Lettre à l’Eglise de Smyrne

 

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par Alfred KUEN

 

 

La ville

 

Le messager qui partait d’Ephèse trouvait, à une soixantaine de kilomètres au nord, la ville de Smyrne, « la gloire de l’Asie » comme elle aimait à s’appeler et, avec Ephèse, le port le plus important. Située au fond d’un golfe de 70 km de profondeur, et à l’embouchure de l’Hermus, elle jouissait d’une situation exceptionnelle. Son avant-port, à l’ouest de la rade, pouvait être aisément fermé en cas de guerre, mettant la ville à l’abri de toute intrusion indésirable.

 


 

La cité, créée selon la légende par une Amazone qui lui aurait donné son nom quelque 1000 à 1200 ans av. J.-C., a subi maintes vicissitudes au cours de son histoire. En 624 av. J.-C., elle fut saccagée par Allyatte, roi de Lydie, et disparut pendant plusieurs siècles de l’histoire. Puis elle fut reconstruite à quelque 3 km de l’ancien emplacement sur ordre d’Alexandre par Antigone et Lysimaque. Elle eut, de plus, à souffrir de plusieurs tremblements de terre.

 

En l’an 23 de notre ère, l’un des meurtriers de Jules César vint s’y réfugier. Rome mit la ville à sang pour le capturer. Au cours des siècles, elle justifiait bien son nom ; Smyrne = myrrhe = souffrance (cf. v. 10). Cependant, en égard à sa longue tradition de loyauté, elle reçut de Rome le privilège, de préférence à dix autres villes-candidates, de construire un temple à l’empereur Auguste et à sa mère.

 

La loyauté politique de la ville était, en effet, devenue proverbiale dans le monde antique ; on l’appelait « Smyrne la fidèle ». Dès 195 av. J.-C., elle fut la première ville de l’Empire à ériger un temple à Dea Roma, la déesse Rome. Plus tard, lorsque « l’esprit de Rome » qui devait unir les peuples divers rassemblés dans le vaste Empire s’est incarné dans la personne des empereurs, Smyrne a demandé, avec six autres villes d’Asie mineure, le privilège d’édifier un temple à l’empereur régnant.

 

C’est elle qui fut choisie et, en l’an 26, elle construisit un temple à Tibère, à Livia et au Sénat. Lorsque le culte impérial devint obligatoire, Smyrne se distingua par son zèle à l’imposer à tous ses citoyens. Redevenue florissante et splendide après son éclipse de plusieurs siècles, elle devint l’un des plus grands centres commerciaux et culturels de l’Asie, rivalisant constamment avec Ephèse pour la première place dans la province.

 

Les auteurs antiques exaltent la beauté de la ville : Aelius Aristides la compare à une fleur « fraîche comme un bosquet », en faisant allusion à l’emblème de la cité. Sur ses médailles, elle se déclarait elle-même « première par la beauté » – sous-entendu architecturale – de ses édifices. Au centre de la ville, la « rue Dorée » partait du port où se trouvait le temple de Cybèle, patronne de la ville, pour aller vers le pied de la colline de Pagus auquel s’adossait le temple de Zeus, en passant par les temples d’Apollon, d’Esculape et d’Aphrodite. La splendeur des temples païens contrastait avec les humbles lieux de réunion des chrétiens et la pompe du culte des dieux grecs éclipsait la simplicité de leurs rassemblements.

 

 

Symbolique

 

Les Smyrniotes étaient très fiers de leur ville, de ses écoles de science et de médecine. Ils voulaient être les premiers en beauté, les premiers dans le culte impérial, les premiers pour la culture (la ville n’était-elle pas le lieu de naissance d’Homère ?). Mommsen a appelé Smyrne « le paradis de la vanité municipale ». La lettre à l’Eglise de Smyrne contient plusieurs allusions à la situation locale. Elle leur est adressée par « Celui qui est le premier et le dernier » – face aux Smyrniotes qui voulaient être les premiers en toutes choses – par celui qui a été mort et qui est à nouveau vivant (Apocalypse 2.8). Exactement comme la ville elle-même entre sa destruction par Alyattes, le père de Crésus (Hérode 1.16) et sa refondation en l’an 290 av. J.-C. D’ailleurs Strabon (58-25 av. J.-C.) avait déjà parlé de mort et de résurrection de la ville (14.1.37). Aelius Aristide a comparé la ville au phoénix, cet oiseau mythique qui se faisait périr sur un bûcher et renaissait de ses cendres. La même image était utilisée par certains Pères de l’Eglise pour le Christ.

 

La plupart des légendes de la mort et de la résurrection du phoénix mentionnent l’usage de la myrrhe lors de son ensevelissement et de sa réincarnation. Les auteurs chrétiens font le parallèle avec la myrrhe employée pour embaumer le corps de Jésus. La myrrhe était utilisée en Egypte (pays d’origine de la légende du phoénix) pour embaumer les morts afin de préserver leurs corps pour la vie future. La myrrhe est donc associée à la fois à l’idée de mort et de survie ou de résurrection. Or, le mot Smyrne signifie myrrhe. Jésus encourage les destinataires de la lettre de Smyrne : « N’aie pas peur des souffrances qui t’attendent » (v. 10). « Comme j’ai été mort et que je suis revenu à la vie, comme votre ville était morte et a revécu, vous aussi, même si vous passez par la mort, vous vivrez avec moi. Rappelez-vous le nom de votre ville et son symbolisme. »

 

 

Opposants

 

« Sois fidèle jusqu’à la mort », fidèle comme la devise de votre ville le rappelle. Elle veut être fidèle à son Kurios, son Seigneur (c’est-à-dire l’empereur). Soyez fidèle au votre. La fidélité au Christ était menacée par deux opposants : les Romains et les Juifs. Nous avons vu que Smyrne tenait à se distinguer par son loyalisme envers Rome.

