Lettre à l’Eglise de Sardes

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par Alfred KUEN

 

 

 

« Comme chaque lettre aux sept églises, celle adressée à Sardes montre à quel point l’environnement et les conditions de vie de la cité ont affecté les membres de la petite église orientale… Chaque individu est affecté non seulement par la nature mais aussi par les circonstances et l’atmosphère de la ville dans laquelle il vit ; et cela est particulièrement évident à Sardes.»1

 

Sardes se trouvait à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Thyatire, dans la vallée de l’Hermus, la plus fertile de l’Asie, au pied du mont Tmolus, qui fait partie de la chaîne principale de la Lydie. La ville est située au centre d’un nœud de communications d’où partaient cinq routes importantes : l’une au nord-est vers Thyatire et Pergame, une autre à l’ouest vers Smyrne, une à l’est vers la Phrygie et au-delà, par l’ancienne route royale, jusqu’en Chaldée, celle du sud-est rejoignait Philadelphie et les villes de la vallée du Méandre et celle du sud-ouest menait à Ephèse à travers la vallée du Caystre. Une ville ainsi située attirait comme un aimant les commerçants… et les conquérants.

 

L’histoire de la ville est, en effet, assez mouvementée. Fondée au 12e siècle av. J.-C., elle fut chantée par Homère dans son Iliade. Hérodote y situe certaines de ses légendes fameuses (Omphale, Heraklès, Tantale). Le ruisseau aurifère Pactole, un affluent de l’Hermus qui traverse Sardes, a, lui aussi, nourri bien des mythes et des convoitises. C’est le roi Midas (qui transformait en or tout ce qu’il touchait) qui, après s’y être baigné pour se délivrer de son envoûtement, aurait conféré au ruisseau sa propriété (Ovide, Métamorphoses 11,136-145).

 

Le mot pactole signifie encore en français source de richesse. Il le fut, selon la légende, pour le roi Crésus (symbole lui aussi de richesse). Le roi de Lydie résidait à Sardes, autrefois la capitale du royaume. Hérodote (5.101) et Strabon (13.4.5) attestent l’existence de paillettes d’or dans ce ruisseau. On trouvait aussi dans ses environs la « pierre de Sardes » ou sardoine (cornaline rouge), qui apparaît un certains nombre de fois parmi les pierres précieuses citées dans la Bible (Ex 28.17 ; 39.10 ; Ez 28.13; Ap 4.3; 21.20).

 

En tous cas, la richesse de Sardes est confirmée par de nombreux témoignages dans l’Antiquité. Les plus anciennes monnaies d’Asie mineure viennent de Sardes. Cette richesse daterait du roi Gygès, connu jusqu’en Assyrie ; son nom y apparaît dans les inscriptions, sous la forme de Gugu, ce qui a donné le prototype de Gog (Ex 38-39 ; Ap 20.8), incarnation des forces du mal dans les derniers jours.2

 

Abdias 20 mentionne des déportés de Jérusalem exilés à Sardes (BS ; héb. Sepharad). L’identification de cette Sépharad (en perse : Cparda) a été confirmée par la découverte, à Sparte, d’une très vieille inscription bilingue lydien-araméen dans laquelle les consonnes de Sepharad apparaissent comme la forme araméenne du nom de Sardes (voir C.J. Hemer, 86 p. 134-136,257-258).

 

Autrefois, Sardes était établie sur un éperon rocheux du mont Tmolus, à quelque 350 mètres au-dessus de la vallée de l’Hermus. La citadelle, qui servait de refuge à toute la population en cas de danger, était considérée comme imprenable. En Grèce « prendre l’acropole de Sardes » était une expression proverbiale signifiant : tenter quelque chose d’impossible. Sur trois côtés, les parois étaient presque verticales ; du côté sud, une mince crête y menait, facile à défendre.

 

Mais en 546, Cyrus s’avança jusqu’en Asie mineure. Il assiégea Sardes qui l’empêchait d’aller plus loin. Il promit une récompense spéciale à celui qui trouverait le moyen de vaincre cette forteresse inexpugnable. Hérodote nous raconte comment un de ses hommes nommé Hyeroeades vit un soldat lydien de la citadelle perdre son casque en se penchant par-dessus le rempart. Tout à coup, ce soldat descendit par les rochers, récupéra son casque et remonta par le même chemin escarpé dans la forteresse. Hyeroeades nota soigneusement cette piste et, la même nuit, il grimpa avec quelques hommes courageux dans la forteresse qu’ils trouvèrent sans aucune surveillance : personne ne s’imaginait que les ennemis pourraient découvrir le chemin dans les rochers pour pénétrer dans leur place forte. C’est ainsi que Sardes fut prise par le seul point faible de sa défense.

 

Ce qui est encore plus surprenant, c’est que le même manque de vigilance et la même ruse amenèrent la même chute de la forteresse trois siècles plus tard lorsqu’on 214 av. J.-C., Antiochus III de Syrie, venant lui aussi « comme un voleur dans la nuit » attaqua la ville. Polybe raconte l’incident en détail (7.15-18). Un soldat Crétois nommé Lagoras trouva un endroit non gardé par lequel il put pénétrer par une échelle à l’intérieur de la forteresse et en ouvrir les portes.

 

Même si P. Pringent trouve que « l’histoire de Sardes » ne fournit « guère d’indices suffisants à ceux qui cherchent dans la lettre des allusions à la situation locale »3, C.J. Hemer dit que « presque tous les commentateurs ont reconnu dans les versets 2 et 3 une allusion locale aux deux incidents célèbres où la citadelle de Sardes est tombée par manque de vigilance ». Il faut ajouter que « de telles allusions à une histoire relativement ancienne étaient non seulement possibles, elles étaient habituelles. Dans le cas de Sardes et de Crésus, on trouve de nombreux parallèles dans la littérature ancienne » (exemples dans New Testament Studies 19, 1972-1973, p. 94-97).

