L’engagement du chrétien dans la cité

 La ville

par André POWNALL1

 

 

Mais quel engagement ?

 

 

Du fait que nous n’avons pas ici une cité permanente (Hé 13,14), notre préoccupation ne devrait-elle pas être cette cité dans les cieux (Ph 3.20) ? Ne devrions-nous pas confesser avec les héros de la foi que nous ne sommes que des résidents temporaires sur la terre (Hé 11.13) ? Ne sommes-nous pas en effet des étrangers et voyageurs (1 Pi 2.11) ? A première vue, c’est clair (et pour une bonne partie du XXe siècle en tout cas c’était une idée courante) : l’engagement dans la cité est une pernicieuse tendance libérale ! Il nous faut (sortir) de Babylone afin de ne point participer à ses péchés et de ne pas recevoir (notre part) de ses plaies (Ap 18.4).

 

Lorsque nous commençons à y regarder de plus près, cependant, il y a des nuances importantes à découvrir. Jésus remarque que le monde a haï ses disciples, parce qu’ils ne sont pas du monde (Jn 17.14), mais il dit à son Père : Je ne te prie pas de les ôter du monde… Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde (Jn 17.15,18).

 

Au cours des siècles, les chrétiens ont compris cette relation au monde de manière assez diverse : ils ont cru devoir s’en séparer ou ils ont cherché à l’investir, ils ont voulu le transformer ou ils se sont contentés de chercher un équilibre entre leurs engagements dans la cité et dans l’Eglise2. Portés par le souffle du Réveil dans la première moitié du XIXe siècle, par exemple, les chrétiens évangéliques ont joué un rôle important dans les progrès sociaux. Devant la montée du libéralisme théologique du début du XXe siècle, par contre, ils se sont enfermés dans un ghetto afin de préserver l’orthodoxie. Depuis le Congrès de Lausanne (1974), ils amorcent un retour à l’engagement dans la cité, et actuellement la question revient souvent à l’ordre du jour.

 

Qu’en dit le Nouveau Testament ?

 

Directement il en dit assez peu, mais il y a de bonnes raisons à cela. Tout d’abord, il était évident pour tous que l’amour de Dieu pour sa création donnait de l’importance à chaque détail de la vie de la société. De ce fait l’engagement allait de soi. Même si le peuple de Dieu supportait très mal l’occupation romaine, il ne pouvait pas rester les bras croisés dans son propre pays ! Cependant, dans une société où les institutions politiques et sociales étaient moins développées que de nos jours, cet engagement prenait forcément des formes plus simples (le devoir vis-à-vis des parents, du prochain, etc.).

 

Le Nouveau Testament nous donne-t-il des prescriptions claires et immuables ? Non, car les temps et les circonstances changent. Sous un régime islamiste, l’engagement ne peut pas être le même que dans une démocratie libérale, et pourtant il suivra les mêmes grands principes. Nous pouvons les résumer en trois grands chapitres : le chrétien comme citoyen, ambassadeur et serviteur.

 

 

Le chrétien comme citoyen

 

Sous une occupation étrangère assez mal ressentie par la population, il n’était pas facile à Jésus de se situer par rapport au pouvoir politique. Parmi les douze disciples, il semble qu’il y ait eu un « résistant » (Judas Iscariote) et un « collaborateur » (Lévi). Les ennemis de Jésus n’ont pas manqué de tenter de le discréditer par une question-piège : un bon Juif devait-il payer le tribut à César ? (Mt 22.17). Même si Jésus ne se faisait pas d’illusions sur le désintéressement des gouvernants (Mt 20.25), il reconnaissait sa dette envers l’Etat (rendre à César… Mt 22.21). Lui-même venait d’en donner l’exemple en payant la taxe (Mt 17.27).

