Le pardon et l’oubli

 

 poignéede mains

par Jacques BUCHOLD1

 

 

Dans la prière que le Seigneur nous a enseignée – et que nous prions si peu souvent en assemblée – la seule requête qui vise directement nos relations avec autrui est liée à la question du pardon : « Quand vous priez dites : Père… pardonne-nous nos péchés, car nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui ont des torts envers nous » (Lc 11.2, 4).

 

Sans se confondre avec lui, « le chemin vers Dieu passe par le prochain », semble indiquer le Christ2. Pour le disciple du Seigneur, pardonner n’est pas facultatif : c’est la condition du pardon divin («  si… », Mt 6.14-153), c’est sa mesure même (« de la même manière que, comme… », Mt 6.124), c’est l’engagement que prend nécessairement celui qui réclame la grâce du Seigneur (« car… », Lc 11.4).

Mais encore faut-il comprendre ce que pardonner veut dire. Serait-ce oublier, car comme l’annonce le prophète, lorsque le Seigneur pardonne, il oublie notre iniquité : « Je pardonnerai leur faute et je ne me souviendrai plus de leur péché » (Jr 31.345) ? Mais comment faut-il entendre un tel oubli ?

 

 

La colère ou l’oubli ?

 

De même que le péché attriste Dieu et son Esprit (Ps 78.40 ; Es 63.10 ; Ep 4.30), l’offense nous inflige une blessure. Anne a pleuré face aux moqueries de sa rivale Peninna (1 S 1.7), Jésus a été peiné d’avoir été rejeté par Jérusalem (Mt 23.37-39) et si le regard qu’il a porté sur son ami Pierre qui le trahissait était avant tout celui de l’amour, il a aussi dû lui parler de la tristesse d’un homme qui se sentait abandonné (Luc 22.61).

 

Blessés par l’offense, nous nous livrons souvent à l’amertume et à la colère. Telle a été la réaction des frères de Joseph qui, face à sa pratique de la dénonciation et aux attitudes de favoritisme de leur père Jacob (Gn 37.2), « prirent Joseph en haine : ils ne pouvaient plus lui parler aimablement » Gn 37. 4). Puis lorsque Joseph se mit à raconter ses rêves dans lesquels ses frères se prosternaient devant lui, leur haine passive devint agressive : « Ils le détestèrent de plus belle à cause de ses songes et de ses propos » Gn 37.8), et l’on sait ce qu’il advint !

 

La question qui se pose est la suivante : la réaction de colère face à l’offense est-elle toujours un mal dû à notre nature pécheresse ? N’est-elle pas aussi une réaction légitime face au péché ? L’Ecriture souligne, en effet, que le croyant n’est pas appelé à rester indifférent face au mal. Les psaumes d’imprécation de l’Ancien Testament le soulignent avec force6 ; dans l’Apocalypse, les âmes des croyants égorgés réclament justice (Ap 6.9-117) ;

 

Jésus a su se mettre en colère quand il le fallait8 ; l’apôtre Paul reconnaît qu’il y a une place pour la colère dans la vie du chrétien (Ep 4.269) et, surtout, l’Ecriture mentionne à plusieurs reprises la « colère » et la « haine » de Dieu contre le péché et ceux qui le commettent10.

 

Nous n’assistons jamais aux offenses qui nous sont faites comme de simples spectateurs. Elles déclenchent en nous un processus d’évaluation du mal dont nous sommes la victime. La colère en est l’aboutissement « normal » (car conforme à la norme divine) : elle est le signe d’une bonne santé spirituelle. Ne pas réagir ainsi, voilà ce qui serait « anormal » !

 

Certains, submergés par les sentiments de colère qu’ils ressentent, les refoulent, écrasés par la culpabilité que ces sentiments troubles suscitent en eux, et tombent parfois dans la dépression. Or, les psychiatres savent que l’un des premiers signes du rétablissement est la colère. L’offensé se « retrouve » et retrouve ses marques ; il parvient enfin à s’exclamer au sujet de ce qu’on lui a fait : « Ce n’est pas juste ! ». LE PARDON N’A RIEN DU REFOULEMENT AMNESIQUE DE L’OFFENSE.

 

 

Pardonner : « oublier » l’amertume

 

Le pardon serait-il alors l’oubli volontaire de la colère que suscite l’offense ? Car au « Mettez-vous en colère » d’Ephésiens 4.26, l’apôtre ajoute : « Ne péchez pas : que le soleil ne se couche pas sur votre irritation ». Le danger pour le croyant est de s’enfermer dans sa colère contrairement à Dieu qui est « lent à la colère » (Ex 34.6). Juste réaction face au mal, notre colère dégénère trop souvent en volonté de destruction alors que Dieu tempère la sienne par son désir de sauver (Ez 18.23 ; 1 Tm 2.4).

