Une autorité émancipatrice…

 

 

Par Jacques Nussbaumer

Jacques Nussbaumer

 

 

QUELQUES PRINCIPES DANS L’ENSEIGNEMENT DE L’APÔTRE PAUL

Il est devenu bien délicat de traiter le thème de l’autorité aujourd’hui. La conscience des nombreux excès passés et présents suscite une méfiance alimentée par la crainte de voir toute autorité dévier en autoritarisme. Cette réalité touche également nos Églises, où les abus liés à l’autorité affectent profondément la confiance nécessaire aux relations dans le corps de Christ. Et pourtant, l’Église, qui est au coeur du projet de salut pour l’humanité, implique l’exercice de l’autorité ! En observant brièvement la manière dont l’Apôtre Paul a compris et mis en oeuvre sa propre autorité, nous verrons qu’il s’est en fait inspiré de l’enseignement de Jésus qui est bien subversif par rapport aux conceptions et pratiques courantes…

 

 

L’APOSTOLAT DE PAUL

 

L’autorité apostolique est unique.

Il faut commencer par donner quelques éléments à propos du ministère très particulier des Apôtres. L’autorité des Apôtres présente un caractère unique : elle relève de l’une-fois-pour-toutes du salut, c’est-à-dire de l’événement de la Révélation de Jésus-Christ. Il n’y a aujourd’hui plus d’Apôtre dans ce sens1. Leur autorité était liée à la venue de l’Esprit sur eux pour leur rappeler l’enseignement de Jésus (Jn 14.26), les conduire dans toute la vérité (Jn 16.13), tandis qu’ils étaient envoyés dans le monde (Jn 17.18). Leur enseignement nous a été laissé au travers des textes du Nouveau Testament comme fondement de la foi (Ép 2.20). Même si tous les livres qui le composent n’ont pas été directement écrits par des Apôtres (Marc, Luc, Hébreux…), on peut plaider que ces derniers les ont « validés »2. C’est ainsi que ces Écrits peuvent être considérés comme « Parole de Dieu », ayant l’autorité de Dieu lui-même, ce qui n’est le cas d’aucun enseignement ultérieur, même donné par les plus brillants docteurs de l’Église !

 

L’autorité apostolique est déléguée.

Lorsque l’on étudie la manière dont Paul comprend son ministère d’Apôtre, on observe d’abord que cette autorité est déléguée par le Seigneur : Paul est Apôtre de Christ (1 Co 1.1). Les Apôtres ne parlent et n’agissent pas d’eux-mêmes, à partir de leurs qualités de leader ou des vertus particulières qui les qualifieraient d’emblée pour ce ministère (2 Co 3.5-6). C’est l’appel de Dieu (Rm 1.1 ; Ga 1.1 ; 15-16), le cadeau de l’apostolat (Rm 1.5 ; 1 Co 15.9-10), qui implique la mobilisation de toutes leurs capacités et vertus pour ce service qui leur a été confié. Mais si parler en tant qu’Apôtre c’est donc être revêtu d’une autorité qui est en fin de compte celle de Dieu lui-même (1 Co 14.37), gare aux confusions ! L’Apôtre n’est pas Dieu et n’utilise pas Dieu pour affirmer sa propre autorité. C’est l’inverse : il n’a pas d’autorité propre, sinon celle qui lui est déléguée par le Seigneur qui l’a appelé. C’est une responsabilité qui implique qu’il est comptable de son ministère auprès de Dieu. L’Apôtre est fondamentalement un ambassadeur (2 Co 5.20), il représente Christ dans son ministère et communique ce qui vient de lui. C’est dans ce cadre qu’il exerce l’autorité, mise en oeuvre dans la dépendance et l’écoute de Dieu. L’Apôtre renvoie l’Église à l’autorité ultime de Dieu, et Paul insiste en général bien plus sur l’autorité de son message que sur la sienne !

 

L’autorité apostolique est liée à la mission des Apôtres.