 

L’apôtre Paul a la même attitude très positive vis-à-vis d’un pouvoir politique qui était loin d’être bien disposé envers l’Eglise. Il nous exhorte à prier pour les rois et tous ceux qui occupent des positions supérieures (1 Tm 2.1-2) et à nous soumettre aux autorités, car elles ont été instituées par Dieu (Rm 13.1, cf. Tt 3.1) et sont au service de Dieu (Rm 13.3-4). Pour la même raison, nous payons des impôts (Rm 13.6)… ou, sans chercher de détours, devrions les payer.

 

Comment alors situer nos devoirs envers l’Etat et la société par rapport à Dieu ? Pour Jésus, le plus important est d’aimer Dieu de tout notre être (Mt 22.37), et l’on pourrait imaginer que le reste doit venir loin derrière. Partant de ce principe, certains Pharisiens refusaient d’assister financièrement leurs parents au nom de leur religion. Jésus estime qu’ils sont des hypocrites (Mt 15.5). Certains chrétiens à Thessalonique, semble-t-il, avaient une attente tellement vive du retour de Jésus, qu’ils avaient cessé leur activité économique  (2 Th 3.6-11). Paul les félicite-t-il de leur zèle ? Au contraire, il fustige leur attitude irresponsable. Le chrétien est appelé à prendre ses devoirs de citoyen au sérieux.

 

Il est normal que le citoyen recherche pour lui et pour les siens une bonne qualité de vie : un logement confortable dans un quartier agréable, paisible et bien desservi. Mais peut-il rentrer chez lui et oublier ses concitoyens, en particulier ceux de sa cité qui sont défavorisés ? Est-ce normal si la qualité de vie des autres lui est indifférente ? Si son devoir envers son prochain est de l’aimer comme lui-même, n’est-il pas aussi de vouloir pour son prochain ce qu’il veut pour lui-même ? La solidarité est au cœur de l’Evangile. Le citoyen chrétien sait qu’il n’est pas seul dans sa cité.

 

 

Le chrétien comme ambassadeur

 

De quelle manière Jésus est-il venu dans le monde ? En le survolant comme Superman ? Non, en partageant pleinement la condition humaine (Hé 2.14)… tenté comme nous à tous égards (Hé 4.15)… éprouvé par la faim, la soif, la fatigue, l’angoisse, le deuil. Avec tous les privilèges d’un prince ? Non, dans une famille modeste… il est connu comme le charpentier, le fils de Marie (Marc 6.3). On s’étonne de le voir fréquenter les parias de la société… il touche les lépreux (Mt 8.1-4)… il ne change pas de trottoir pour éviter les démoniaques (Mt 8.28-34 ; 12.22)… il est l’ami des péagers et des pécheurs (Mt 9.10-13 ; 11.19).., il se laisse compter parmi les malfaiteurs (Lc 22.37).

 

De quelle manière Jésus nous envoie-t-il dans le monde (Jn 17.18) ? De la même manière, car le disciple n’est pas plus que le maître (Mt 10.24). Il ne nous promet pas de statut privilégié. Au contraire, il nous expose à des privations et à des dangers en nous envoyant « comme des brebis au milieu des loups » (Mt 10.16). Il nous fait prendre des risques qui paraissent insensés aux hommes, mais il est avec nous tous les jours, jusqu’à la fin du monde (Mt 28.20).

 

Nous sommes ses témoins. Il nous envoie parler et agir en son nom. Il nous investit de sa puissance et de son autorité (Mc 16.17 ; Luc 9.1 ; 24.47-48 ; Ac 1.8). Il nous avertit que nous serons menés devant des gouverneurs et devant des rois, pour leur servir de témoignage (Mt 10.18). C’est pourquoi Paul nous désigne comme ambassadeurs pour Christ (2 Co 5.20). Dans la cité des hommes, à la fois dans les taudis et dans les palais, nous sommes ambassadeurs du Roi des rois !

 

Il est vrai que Jésus refuse une conception matérialiste de son royaume, qui ne vient pas de telle manière qu’on puisse l’observer (Luc 17.20-21). Jésus se retire sur la montagne lorsque la foule veut l’enlever pour le faire roi (Jn 6.15). Mon royaume n’est pas de ce monde, explique-t-il au gouverneur romain (Jn 18.36). Il prend grand soin de se distancer de la conception juive très matérialiste du royaume de Dieu, mais ne sommes-nous pas allés à l’autre extrême ? Ne trouverait-il pas la nôtre trop spirituelle ?

