Dietrich Bonhoeffer : un flambeau dans les ténèbres

 

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Au cours de mes études, j’ai été amené à parcourir des ouvrages de théologiens bien divers par leur pensée, leur position théologique et leur approche de l’Écriture. L’un d’eux, Dietrich BONHOEFFER m’a beaucoup appris, il a été comme un point lumineux sur ma route. Deux de ses ouvrages m’ont alors touché : « Le prix de la grâce » et « De la vie communautaire ». Pour vous donner le goût de lire ces livres, plutôt que d’en faire une recension je préfère vous décrire l’homme et les circonstances dans lesquelles ces livres ont été écrits. Il n’en auront que plus de valeur pour vous.

 

 

Dietrich Bonhoeffer : son cadre de vie

Dietrich Bonhoeffer est né le 4 février 1906 à Breslau en Allemagne. Il appartient avec sa sœur jumelle et ses six autres frères et sœurs à la haute bourgeoisie. En 1912, sa famille s’installe à Berlin où le père médecin vient d’être nommé à la chaire de psychiatrie de l’université. Au printemps 1918, son frère Walter est envoyé au front, deux semaines plus tard, il est tué. Ce deuil ébranle la vie de la famille et du jeune Dietrich.

 

Après la guerre, malgré les efforts de la jeune république de Weimar, la situation en Allemagne au niveau économique et politique devient rapidement catastrophique. Le 24 juin 1922, depuis les fenêtres de sa classe au lycée Grünewald, Dietrich assiste aux côtés de la nièce du ministre Walther Rathenau à l’assassinat de ce dernier. Le pouvoir est à prendre dans la rue, beaucoup s’y emploient. La misère est terrible. L’amertume face aux clauses trop dures du traité de Versailles jette les Allemands dans les bras des partis revanchards, belliqueux et extrémistes.

 

Son baccalauréat en poche, Dietrich Bonhoeffer opte pour des études de théologie à l’Université de Tübingen. Bien que leur mère leur ait transmis une éducation religieuse, la famille n’est pas pratiquante. Il dira plus tard : « Chez nous, on va à l’Eglise et quand on rentre, c’est une autre vie qui commence ». Tout en respectant son choix, sa famille ne manifeste guère d’enthousiasme pour sa décision. A son frère Klaus qui tente de lui montrer la triste situation de l’Eglise protestante d’Allemagne, il répond « Si l’Eglise est médiocre, je la réformerai ».

 

En 1924, il fait le classique voyage en Italie des étudiants allemands. C’est pour lui paradoxalement, la révélation au travers de la découverte des fastes de l’Eglise catholique, de l’importance de la vie de l’Eglise. Il écrit plus tard « nous voulons bien vivre en paix à côté de cette sœur différente, mais nous ne voulons nous laisser dépouiller de rien de ce que nous avons reconnu comme la Parole de Dieu. Peu importe les noms de catholique ou de protestant, c’est la Parole de Dieu qui importe. »

 

Il soutient à 21 ans sa thèse de Doctorat sur l’Eglise (Sanctorum Communio) qui fait l’admiration de Karl Barth. Il part en Espagne comme vicaire de la paroisse allemande de Barcelone. Dans ce premier poste, il réveille cette paroisse endormie et conventionnelle, sans y faire d’éclat ni de révolution, par le témoignage de sa vie et de son amour. Il revient à Berlin où il fait sa thèse d’habilitation à l’enseignement supérieur (L’acte et l’être). Pendant ce temps, la crise de 1929 vient à bout du redressement économique qu’avait entrepris le gouvernement de la République de Weimar.

 

Les « Casques d’Acier » et un parti arborant la croix gammée exploitent la colère du peuple. Un homme, Joseph Goebbels, galvanise les foules, son chef, Hitler, en fera son ministre de la propagande. Bonhoeffer se reprochera par la suite d’avoir si peu prêté attention à ces événements. Lors d’un séjour d’études aux Etats-Unis, il y tisse de solides amitiés et découvre l’Evangile social et la discrimination raciale dont les Noirs sont victimes.

