Le pouvoir et ses pièges

 

 

Par Frédéric De Coninck

Prédicateur dans une Église mennonite de la région parisienne,

chercheur en sociologie et responsable du laboratoire d’excellence Futurs Urbains, à Marne-la-Vallée.

 

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Il existe un petit texte de Blaise Pascal que toute personne en position d’exercer un pouvoir devrait avoir lu. Cela la renseignera sur le risque de se croire plus qu’elle n’est, autant que sur le risque que les autres croient qu’elle est une personne hors du commun, une fois qu’elle a accédé au pouvoir.

 

 

Photo par Yann Piriou

 

Ces Trois discours sur la condition des grands sont un ensemble d’exposés éducatifs tenus par Blaise Pascal à un futur duc. Ils ont été retranscrits et publiés après sa mort par un de ses disciples. L’ensemble est facile à trouver sur Internet. Le total couvre à peine trois pages d’une exceptionnelle densité. Le contexte est celui d’une société d’Ancien Régime, où les nobles pensent être une race à part du commun des mortels et tenir leur pouvoir directement de Dieu. Cela rend le point de vue de Pascal d’autant plus audacieux. Mais le plus frappant est qu’il garde une grande partie de sa pertinence aujourd’hui, où nous pensons être dans une société démocratique. Pascal commence par une parabole : « Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas ». Voilà, dit Pascal, quels devraient être les sentiments de toute personne exerçant un pouvoir : il est placé au lieu où il exerce un pouvoir, mais le lieu, le montage institutionnel, les règles mises en oeuvre pour exercer du pouvoir importent plus que sa personne. Il doit se souvenir qu’il ne tient pas son « titre de nature, mais d’un établissement humain ».

 

Le souverain peut penser qu’il est un être d’exception, mais, parfois, ce sont ses sujets qui le pensent. Il se peut, pour citer à nouveau Pascal, que « la pensée publique l’élève au-dessus du commun des hommes ».

 

Cette première considération me renvoie vers une critique constante de la royauté, dans l’Ancien Testament, que l’on trouve, par exemple, dans la prophétie contre le prince de Tyr, en Ézéchiel 28 : Parce que tu t’es enorgueilli, que tu as dit : Je suis un dieu, je siège sur un trône divin au coeur des mers ; alors que tu es homme, et non Dieu, parce que tu t’es cru égal aux dieux… (Éz 28.2)

 

Photo par Yuichi Sakuraba

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Elle me renvoie, également, vers l’expérience troublante des projections que j’ai pu éprouver lorsque je me suis retrouvé en position d’autorité (dans l’Église comme hors de l’Église), où, manifestement, des personnes surestimaient mes capacités. J’en trouve l’écho dans la mise en garde que Paul adresse aux Corinthiens qui se laissent manipuler trop facilement par des personnes qui ont pris le pouvoir dans leur communauté : Vous supportez qu’on vous asservisse, qu’on vous dévore, qu’on vous dépouille, qu’on vous prenne de haut, qu’on vous frappe au visage (2 Co 11.20).

 

L’étude de la confusion entraînée par la situation de pouvoir se poursuit dans le deuxième discours, où Pascal distingue ce qu’il en est des règles de l’obéissance et ce qui relève du respect dû à d’autres ordres de grandeur, « comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force ». Or il n’y a nulle raison de confondre les deux ordres de choses. Puisque vous êtes duc, dit Pascal, je me découvrirai devant vous. Mais ne me demandez pas de vous estimer, par principe, pour vos qualités.

 

C’est sans doute là l’une des confusions les plus répandues, aujourd’hui encore. Les citoyens s’étonnent sans cesse que leurs élus ne soient pas des gens plus moraux qu’eux-mêmes. L’Ecclésiaste, familier du fonctionnement des cours royales dit ce qu’il en est en quelques mots : La course n’appartient pas aux plus robustes, ni la bataille aux plus forts, ni le pain aux plus sages, ni la richesse aux plus intelligents, ni la faveur aux plus savants (Ec 9.11). Le fait d’occuper une fonction centrale, dans l’espace social, relève d’un autre ordre de choses que l’échelle des qualités que l’on peut attribuer à une personne.

 

David, sans doute celui qui avait le mieux compris les limites de la fonction royale, dans l’Ancien Testament, refuse de tuer Saül, le roi pervers, qui est à sa merci. Je ne porterai pas la main sur lui, dit-il, car il est le messie du Seigneur (1 S 24.7). Il y a, d’un côté, le jugement moral sur Saül qui ne fait aucun doute, mais il reste, de l’autre côté, le pouvoir et ses règles : David sait que s’il transgresse ces règles il portera atteinte à quelque chose qui va au-delà de sa personne et de celle de Saül. Il se fera, pour le coup, l’égal de Dieu en s’autodésignant comme roi via un assassinat.

 

Le troisième discours est peut-être le plus dégrisant pour qui se nourrit des flatteries des courtisans. Pascal explique au futur duc que les personnes ne lui obéissent que par intérêt. Avoir le pouvoir, dit-il, c’est « être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient (même) pas ».

 

Quiconque a fait l’expérience de mettre fin à l’exercice d’un pouvoir connaît ce sentiment étrange de retourner à l’anonymat, de devenir soudain quelqu’un de beaucoup moins écouté, de moins regardé, de moins intéressant. Il ne faut pas se leurrer, les puissants ne sont pas les seules personnes atteintes par le péché. Ceux qui leur tournent autour sont autant concernés par la « concupiscence », pour parler comme Pascal. Les rois chutent de leur trône quand ils deviennent moins efficaces. Les élus sont battus aux élections si l’abondance n’est pas au rendez-vous.

 

En fin de compte, dit Pascal, je ne vous ai parlé que d’une question secondaire. « Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition ».

 

Mais, y compris dans ce que nous pensons être le « royaume de charité », il y a beaucoup d’individus qui font naufrage parce qu’ils pensent (ou parce que les autres pensent) qu’ils sont d’une étoffe supérieure. Celui qui a le don de présider (Rm 12.8) doit savoir qu’il n’a qu’un don parmi d’autres. Il est « autorisé » à coordonner l’action d’un collectif. C’est à cela que se limite son « autorité ».