 

La vigne que Dieu nous confie, dépasse les limites de l’Eglise (Mt 21.43)… nous sommes au service du royaume. Jésus ne nous apprend pas à prier : Notre Père qui es aux cieux… que ton Eglise se maintienne, mais que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

 

En nous apprenant à chercher plutôt le royaume de Dieu, Jésus ne nous incite pas à négliger ce qui est matériel, mais à le mettre à sa juste place (Mt 6.33). Nos moyens matériels sont à consacrer au service du royaume, car nous pouvons nous faire des amis au ciel avec les richesses injustes (Lc 16.9). Jésus ne nous invite pas à nous désengager du monde, mais à envisager une autre qualité d’engagement !

 

Comment ce royaume se manifeste-t-il ? D’une façon étonnamment concrète ! Dieu bâtit une ville pour son peuple… une ville sainte (Ap 21.2), éclairée par la gloire de Dieu et par l’Agneau (Ap 21.23), où les nations trouveront la guérison (Ap 22.2). Nous ne pouvons la bâtir nous-mêmes, mais par la qualité de notre comportement personnel et communau-taire nous pouvons en devenir des signes, des panneaux indicateurs. Le roi qui vient se fait connaître au monde et manifeste son royaume par la vie de ses ambassadeurs !

 

 

Le chrétien comme serviteur

 

serviceNous connaissons la grâce de notre Seigneur Jésus, n’est-ce pas ? De riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous, afin que par sa pauvreté nous soyons enrichis (2 Co 8.9). Le Fils de l’homme est venu, dit-il, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup (Mt 20.28). Jésus ne prenait pas seulement soin de l’âme des hommes, mais aussi de leur corps. Il a nourri les foules (Mt 14.15-21 ; 15.32-38) et guéri les malades (Mt 4.25). Il allait de lieu en lieu en faisant le bien (Ac 10.38). Je vous ai donné un exemple, nous dit-il, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi… (Jn 13.15). La mission que Jésus confia aux douze consistait à la fois en la prédication du royaume et en la guérison des malades (Lc 9.2).

 

Les chrétiens de l’Eglise de Jérusalem ne se contentaient pas seulement d’écouter l’enseignement des apôtres, de rompre le pain et de prier, mais ils manifestaient leur communion fraternelle de manière très concrète, par le partage de leurs biens (Ac 2.42 ; 4.32-35). Leur expérience n’était pas unique et sans suite. Vers l’an 150, Justin Martyr écrit au sujet de l’Eglise de Rome: « Ceux qui ont des biens viennent en aide à tous ceux qui en ont besoin et nous nous prêtons mutuellement assistance. Ceux qui sont dans l’abondance et qui veulent donner, donnent librement, chacun ce qu’il veut. Ce qui est recueilli est mis entre les mains du président ; il assiste les orphelins, les veuves, les malades, les indigents, les prisonniers, les hôtes étrangers ; en un mot, il secourt tous ceux qui sont dans le besoin3 ».

 

A notre tour, dans l’Eglise et dans la cité, serons-nous prêts à estimer les autres comme étant plus importants que nous-mêmes et à mettre leurs intérêts avant les nôtres (Ph 2.3-4) ? Accepterons-nous d’emboîter le pas de l’apôtre Paul, en nous rendant le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre (1 Co 9.19) ? N’avons-nous pas été créés en Christ Jésus pour pratiquer les bonnes œuvres que Dieu a préparées d’avance (Ep 2.10) ? Nous donnerons toujours la priorité à l’évangélisation, mais nous ne manquerons pas d’y joindre l’engagement (social et politique). On peut comparer l’évangélisation et l’engagement dans la cité aux deux lames d’une paire de ciseaux, aux deux ailes d’un oiseau, car ils appartiennent l’un à l’autre.

