L’exercice de la justice selon la Bible

 the-bible

par Jean-Pierre BORY

 

 

Dieu est juste en soi. C’est sa nature. Sa justice est aussi sainteté et fidélité. Il n’y a pas en lui de contradiction ni de changement, ce qui supposerait de sa part des décisions variant dans le temps et induirait des injustices. Je ne renierai pas mon amour pour lui, je ne démentirai pas ma fidélité, non je ne trahirai jamais mon alliance et je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit (Ps 89.34-35).

 

La justice humaine, elle, est de l’ordre des relations.

 

M. Domergue1 distingue la justice « distributive» : être juste vis-à-vis des autres, leur accorder ce qui leur est dû, exiger ce qu’ils nous doivent – cette justice se réfère en général à une législation. Et la justice « judiciaire » qui prononce des sanctions proportionnées aux délits, en se référant aussi à un arsenal de lois.
C’est de cette dernière justice dont il sera question ici.

 

 

Un Droit nécessaire

 

« Les théoriciens rationalistes ont présenté le Droit comme un attribut appartenant essentiellement à la personne humaine de par sa nature d’être raisonnable. Celle-ci lui conférerait une dignité éminente2 » Le sociologue Durkheim pensait que le Droit et les valeurs morales émanaient de la société humaine, qu’ils étaient nécessairement produits par elle. Sans Droit, sans règles, une société n’est plus qu’un groupe d’individus, évoluant sans relations entre eux sinon conflictuelles, et la force s’impose comme loi. « Une société idéale, qui ne comporterait pas de sanction, de droit, il me semble qu’elle nuirait plus aux déshérités qu’aux riches3 »

 

 

Une justice innée

 

En réalité, Dieu n’a pas laissé les hommes qu’il avait créés, sans moyens d’établir une justice entre eux. Ces derniers reçurent depuis les origines certaines règles indispensables à leur bien propre (Gn 2.15-17) et à une vie communautaire. Dieu inscrivit en l’homme une conscience du bien et du mal (Rm 1.20-21 et 2.14-15) ; John STOTT, à la lumière du récit biblique, rappelle que les DROITS DE L’HOMME ont été accordés par Dieu à la création de l’homme4. L’existence de codes de justice avant la révélation personnelle de Dieu à Moïse, fait partie des grâces providentielles divines données aux hommes.

 

Et depuis l’antiquité les hommes ont établi des règles visant à rendre possible le fonctionnement de la société. Des textes égyptiens du 3e millénaire en témoignent. Les archives babyloniennes contiennent une littérature législative bien antérieure à Israël (les lois d’Our-Nammou datent du 21e siècle avant J.-C.). A la même époque, la Bible témoigne d’un droit coutumier en Canaan, au temps d’Abraham (le fils de la servante était considéré comme celui de la maîtresse stérile : Gn 16.2 ; l’achat de la grotte de Makpéla se fit selon des règles et sous la « juridiction » des gens « de la porte » :Gn 23.18).

 

 

Un système judiciaire institué par Dieu en Israël

 

Jacques Maritain parle d’une « compétition des sagesses5 » : il distingue une sagesse de l’Inde où l’homme s’efforce de se libérer des contraintes matérielles afin d’atteindre une liberté proche du néant ; puis une sagesse grecque, sagesse de la raison humaine, qui a essayé de se démarquer de toutes sortes de superstitions religieuses païennes. Enfin la sagesse hébraïque, celle de l’Ancien Testament, qui n’est pas une sagesse humaine, mais inspirée par un Dieu absolument transcendant, différent, Créateur de l’homme, d’un homme à son image, et pour lequel il conserve éternellement plus qu’un intérêt, un amour indéfectible.

 

rouleauLes lois du Pentateuque (15e siècle av J.-C.) s’enracinent de façon évidente dans un ensemble de coutumes communes aux peuples de l’orient ancien : mais elles n’en dépendent pas. Elles ont été inspirées ou révélées par le Dieu Créateur à Moïse.