Rappelons encore que l’autorité unique des Apôtres était liée à leur mission unique, celle de poser les fondements de l’Église de Jésus-Christ à partir de son enseignement. Il ne s’agissait donc pas d’exercer un pouvoir indéterminé sur des communautés, mais d’enseigner et corriger des doctrines et des pratiques en fonction de l’enseignement du Seigneur. L’enseignement de Paul, Apôtre des nations (Ép 3.8), a ainsi consisté à transmettre les Paroles de Jésus en les comprenant dans le contexte particulier des Églises pagano-chrétiennes et à la lumière de l’oeuvre de Christ. Il comprend donc à la fois des instructions normatives et une manière d’interpréter la vie chrétienne à la lumière de Christ. L’autorité apostolique est donc circonscrite par l’objet de la mission, et c’est ainsi qu’il faut comprendre l’autorité disciplinaire de Paul, qui était intransigeant sur toute pratique ou doctrine pouvant altérer l’Évangile. Il n’hésitait alors pas à reprendre sèchement ceux qui, par leur enseignement ou leur pratique, risquaient de faire dévier l’Église par rapport à la bonne nouvelle de Jésus- Christ (Ga 1.6-9).

 

Nous comprenons ainsi qu’il n’est pas possible de transférer directement les caractéristiques de l’autorité apostolique sur les responsables de l’Église aujourd’hui. Il faut procéder par analogie, en comprenant comment les principes qui président à l’autorité apostolique unique peuvent avoir une application dans l’Église aujourd’hui. Les Anciens, Diacres, ou membres d’église n’ont pas l’autorité des Apôtres, même si leur autorité relative est également déléguée par Dieu, limitée, et liée à la mission ou au service de chacun dans l’Église.

 

 

L’EXERCICE DE L’AUTORITÉ APOSTOLIQUE

 

Une autorité sur le modèle de Jésus.

Poursuivons notre réflexion en donnant quelques éléments sur la manière dont les apôtres ont exercé leur autorité dans l’Église. On peut observer que l’autorité des Apôtres s’est exercée en fonction de l’enseignement de Jésus, particulièrement subversif lorsque l’on prête attention au principe qu’il a lui-même posé : une autorité sans domination, caractérisée par le service, et le service d’un esclave, selon le modèle du Fils de l’homme (Mc 10.42- 45). L’autorité est fondamentalement au service des autres, grands ou petits/ faibles (Mt 25.40). Son exercice implique donc une dimension de don et, même, de don de soi en faveur des croyants, comme Paul le pensait lui-même (Ph 2.17). Si l’on prend au sérieux cette dimension, certains aspects négatifs souvent associés à l’autorité sont complètement renversés. Il ne s’agit jamais de prendre le pouvoir sur les autres, mais de les servir au nom de Christ pour qu’ils puissent volontairement et librement reconnaître l’autorité de Dieu en Christ. L’exercice de l’autorité apostolique a donc une dimension émancipatrice lorsqu’on la comprend comme il se doit à la lumière de l’enseignement de Jésus, pour favoriser la « croissance du corps » (Ép 4.11-16), préservant la libre appropriation de l’Évangile proclamé. L’autorité de la Parole par l’Esprit agit de l’intérieur du croyant et ne s’impose pas de l’extérieur, même pas par un Apôtre !

Hautes-herbes, par Franck Vervial

 

hautes-herbes

 

L’exemple de Paul.

La dimension subversive de l’autorité définie par Jésus s’exprime remarquablement dans la vie de l’Apôtre Paul. Pour plaider en faveur d’Onésime, l’esclave fugitif de Philémon, Paul n’use pas de son autorité, mais veut convaincre en faisant appel à la nature de sa relation avec Philémon, à l’amour qu’il observe chez son collaborateur, ainsi qu’à la compréhension de la nouvelle identité en Christ de l’esclave Onésime. Paul résume ailleurs sa pratique en rappelant qu’il aurait pu, en tant qu’apôtre du Christ, imposer son autorité, mais qu’il a préféré la douceur (1 Th 2.6-7). L’autorité est d’autant plus efficace qu’elle n’est pas revendiquée et ne se fait pas pesante ! Paul a d’ailleurs pu parfois passer pour un « faible » (2 Co 10.10). En effet, des « super-apôtres » utilisaient leurs talents oratoires ou leurs expériences mystiques pour affirmer leur propre autorité contre celle de Paul (2 Co 11.5-6 ; 12.1s). Celuici, à l’inverse, a été amené à comprendre sa faiblesse comme une condition de l’action de l’Esprit à travers lui, de manière à ce que Christ seul soit exalté, et non sa propre autorité apostolique (2 Co 12.10 ; cf. 1 Co 2.3-5). Dans les situations de tension face à l’Église de Corinthe, Paul a d’ailleurs cherché à éviter les rapports conflictuels (2 Co 1.23-2.1), parce qu’il considérait que sa mission ne consistait pas à « régenter » la foi des Corinthiens (1.24), mais à collaborer avec eux. Il souhaitait convaincre en s’en remettant au jugement des hommes (2 Co 4.2 Sem), et préférait la douceur à l’usage du « bâton » (1 Co 4.21) ! Néanmoins, à deux reprises, à cause de la situation à Corinthe, Paul a été amené à assumer le rapport de force en menaçant d’un exercice plus musclé de son apostolat non pour s’imposer, mais parce que l’Évangile lui-même était attaqué (2 Co 11.4 ; 13 ; cf. 1 Co 1-4). C’est ainsi qu’il a été contraint de défendre et démontrer son autorité apostolique, promettant envers ses détracteurs une démarche moins pacifique (2 Co 13.23 ; 10)