 

L’engagement social est une chose. Les chrétiens sont assez à l’aise lorsqu’il s’agit de soigner les malades et éduquer les enfants. Mais l’engagement politique leur est beaucoup plus difficile, car la politique n’est pas tout en noir ou tout en blanc. C’est l’art du compromis, le choix entre des nuances de gris. Cependant, on ne peut pas s’en passer ! L’expérience des Assemblées de Dieu au Burkina Faso est instructive à cet égard. Les missionnaires y ont prêché l’Evangile dès 1921, avec tout le zèle qu’on leur connaît. En 1948 ils ont commencé à soigner les malades et apprendre aux enfants à lire et à écrire. En 1972, pour venir en aide au peuple appauvri, ils ont créé l’Office du Développement Evangélique. Progressivement ils ont pris conscience de toutes les dimensions de leur tâche.

 

 

L’accueil de la cité

 

Satan, prince du monde (Jn 14.30), ne voit pas d’un très bon œil les incursions des chrétiens dans « son » domaine. Les hommes qui vivent sous sa domination préfèrent les ténèbres à la lumière de Dieu, parce que leurs oeuvres sont mauvaises (Jn 3.19). S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi, dit Jésus (Jn 15.20). Ne vous étonnez pas, frères, si le monde a de la haine pour vous, écrit l’apôtre Jean dans sa première lettre (1Jn 3.13). Du fait que la persécution est inévitable, la séparation du monde est la solution de loin la plus confortable, mais ce n’est pas la bonne !

 

Tôt ou tard, le chrétien qui s’engage dans la cité se verra rejeté, mais ce n’est pas pour autant qu’il doit renoncer à cet engagement : Ne sois pas vaincu par le mal, mais vainqueur du mal par le bien, écrit l’apôtre Paul (Rm 12.21).

 

 

Conclusion

 

En cette fin de siècle on croit parfois que les pressions sur notre vie ne cessent d’augmenter. Il serait tellement facile pour nous de nous laisser détourner de notre mission. Même si nous croyons à l’importance de l’engagement dans la cité, nous ne voyons pas très bien comment dégager du temps pour s’y consacrer. Nous y arrivons seulement dans la mesure où nous revoyons constamment nos priorités. Pour nous aider, j’aimerais voir figurer sur tous les gadgets modernes un avertissement (pareil à celui qu’on voit sur les paquets de cigarettes) :

 

« L’abus du confort et des loisirs est dangereux pour la santé spirituelle et la société ». Soyons vigilants !

 

Nous sommes le sel de la terre, nous dit Jésus, et nous avons un rôle capital à jouer dans la société. Nous ne pouvons pas nous tenir à l’écart ! Si la viande pourrit, il ne faut pas lui en vouloir ! C’est qu’on a oublié de l’imprégner de sel, pour arrêter l’action bactériologique. Si notre société est « pourrie », il ne faut pas lui en vouloir. Où est le sel pour la préserver de la corruption ? Où sont les chrétiens ? Il nous faut travailler, tant qu’il fait jour, aux oeuvres de celui qui m’a envoyé, dit Jésus; la nuit vient où personne ne peut travailler (Jn 9.4). « Servir en L’attendant » est la devise de cette revue, et l’engagement dans la cité, au nom de Jésus, est l’une des dimensions de ce service. Heureux ce serviteur, que son maître, à son arrivée, trouvera occupé de la sorte (Mt 24.46) !

 

A.P.

 


 

NOTES

 

1. André Pownall est pasteur des Eglises Libres et professeur de théologie pratique à l’Institut Biblique de Nogent. Il est aussi engagé dans l’association Initiatives Urbaines Chrétiennes.

 

2. Sur ce sujet, voir l’article de l’auteur : « Action sociale et vision du monde », dans Fac Réflexion, no. 14, oct. 1989.

 

3. Cité par J. Blandenier, l’engagement social (Genève : Edit. Je sème, 1988); pp. 42-43.