 

C’est pourquoi, pour nombre de chrétiens, le pardon serait une auto-thérapeutique de la colère, un traitement de la blessure de l’offense qu’il s’agirait de toujours entreprendre, quelle que soit l’attitude de l’offenseur : « Pardonner comme Jésus, écrit Hatzakortzian, c’est accorder votre pardon avant que votre offenseur vous demande pardon ou réalise même le besoin d’être pardonné11. »

 

L’Ecriture, en effet, nous invite à ne pas répondre à l’offense par l’offense, à abandonner notre ressentiment et à nous décharger sur le Seigneur de nos griefs contre autrui : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu » (Rm 12.19). Il nous faut apprendre à aimer notre offenseur malgré son offense : « Si celui qui te veut du mal a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire » (Rm 12.20). Cependant, cette remise des griefs au Seigneur, qui est la clé de la libération de l’amertume, n’est pas ce que l’Ecriture appelle le pardon mais uniquement son nécessaire préalable.

 

CAR PARDONNER, CE N’EST PAS EFFACER LA BLESSURE DE L’OFFENSE, MAIS SA DETTE.

 

 

Pardonner : « oublier » l’offense

 

Selon l’Ecriture, en effet, l’offense n’est pas seulement une blessure à laquelle répond la colère de l’offensé mais aussi une « dette12» qui se loge entre l’offenseur et l’offensé car toute offense est avant tout un péché qui demeure devant Dieu : « Si ton frère a péché contre toi…13» (Mt 18.15). Or, c’est cette dette que le pardon biblique vise à « remettre14 ».

 

Le pardon biblique n’est pas une thérapeutique que l’on s’applique à soi-même, dans le secret de sa chambre et de son cœur, mais une réalité que l’offensé octroie à son offenseur : il est toujours un événement qui a lieu entre eux. Tel est précisément ce qu’est le pardon de Dieu car c’est aujourd’hui que Dieu nous pardonne lorsque nous nous tournons vers lui pour lui avouer nos fautes et croire en sa grâce.

 

Deux enseignements scripturaires découlent d’une telle compréhension du pardon.

  • Premièrement, le croyant qui a su remettre ses griefs au Seigneur et renoncer à son amertume est invité à aller vers son offenseur pour lui offrir son pardon : « Va ! (Mt 18.15). Il s’agit de te « gagner » car c’est l’offensé qui, à cause de la « dette », est le grand perdant !

  • Deuxièmement, la remise de la dette de son offense passe par sa repentance car elle seule autorise l’offensé à pardonner : « Si ton frère a péché, reprends-le, et s’il se repent, pardonne-lui ». Car ne plus se souvenir du péché, à l’exemple de Dieu (Jr 31.34}, CE N’EST PAS L’EXCUSER MAIS NE PLUS EN TENIR COMPTE UNE FOIS QU’IL A ÉTÉ CONFESSÉ.

 

J.B.

 


NOTES

 

1. Jacques BUCHHOLD est professeur à la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine. Il y est aussi responsable des éditions EDIFAC. Et il a écrit lui-même Le pardon et l’oubli (coll. Terre Nouvelle, édition révisée, 1997, 250 p.) que l’on peut obtenir à Edifac, à Vaux-sur-Seine et que nous vous recommandons vivement.

 

2. Joachim Jeremias, Théologie du Nouveau Testament I. La prédication de Jésus, trad. de l’allemand par J. Aizin et A. Liefooghe, Lectio Divina 76, Paris, Le Cerf, 1980, p. 242.

 

3. Il faut nettement distinguer la cause du pardon divin, qui est sa grâce, et sa condition : si je crois, mais aussi si je m’engage à pardonner, à le servir, etc.

 

4. Voir Luc 6.36-38 ; Je 2.12-13.

 

5. La traduction de Mi 7.18 : « Quel Dieu est semblable à toi… qui oublies les péchés du reste de ton héritage » (Second 1910, Bible de Genève 1975) ne rend pas vraiment l’hébreu qui a : « qui passes sur les péchés du reste de ton héritage »,

 

6. Voir, en particulier, ps 58.7-12 ; 137.7-9 ; 139.19-22 ; 140.7-12. Ces psaumes n’expriment pas uniquement des réactions face au mal en général mais aussi à des offenses personnelles. Cf. les « confessions » de Jérémie (p. ex. Jr 18.18-23).

 

7. Cf. Lc 18.1-8.

 

8. Mc 3.3-6 ; 10.14 ; Mt 21.12-13.

 

9. Le grec a : « Mettez-vous en colère mais ne péchez point ». La traduction courante («si vous vous mettez en colère… ») atténue la force du passage qui reprend le ps 4.5 dans lequel le verbe ragaz peut désigner une réaction de colère ou de rage.

 

10. L’A.T. mentionne 17 fois la haine de Dieu contre le péché et emploie 20 mots différents, dans plus de 580 textes. pour désigner la « colère » de Dieu, Le N.T. mentionne 23 fois la « colère » (orgè) et 8 fois la « fureur » (thumos) de Dieu. Voir Jacques Buchhold, Le pardon et l’oubli, coll. Terre Nouvelle, édition révisée (Cléon d’Andran : Excelsis ; Vaux-sur-Seine : Edifac ; 1997), p, 43-45.

 

11. Samuel Hatzakortzian, Le pardon, une puissance qui libère (Challes-les-Eaux : Editions Compassion, 1980), p. 62-63.

 

12. Mt 6-12 litt. : « Remets-nous nos dettes comme nous avons aussi remis à nos débiteurs » (cf. Mt 18.23-35).

 

13. Plusieurs manuscrits n’ont pas « contre toi »

 

14. En grec aphiemi (Mt 6,12, 14-15 ; 18,21, 27, 32,35).