’incomplétude… et il gardera toujours la nostalgie d’une mythique complétude, y compris dans sa quête spirituelle.

 

Plus tard, l’enfant ressentira les interdits comme des douleurs. Ils sont pourtant constitutifs de l’éducation nécessaire. Le livre des Proverbes contient plusieurs passages forts qui vont dans ce sens. À l’époque contemporaine, nous devons à Françoise Dolto une vision positive et nouvelle des limites et des interdits. À propos des blessures ou sevrages nécessaires à la croissance, elle utilise l’image du jardinier : pour qu’une plante se développe, il va falloir la tailler, mais pas n’importe comment. Avec chaque taille, il y a toujours une perte. Grandir, c’est accepter de perdre. La psychanalyse insiste sur la valeur de l’interdit qui structure. (Je pense d’ailleurs que les sevrages décrits par Françoise Dolto pourraient être réfléchis avec bénéfice en ce qui concerne la maturation des chrétiens dans l’Église).

 

 

QU’EST-CE QU’UNE BLESSURE, ET COMMENT AIDER ?

 

Une blessure est ce qui va ouvrir une plaie au physique ou au psychique. Et les deux sont liés. Les atteintes physiques, qui sont fréquentes chez les enfants (fracture, chute, etc.), ne sont vécues comme blessures qui laissent des traces que lorsqu’y est associé autre chose : une hospitalisation avec une séparation mal vécue, une peur qui n’a pas pu être apaisée, ou une situation où l’enfant s’est senti nié comme personne par des soins très techniques qui ne tiennent pas compte de l’humain. Si l’enfant ne rencontre pas des oreilles qui peuvent écouter sa détresse et l’aider à penser qu’il vaut encore quelque chose, il peut en sortir gravement perturbé.

 

Les enfants ont de grandes capacités pour projeter dans leurs dessins et leurs jeux ce qui fait traumatisme pour eux. La parole est importante, mais parfois l’enfant ne peut rien dire d’un traumatisme, ce qui n’empêche pas qu’il faut lui en parler. Le plus souvent, les adultes fuient et prétendent que c’est pour épargner l’enfant. Le résultat est alors pire que le mal.

 

Pour aider, il ne suffit pas de « désinfecter ». On ne verse pas d’alcool à 90° sur une blessure. On s’occupe avec douceur de celui qui la porte. Dans le récit du « Bon Samaritain », nous voyons le voyageur prendre du temps pour s’occuper du blessé. Jésus lui-même s’est approché parfois brutalement des gens bien-pensants, mais avec délicatesse de ceux qui souffrent.

 

 

TRANSMISSION ET BLESSURES : LE RÔLE DES PARENTS ET DE L’ENTOURAGE

 

L’enfant petit est dans une dépendance absolue de son environnement affectif. Il est comme une éponge qui s’imprègne de tout ce qui l’entoure. C’est dire combien les émois des adultes se transmettent aux enfants, font traumatisme pour eux, laissant des traces parfois indélébiles, des blessures qui vont rester ouvertes la vie entière… à moins qu’une parole libératrice ne vienne rompre cette fatalité.

 

Nous avons tendance à penser que le mal vient d’ailleurs, de l’extérieur, et que les blessures de la vie seraient les évènements négatifs qui nous arrivent… Or l’expérience nous montre que la réaction intérieure joue un rôle important.

 

Il y a des gens à qui tout semble réussir. D’autres semblent toujours se battre contre un sort défavorable. Or, à y regarder de plus près, il n’est pas exact que ceux à qui tout paraît sourire soient exempts de blessures, de soucis… mais leur façon de les appréhender n’est pas du tout la même. Certains sont blessés là où d’autres ne se sentiront même pas offensés. À quoi cela tient-il ? En grande partie à ce qui été transmis dans l’enfance.

 

En tant que parents, nous transmettons forcément une image de la vie. Cette image peut être négative ou inquiétante : le monde est pourri… le travail, bof… les enfants, vivement qu’ils s’en aillent ! L’enfant a toutes les chances d’intérioriser ce modèle, et de se poser alors en victime d’un monde qui le blesse. Mais l’image transmise peut aussi être positive : la vie est passionnante, les gosses c’est super… les collègues c’est sympa de les rencontrer… Et l’enfant peut partir confiant dans la vie. Normalement, nous sommes entre ces deux extrêmes, mais il y a quand même des tonalités dominantes, et nos enfants les intègrent parfaitement, pour leur bien ou leur malheur !

 

Dans le domaine de la foi, la perception du Dieu d’amour ne peut que donner confiance qu’on est aimé tel que l’on est… Mais attention à une vision manichéenne du monde, où l’enfant entendrait qu’en dehors du monde chrétien ce n’est que pourriture. N’oublions pas que les chrétiens n’incarnent pas toujours le bien, et que Dieu a placé des choses bonnes en tout être humain.

 

 

NOUS SOMMES PORTEURS DE CE QUE NOUS TRANSMETTONS

 

Nous transmettons par ce que nous disons, par ce que nous faisons et par ce que nous sommes. Cela peut être conscient, ou se faire à notre insu. Nos attitudes se transmettent malgré nous, comme par exemple une trop grande tolérance, ou une soumission exagérée, ou des attitudes coléreuses… Et l’on a tendance à reproduire ce que l’on a connu, alors même qu’on en a été victime et qu’on en a souffert.

 

Nous n’avons pas besoin d’être parfaits. Notre rôle est autre : il est d’être porteurs. Nous sommes porteurs de quelque chose que nous ne possédons pas, à la recherche d’une vérité extérieure à nous. La parole que je transmets, je ne la possède pas, je ne la connais que partiellement, et l’autre la fera sienne ou pas. Ma responsabilité est seulement d’être porteur. Cela nous permet d’accepter que nos enfants questionnent nos attitudes, nos croyances, notre foi… Et cela nous interroge : Quelles questions refusonsnous de nous poser, pour avoir si peur qu’on nous les pose ? Au point parfois d’interdire à nos enfants de les poser.

 

 

ÉGLISE ET PROFESSIONNELS « PSY » : UNE NÉCESSAIRE COMPLÉMENTARITÉ

 

Le message biblique, qui donne un sens à la vie, donne une autre dimension à la blessure, à condition qu’il ne serve pas à dénier la souffrance et la mort. L’amour fraternel est très important. Par exemple, des personnes blessées dans la transmission affective familiale peuvent trouver par la foi et dans l’église une autre lignée… un Père, des frères et soeurs. Cette lignée ne peut pas remplacer ce qui n’a pas eu lieu, ou a été raté, et il faut l’assumer. Elle peut néanmoins faire découvrir d’autres possibles qui viennent changer la vie.

 

Mais certaines blessures sont si profondes, si enfouies dans l’inconscient, ou reliées à des conflits infantiles, que l’écoute d’un professionnel formé est nécessaire pour aider à en cerner les contours. Il ne faut pas opposer aide psychothérapeutique et foi. L’intelligence donnée à l’homme vient de Dieu. Si elle est mise au profit du bien et non du mal, alors il n’y a pas lieu de l’opposer à la foi.

 

Comme parents et comme accompagnateurs spirituels, même si nous faisons ce que nous pouvons, nous ne pouvons éviter à nos enfants et aux autres chrétiens de se blesser, d’être confrontés à des choses qui leur font mal. Nous ne pouvons pas leur éviter la vie, avec son cortège de joies et de peines.

 

Par contre, nous pouvons éviter de les laisser seuls face à tout cela.