 

Son engagement

Bonhoeffer est nommé en 1931, à la Faculté de Théologie de Berlin, et il est aussi chargé du secrétariat des affaires concernant la jeunesse d’un mouvement œcuménique, l’Alliance universelle. Ceci l’amènera à participer à des conférences internationales et à nouer de nombreux contacts dans les milieux ecclésiastiques en Europe. Dans ce cadre, il dénonce la politique d’agression et de racisme de Hitler : « Quoiqu’il advienne, n’oublions jamais que le peuple de Dieu est un seul et même peuple. Aucun nationalisme, aucune haine de classe ou de race ne parviendront à leurs fins, si nous demeurons unis.» Chargé de cours et aumônier de l’Université, il est ordonné au ministère pastoral, le 15 novembre 1931 et affecté à une paroisse réputée « rouge ». Il y retrouve les exclus de la société. Ses cours attirent de plus en plus d’étudiants et divisent le corps professoral. Le 30 janvier 1933, Hitler devient chancelier du Reich. A Berlin, c’est la liesse. La famille et l’entourage de Dietrich sont consternés. Le 1er février, dans une conférence radiodiffusée, Bonhoeffer met en garde ses compatriotes contre la tentation de céder à l’emprise d’un chef (Führer) qui deviendra vite une idole, un séducteur (Verführer). L’émission est interrompue.

 

Une opposition résolue

Les camps de concentration se remplissent d’opposants allemands au régime. Les libertés vont être suspendues les unes après les autres. Le 7 avril sont promulguées les lois sur la question aryenne qui écartent de toute fonction publique et charge d’Etat les citoyens qui ont « du sang juif » ou qui sont mariés à des juifs. Etant donné les liens entre l’Eglise et l’Etat, ces lois revenaient à interdire à tout fidèle d’origine juive, l’accès au pastorat. Aussitôt, Bonhoeffer s’oppose avec vigueur à cette discrimination, il réclame en vain la réunion d’un concile évangélique. Lassé, il accepte le pastorat de deux paroisses allemandes à Londres. Il reste très soucieux de son pays, où le gouvernement nazi accentue sa mainmise sur l’Eglise. La majorité formera les « Chrétiens allemands » : Ce sera une Eglise soumise, sous la bénédiction de l’Evêque d’Empire, Ludwig Müller. Martin Niemöller et Dietrich Bonhoeffer rassemblent une « ligue de crise des pasteurs ». Leur appel rallie plus de 6000 signatures. Sur l’initiative de Bonhoeffer, les paroisses allemandes de Grande-Bretagne adressent un télégramme de protestation. Cette minorité s’oppose et crée aux synodes de Barmen et de Dahlem en 1934, « l’Eglise confessante ».

 

A un collègue qui lui dit « Je vous trouve bien imprudent et m’inquiète à votre sujet. » Dietrich répond : « Inquiétez-vous plutôt de ce qu’il risque d’advenir de l’Evangile. Christ va-t-il nous trouver assoupis ? »

 

Bonhoeffer est alors appelé à créer et diriger son séminaire pastoral, qui ouvre ses portes en juin 1935 en Poméranie, à Finkenwalde. Il y imprime profondément sa marque, en proposant une théologie ferme et sérieuse, une stricte discipline de travail et de prière, et pour certains une vie communautaire. Il y paye de sa personne, acceptant des corvées comme la plonge que certains séminaristes trouvent indigne d’eux.

 

Il dénonce au moment de l’ouverture des Jeux Olympiques, les lois dites de Nuremberg, livrant les citoyens juifs aux représailles des fanatiques : « Personne n’a le droit de psalmodier du grégorien tant qu’il ne sera pas descendu dans la rue pour crier contre la persécution des Juifs ».

 

La parole interdite

On lui interdit en août 1936, de poursuivre son enseignement universitaire. En octobre 1937, la police ferme le séminaire et met en camp de concentration Martin Niemöller. Les séminaristes sont dispersés et Bonhoeffer se déplace pour les visiter et finir leur formation.