 

A l’époque de Domitien, le culte de César devint obligatoire : une fois par an, chaque citoyen romain devait déposer quelques graines d’encens sur l’autel de l’empereur en disant : Kaisar Kurios (César est Seigneur). Après cela, il recevait un certificat attestant qu’il avait rempli ses devoirs civiques. L’un de ces certificats que l’on a retrouvé porte : « Nous, Serenas et Hermas, représentants de l’empereur, nous t’avons vu sacrifier ». Mais c’est précisément ce qu’un chrétien ne pouvait pas faire, car pour lui il n’y avait qu’un seul Seigneur : Jésus-Christ. « Nulle part la vie était plus dangereuse pour un chrétien qu’à Smyrne », à cause du zèle patriotique des autorités municipales.

 

Un second danger venait des Juifs (Ap. 2.9). Ils formaient une colonie nombreuse et bien considérée dans la ville. La destruction de Jérusalem en l’an 70 l’avait encore multipliée par un afflux massif de réfugiés. L’Eglise de Smyrne était sans doute composée en grande partie d’anciens Juifs considérés comme des apostats par leurs coreligionnaires. Ceux qui « se disent Juifs mais ne le sont pas » sont des Israélites attachés à leur appartenance ethnique comme à une garantie de la faveur divine (cf. Jn 8.33ss) et ils s’opposaient de toutes leurs forces aux chrétiens qui prétendaient être à présent le véritable Israël, le peuple de Dieu (cf. Rm 2.28 ; Ga6.15; Ph 3.23).

 

Etant ennemis des enfants de Dieu, ils étaient devenus une « synagogue de Satan » (v. 9), car ils se faisaient les auxiliaires du « diable » (v. 10), de l’Accusateur, en accusant les chrétiens auprès des autorités. La haine des Juifs de Smyrne s’est manifestée dans toute sa virulence quelques années plus tard : ce sont eux qui ont incité les autorités à se saisir de Polycarpe, le disciple de Jean et responsable de l’église de la ville : « C’est lui celui qui enseigne toute l’Asie, le père des chrétiens, le destructeur des dieux, qui enseigne à beaucoup à ne pas sacrifier aux dieux ni à les adorer » (Martyre de Polycarpe). Polycarpe mourut sur le bûcher un jour de sabbat. Violant l’interdiction du sabbat, les Juifs furent les plus zélés à apporter des fagots pour alimenter le feu.

 

 

Promesse

 

La pauvreté des chrétiens de Smyrne (v. 9) pouvait être due, du moins en partie, à la spoliation de leurs biens par des persécuteurs païens ou juifs. De plus, il devait être difficile pour un chrétien sans compromis de gagner sa vie dans une ville païenne. D’autre part, l’hostilité des Juifs excluait les chrétiens de la protection officielle et de la tolérance dont ils jouissaient eux-mêmes. A celui qui est fidèle jusqu’à la mort, Jésus promet « la couronne de la vie » (v.10), allusion à la couronne de lauriers qui récompensait le vainqueur des jeux athlétiques, mais peut-être aussi à une expression courante dans le monde antique : « la couronne de Smyrne », allusion au mont Pagus dominant la ville qui, coiffé d’édifices publics, lui faisait comme une couronne, image rappelée peut-être par la couronne qui ornait la tête de Cybèle sur les monnaies. Appollonius de Tyane y a fait allusion en souhaitant à la ville « une couronne de citoyens vertueux » plutôt que de bâtiments et de portiques. La couronne de vie, promise par le Christ, est encore plus précieuse.

 

L’Eglise de Smyrne est, avec celle de Philadelphie, la seule à ne recevoir que des éloges. Cela s’explique en partie par l’opposition à laquelle les chrétiens devaient faire face. « Devenir chrétien n’importe où c’était devenir un hors-la-loi. A Smyrne, l’Eglise était un lieu pour des héros… Dans une ville où la splendeur du culte païen aurait bien pu étouffer la vie d’une Eglise païenne, une ville où l’orgueil des gens regardait de haut les humbles chrétiens, une ville où chaque chrétien se trouvait menacé d’un côté par les exigences du culte impérial, de l’autre par les calomnies et la méchanceté des Juifs, il y avait des chrétiens qui étaient fidèles jusqu’à la mort ».

 

A.K.

 


 NOTES

 

1. Tacite, Ann. IV56.

 

2. Cicéron, Philippique 11.5.

 

3. Aelius Aristide, Palinodia de Smyrna Instaurata.

 

4. W. Barclay, Letters to the Seven Churches Londres : SCM, 1964, p. 33.

 

5. W. Barclay, op. cit., p. 34.

 

6. W. Barclay, op. cit., p. 35, 37.