 

L’autorité d’un « modèle ».

De manière assez symptomatique chez Paul, c’est dans la dimension de modèle que son autorité s’exprime le plus. Il enseigne les chrétiens en leur montrant comment l’Évangile s’incarne en lui et chez les autres chrétiens (1 Th 2.6 ; 14). Il souhaite se poser en modèle à imiter, en père plus qu’en surveillant, sans humilier (1 Co 4.14- 16). Mais précisons bien qu’imiter n’est pas cloner ! Il faut souligner la capacité de Paul d’adapter son enseignement et sa pratique au contexte dans lequel il servait. Je me suis fait tout à tous (1 Co 9.22) implique une grande liberté laissée aux chrétiens pour exprimer leur propre vie de foi dans le contexte particulier dans lequel ils vivent et selon leurs convictions (secondaires) parfois différentes (Rm 15). C’est l’Évangile seul qui est la puissance (Rm 1.16 ; 1 Th 1.5), par l’Esprit, pour convaincre les hommes au travers de l’enseignement que Paul donne et incarne.

 

 

LES RELATIONS MUTUELLES

 

Renversement.

La pratique de Paul nous montre qu’il a refusé d’exercer son autorité d’une manière qui impressionnerait en valorisant son pouvoir, sa puissance. L’autorité comprise à la lumière de la croix se définit et se pratique à la lumière du service et de l’humiliation du Fils en notre faveur. Nous avons ici un principe utile pour l’exercice de l’autorité de l’Église. Ce qui pose difficulté dans les relations mutuelles quant à l’autorité, ce sont les rapports de force qui conduisent à opposer autorité et liberté, ou à imposer l’autorité de l’un sur les autres ou contre l’autorité d’un autre. C’est une des sources des conflits dans nos Églises, qui trouvent leur racine principalement dans la rivalité des désirs égoïstes (Jc 4.1), conduisant à vouloir absolument s’affirmer soi-même face à l’autre. L’autorité dont parle Jésus ne se fonde pas sur l’opposition des ego, mais s’ancre dans la désappropriation volontaire du pouvoir et le service mutuel… Ce dernier implique la reconnaissance de l’autre, d’une part, et la redevabilité de tous au même Seigneur, d’autre part.

 

Le principe du renoncement.

Le lien que fait Jésus entre l’autorité et le service explique l’insistance de Paul sur la manière de vivre les relations renouvelées dans le corps de Christ, avec l’unité et la paix comme buts, et le renoncement volontaire comme moyen (Ép 4.1-3 ; Ph 2.1-11). C’est Christ qui constitue le modèle, montrant que l’autorité la plus élevée doit viser la qualité des relations, qui exclut la domination, le pouvoir personnel. À cause du péché, elle s’exprimera d’abord dans la patience et le pardon mutuel.

 


NOTES

 

1. Nous nous référons ici à l’Apostolat des Douze et de Paul. On peut admettre dans le NT un sens plus faible où l’apôtre est simplement « envoyé » par une Église pour une mission particulière, et toujours valable aujourd’hui.

 

2. Voir Sylvain Romerowski, Qui a décidé du canon du Nouveau Testament ?, Nogentsur- Marne et Charols, Éditions de l‘Institut Biblique et Excelsis, 2013.