 

Même si la Bible ne décrit pas l’organisation de tribunaux et de procédures (elle n’est pas un manuel de droit), elle aborde souvent le fait de rendre la justice et de vivre de manière juste.

 

 

Les premiers « magistrats »

 

Dieu est fondamentalement Celui qui juge toute la terre selon le droit (Gn 18.25). Mais il délègue ce pouvoir à ceux qui seront ses porte-parole dès la sortie d’Egypte, dans la nation en formation (Gn 3.15 ; 4.12,15-16).

 

Le chef d’Etat

 

Moïse était « juge » d’Israël (Gn 18.13 et 16) :il arbitrait les différends entre les juifs et leur transmettait les prescriptions de Dieu ; Moïse exerçait donc une double fonction de juge et d’administrateur du peuple (ou premier ministre sous les ordres de Dieu : juge et chef: (Ex 2.14).

 

Cette double fonction perdure dans le temps des juges et jusqu’au « prophète » Samuel, qui était à la fois Juge (1 S 7.16) et exerçait la fonction de chef du peuple (7.3-5) – Dieu étant le véritable Roi d’Israël (8.8b; 12.13) – De plus, il était chargé d’un rôle religieux (7.6 et 17).

 

Les choses changèrent dès l’avènement de Saül : Dieu remit la royauté d’Israël à un homme (1 S 9.10 et 10.24). Le « roi » reprit les fonctions du Juge et exerça alors une fonction politique et juridique (les jugements de Salomon) mais non religieuse, la sacrificature devant être exercée par un descendant d’Aaron.

 

Les Anciens

 

Déjà dans le désert, des « anciens » formaient un groupe de notables, représentants du peuple (Ex 17.5-6) ; ils étaient aux côtés d’Aaron et de Moïse (18.12). En Israël, ce furent les « anciens » qui exercèrent d’abord le rôle d’officiers d’état civil, de juges des affaires locales (Ruth 4.1-4) et de chefs responsables de la ville. Mais par la suite des juges et des magistrats devaient être nommés dans chaque ville (Dt 16.18-19).

 

A l’époque de Samuel, les anciens représentaient en Israël une sorte de pouvoir de contrôle sur le Juge : ils s’inquiétèrent de la succession de Samuel vieillissant et ce sont eux qui, en tant que représentants du peuple, réclamèrent l’établissement d’un roi (8.4-6) dont ils suivirent la gestion du royaume par la suite (15.30).

 

Eléments de vocabulaire hébreu

 

  • çedeq : la justice dans son principe et son ordre
  • çedaqah : la justice dans son application : le comportement juste
  • mishpat : le droit, le jugement, la revendication de ce qui est dû. Ou le verdict prononcé par un juge.
  • din : juger ; dan : le juge.
  • rib : le procès.
  • torah : la loi, la directive.
  • miçva : un ordre.
  • houqqôt : les décrets, les édits (le roi est appelé « celui qui promulgue les décrets » : mehoqeq).
  • mishpatim : les sentences, les jugements.
  • miçvot : les commandements, les prescriptions.
  • davar : (plutiel.devarim) : la parole (quand elle sort de la bouche de Dieu) est un commandement. Une loi à respecter : cf. Dt 4.2, 24.18. En fait, on pourrait dire « Les dix paroles », au lieu des « Dix commandements ».j

 

 

Le « Droit du roi » était bien défini (1 S 10.25)

 

Le roi possédait « la priorité de l’autorité judiciaire. Garantir la justice était pour le roi la responsabilité la plus importante. Elle est la qualité royale qui assure la sécurité, la paix et la prospérité à son peuple6 » (Pr 8.15-16 ; 16.10-12. Le roi devait spécialement défendre les pauvres et les malheureux : Ps 72.4). « La justice et le respect du droit par le roi apparaissent toujours comme la condition de la paix7 » (Ps 72.3). Ce « droit du roi » définissait aussi ce qui devait caractériser la personnalité du monarque, son mode de vie, et aussi ce qu’il méritait en fonction de ses actes bons ou mauvais8.