 

L’histoire était connue dans toute la Grèce. C’est pourquoi, lorsque, par deux fois, le Seigneur demande à l’Eglise de Sardes d’être vigilante, tous comprennent l’allusion. L’avertissement « Si tu n’es pas vigilant, je viendrai comme un voleur et tu n’auras aucun moyen de savoir à quelle heure je viendrai te surprendre » (v. 3), avait une résonance particulière à Sardes.

 

Un autre événement qui avait surpris inopinément les habitants de Sardes pendant la nuit fut le violent tremblement de terre qui détruisit la ville en l’an 17 de notre ère. Pline le décrit comme le plus grand séisme de l’histoire humaine. Tacite dit que Sardes fut la plus touchée parmi les villes d’alentour. Certaines images de l’Apocalypse se réfèrent peut-être à cet événement qui avait profondément impressionné toute l’Asie (cf. 6.14 ;8.8 ; 11.13 ; 16.18-20).

 

L’empereur Tibère offrit une aide généreuse pour la reconstruction de la ville, qui dut se faire rapidement puisque neuf ans plus tard elle entrait en compétition avec dix autres villes d’Asie pour l’érection d’un temple impérial, se fondant d’ailleurs essentiellement sur son passé glorieux. Cependant, la cité ne reconquit jamais sa gloire d’antan. Même si elle gardait, à la fin du 1er siècle, un certain air de grandeur et de richesse, le processus de déclin qui allait la faire disparaître parmi les villes importantes d’Asie était enclenché, et l’église suivait la même pente (v. 2a). « Au début de notre ère, la ville est encore brillante, animée. Mais l’activité commerciale, artistique, spirituelle, n’est plus que le reflet de l’activité intense d’autrefois » (L. Mirandolle). Ch. Brütsch qui le cite ajoute : « Sardes vit en petite rentière de son passé dévalué »4. Elle était « une puissance du passé »5.

 

La vie luxueuse et dissolue de la ville était devenue proverbiale. « Dans la littérature de l’époque, Sardes signifiait débauche et luxure »6. La richesse – et la vie facile qu’elle engendre – était un piège auquel les habitants de la cité – et les chrétiens -avaient succombé. « Vivre à la Sardes » était synonyme de mener une vie débauchée. Appolonius de Tyane censure dans plusieurs de ses lettres le mauvais caractère et la haine endémique des citoyens de Sardes (38-41, 56, 75, 76).

 

Le culte de Cybèle, la déesse-patronne de la ville, n’élevait pas le niveau moral des habitants, bien au contraire. Son temple était grandiose : les ruines occupent une base de 100 m sur 50. Mais ce qui s’y passait ressemblait à ce qui se passait à Ephèse avec son millier de prostituées sacrées. D’ailleurs, Cybèle était le correspondant lydien de l’Artémis d’Ephèse.

 

Cette vie dissolue avait déteint sur les chrétiens. Les reproches que le Seigneur adresse à l’Eglise de Sardes sont plus sévères que pour n’importe quelle autre ville. La majorité des membres avaient « sali leurs vêtements » apparemment par quelque accommodation à leur environnement.7

 

Mais il y avait cependant à Sardes « quelques personnes qui n’ont pas sali leurs vêtements. Elles marcheront avec moi en vêtements blancs, car elles en sont dignes. Le vainqueur portera ainsi des vêtements blancs » (v. 4-5). L’image était bien comprise à Sardes dont la blanchisserie de la laine était une industrie importante. C’était en fait, le plus grand marché de laine de la province.

 

« L’atmosphère léthargique de Sardes, la cité bourgeoise aux dorures fanées, marque également la communauté chrétienne. La ‘loi du milieu’ d’Hippolyte Taine, selon qui tout s’explique par l’ambiance, joue évidemment pour les faibles. Plus trace de luttes au-dehors et au-dedans comme dans les églises précédentes ».8

 

« L’Eglise de Sardes n’était menacée par aucun des dangers ou des périls qui menaçaient les autres églises : pas de menace du culte impérial et de persécutions, ni de la part des calomnies des Juifs, même pas de menace d’une hérésie interne à l’église. L’Eglise de Sardes était complètement tranquille de l’extérieur et de l’intérieur. L’Eglise de Sardes était en paix, mais c’était la paix de la mort ».9

 

A.K.

 


 NOTES :

 

1. F. Tatford, Patmos Letters (Prophetic Witness Publ. Eastbourne, 1969), p. 108.

 

2. C.J. Hemer, Letters to the Seven Churches in Asia (JSOT Press, Sheffield, 1986), p. 131.

 

3. P. Prigent, L’Apocalypse de St Jean (Lausanne, Paris : Delachaux, 1981), p. 62.

 

4. Ch. Brütsch, Clarté de l’Apocalypse (Genève : Labor et Fides, 1966), p. 77.

 

5. E.-B. Allo, St Jean, l’Apocalypse (Paris, 1933), p. 49.

 

6. J.-A. Thompson, La Bible à la lumière de l’archéologie (Guebwiller : Ligue pour la Lecture de la Bible, 1988), p. 425.

 

7. C. Hemer, op. cit., p. 37.

 

8. Ch. Brûtsch, op. cit., p. 77.

 

9. W. Barclay, Letters to the Seven Churches (SCM, London, 1964), p. 84-85.