 

Dans ce contexte paraît « Le prix de la grâce » dont le titre allemand pourrait se traduire par un barbarisme : « Suivance », car il s’agit du prix à payer pour suivre le Christ. En 1938 paraît une étude sur la Tentation, et « De la vie communautaire ». Face à la barbarie nazie, ces livres sont des flambeaux de Dieu, un cri de théologie profonde dans une Allemagne où la majorité des chrétiens se tait dans un silence complice quand ce n’est pas dans une adhésion coupable.

 

Appelé pour une série de conférences aux Etats-Unis, il refuse les propositions d’y demeurer qu’on lui fait, pour le mettre à l’abri : « Je dois rentrer pour partager les épreuves et la culpabilité de mon peuple.»

 

On lui interdit en septembre 1940 de prendre la parole en public, il doit aussi signaler tous ses déplacements à la police. Pour tourner la difficulté, il entre, grâce à son beau-frère, dans l’Abwehr, le service de contre-espionnage dirigé par l’amiral Canaris. Sous couvert de missions officielles dans les milieux œcuméniques internationaux pour les gagner à la politique nazie, il s’agit de faire discrètement connaître l’existence d’opposants et de leur ménager des appuis pour le jour où un complot écartera les nazis du pouvoir et restaurera un régime démocratique et non belliqueux. La Gestapo surveille Bonhoeffer.

 

La parole en prison

Devant le temps qui passe et les échecs des diverses conjurations, on organise un attentat contre Hitler. Persuadé qu’il n’y a plus d’autre solution, Bonhoeffer connu pour sa non-violence, se résigne à y participer. Mais avant qu’on ait pu le faire, une partie du groupe est arrêté. Bonhoeffer et son beau-frère se retrouvent à la prison militaire de Tegel à Berlin. Après une période où il est soumis à d’interminables interrogatoires, il passe dix-huit mois en prison dans une situation somme toutes assez correcte faute de preuves. Très rapidement, on lui donne une Bible. Sa lecture, son étude et la prière, cette discipline régulière, fait jaillir la vie. Gardiens et prisonniers recherchent sa présence, ses conseils, son aide. La paix dont parlent tous ceux qui l’ont approché à la fin de son séjour, ainsi que ces dernières lettres, sont un témoignage de la victoire du Christ, dans le combat de Dietrich, contre lui-même, contre ses questions théologiques.

 

En septembre 1944, la Gestapo entre en possession de documents très compromettants pour les prisonniers. On arrête un des frères et un autre beau-frère de Dietrich. La participation aux souffrances du Christ marquera la dernière étape de sa vie : transféré dans les locaux de la Gestapo, il passera quatre mois dans une cellule de la cave. En février 1945, il sera transféré dans un abri du camp de Buchenwald. Payne Best enfermé avec lui dira : « Ce fut l’un des très rares hommes que j’aie jamais rencontrés à qui son Dieu fût réel, et même proche de lui. »

 

Le Reich s’effondre, mais au milieu des bombardements de Berlin, quelques jours avant son suicide, Hitler poursuit de sa haine tous les conjurés. Il sacrifie hommes et essence si précieuse et si rare, pour les rechercher et les retrouver et donne l’ordre de les exécuter, en particulier Dietrich qu’on avait transféré plusieurs fois et qui était séparé du groupe. Ainsi au camp de Flossenbürg, le 9 avril 1945, Dietrich Bonhoeffer, son frère Klaus, ses deux beaux-frères, l’amiral Canaris, des officiers supérieurs et bon nombre de leurs amis sont pendus. Durant ses dernières années, il avait commencé à écrire son « Ethique ». Ses très nombreuses lettres de prison à ses étudiants partis aux armées (sur 150, plus de 80 seront tués au front), à ses amis, à sa fiancée, sont rassemblées dans un ouvrage intitulé « Résistance et soumission ».

 

Au milieu de son peuple égaré que Dietrich Bonhoeffer n’avait pas voulu abandonner, sa vie, ses livres, son engagement à suivre le Christ jusqu’au bout, brillent de l’éclat de la vie du Christ, de l’oeuvre de Sa grâce en lui. Le Prix de la Grâce s’achève sur la nécessité d’imiter le Christ dans la souffrance et dans la mort. Bonhoeffer l’a vécu, il n’a pas aimé qu’en paroles, mais en actes et en vérité.

 

F.-J.M.