 

La société est imparfaite et sa justice aussi

 

Job avait une pleine confiance en la juste justice de Dieu (Jb 1.22 ; 31.6), mais l’Ecclésiaste déplorait les carences de la justice humaine (8.10-11). Des rois condamnèrent des innocents (David : 2 S 11.14-15), d’autres se servirent de leur pouvoir judiciaire pour leur propre profit, cherchèrent de faux témoins pour faire condamner le juste (Achab et Jézabel : 1 R 21.8-10).

 

Les Psalmistes désapprouvaient les jugements faussés, le droit des pauvres bafoué (Ps 82.2-4). Les prophètes fustigeaient les juges partiaux qui profitaient de leur pouvoir judiciaire pour dépouiller le peuple à leur avantage (Es 10.1-2 ; Mich 7.3), semblables à des loups du soir dépouillant les plaignants (Soph 3.3). Les Anciens eux-mêmes étaient tombés dans la corruption (Ez 9.6).

 

 

L’enseignement du Nouveau Testament

 

Jésus mentionnait encore la dureté de certains juges qui ne respectaient pas Dieu (Luc 18.2). Il accusait aussi les pharisiens de ne pas obéir aux commandements divins et de les remplacer par d’autres traditions, d’imposer quantité de règles que Dieu n’avait pas instituées (Mc 7.5-13). Il exigeait de ses disciples qu’ils aient une attitude différente.

 

Mais les Evangiles en disent très peu sur l’autorité judiciaire

 

Jésus se soumettait à la fois à la loi juive qu’il accomplit parfaitement, et aux prescriptions romaines ; il payait l’impôt, et n’incita jamais à la résistance contre les lois de l’occupant.

 

Il subit des uns et des autres un jugement inique parce qu’il avait pour mission de restaurer les relations rompues par le péché. En obéissance au Père, il accomplit toute justice (Mt 3.15).

 

Face à la justice légaliste des pharisiens, il proposa une autre loi : reprenant les commandements de la loi mosaïque, il précisa que non seulement l’acte comptait, mais déjà l’intention (ex.: Mt 5.21-22). Le respect des règles de justice divine devenait possible pour ceux qui entraient dans une Nouvelle Alliance avec Dieu, Dieu inscrivant sa loi dans le cœur des croyants (Jr 31.31-33).

 

Les notables juifs (pharisiens, sacrificateurs, « chefs ») ne possédaient plus le droit de juger, de condamner ou de faire exécuter un coupable (Luc 23,1; Jn 18.31),
Le gouverneur romain (tels Pilate, Félix ou Festus) avait la fonction de juge suprême selon la loi romaine (Ac 24.10) ; cependant, un « roi » local pouvait être nommé par les Romains sur l’une ou plusieurs des provinces de la Palestine romaine et jouissait alors du pouvoir judiciaire suprême.
Pilate pouvait faire libérer ou condamner Jésus (Jn 19.10). Mais Jésus étant galiléen, il transmit cette responsabilité à Hérode qui « régnait » sur la Galilée et la Pérée ; ce dernier, pour des raisons politiques, renvoya Jésus à Pilate.

 

Les Actes et les Epîtres

 

Les autorités terrestres ont été établies par Dieu pour notre bien (Rm 13.1-5). Elles ont pour mission de permettre un ordre relatif dans la société. Elles ont le droit de sévir contre ceux qui enfreignent les lois et de punir. Aussi bien Pierre (1 Pi 2.13-17) que Paul recommandaient la soumission aux autorités, par motif de conscience : cette soumission est donc dans la volonté de Dieu. Avec la réserve que si la loi est contraire à la justice de Dieu, le chrétien doit choisir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 4.19 ; 5.29). Paul se mit à l’abri du droit romain pour échapper à la torture (Ac 22.24) ou à la vindicte des juifs (25.10-12).

 

Certaines lois de l’époque entraînaient injustice et souffrance (polygamie, esclavage) : là encore pas de révolte, mais une exhortation à la soumission, comme au respect d’un patron difficile (1 Pi 2.18).

 

Cependant Paul précise clairement que la volonté de Dieu est la justice et la liberté, l’absence de toute discrimination entre hommes, femmes, nations… d’où la pressante suggestion à Philémon de libérer Onésime sans contrepartie, les exhortations sévères aux patrons d’honorer leurs engagements vis-à-vis de leurs employés (Je 5.4), l’enseignement sur le couple selon Dieu (Ep 5.22-31), le modèle de fidélité que doivent être les anciens dans ce domaine. Rien de tout cela n’est contraire aux lois humaines, ni à la loi de Dieu.

 

C’est en respectant l’esprit de cette nouvelle justice que les hommes, premièrement justifiés devant Dieu par l’accomplissement parfait de la justice de Dieu en Jésus-Christ crucifié et ressuscité, peuvent enfin obéir pleinement au Père et entrer dans la famille de Dieu (Mt 12.50). Ils forment un peuple nouveau, un royaume nouveau dans lequel «les relations entre les hommes et avec Dieu seront ce qu’elles doivent être, c’est-à-dire conformes à l’intention créatrice et salvatrice de Dieu9»

 

Hélas l’Eglise terrestre reste imparfaite et Paul dut prendre des mesures disciplinaires sévères (1 Co 5.4-5) et rappela à ses disciples d’agir (Tt 3.10) comme Jésus l’avait enseigné (Mt 18.15-17). Il ne devrait pas non plus y avoir de procès entre chrétiens (1 Co 6.5-7).

 

Si la justice « distributive » (voir paragraphe d’introduction) était pleinement accomplie, la justice « judiciaire » ne serait plus nécessaire (1 Tm 1.9 ; l’Eglise devrait être un témoin de cette justice distributive vécue, un avant-goût du Royaume de Dieu). Telle sera la cité de Dieu : Je nommerai la paix pour qu’elle te gouverne, et pour te dominer je mettrai la justice… Ton peuple sera tout entier composé d’hommes justes (Es 60.17,21)10.

 

J-P.B.

 


 

NOTES

 

1.   M. DOMERGUE : « La justice de Dieu », dans Croire aujourd’hui, n° 22/1997, février, p. 7.

 

2.   Armand CUVILLIER, Précis de Philosophie (Edit. Colin, 1957), tome II, p. 312.

 

3.   Jean-Denis BREDIN, avocat, membre de l’Académie Française, « La religion, les maux et les vices », dans Dossier n°14 du Christianisme aux XXe siècle, octobre 1996, p. 13.

 

4.   John STOTT, Le Chrétien et la vie moderne (Sator, 1987), tome 1,p. 256.

 

5.   Jacques MARITAIN, La philosophie morale (Gallimard, 1960), p. 99ss.

 

6.   G. VERKINDERE, La justice dans la Bible (dans la revue Trajets, hiver 99 2000/ n°2), p. 3.

 

7.   Ibidem, p.3.

 

8.   J. GUILLET, La générosité de Dieu (Edit. Montaigne, 1954), p. 25

 

9.   S. DE DIETRICH, Justice et droit selon la Bible.

 

10.   Autres sources : Léon EPSZTEIN, La Justice sociale dans le Proche-Orient ancien et le peuple de la Bible (Edit. Cerf, 1983), 272 p. Gérard verkindere, « La Justice dans l’Ancien Testament » dans Cahiers EVANGILE (Edit. Cerf, n° 105, sept. 1998), 59 p. Heinz-Henri wendland, Ethique du N.T. (Edit. Labor et Fides, 1972), 172 p. Dictionnaires Bibliques : articles autorités, gouverneur, juge, magistrat, prophète, sacrificateur, roi…