Le Noël d’Alanig Furzod

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par Alain MONCLAIR

 

 

 

La tête engoncée entre ses épaules et son large suroît, les mains recroquevillées dans les manches de son ciré, Alanig Furzod ressemblait à l’un de ces épouvantails qui donnent au paysage un aspect irréel. Pas un oiseau, pas même un goéland autour de lui, car la nuit était déjà tombée sur cette journée du 24 décembre.

 

Le vent soufflait fort et les galets roulaient sous ses bottes, mais le fracas des vagues l’empêchait d’en entendre le bruit. L’éclat fulgurant d’un phare éclairait de temps à autre ces longues rangées de crêtes blanches. Mais l’orgueil des flots ne l’impressionnait pas ; il savait que ces vagues dont le propre est de vouloir se dépasser elles-mêmes, allaient irrémédiablement s’écraser sur le rivage, y laissant tout au plus un peu d’écume que le vent se chargerait de disperser.

 

Non, ce n’était pas pour les vagues qu’Alanig Furzod se promenait sur les galets ce soir de Noël. C’était plutôt pour le vent et la mer. Ce vent qui venait de loin, d’ailleurs, et la mer, cette patrie des hommes de la troisième sorte1, à laquelle il appartenait. Sa soif d’horizon était encore plus insatiable que son légendaire besoin de vin rouge. Habituellement, ces jours de cafard et de fête se terminaient par une cuite monumentale, mais Noël était pour lui un jour spécial. Il ne pouvait se l’expliquer, mais se saouler ce jour-là eût été un sacrilège. Quelque part dans sa tête se cachait une devise : « Ne pas faire rougir un enfant le jour de Noël ».

 

D’autres iraient à la messe de minuit, mais lui préférerait cette symphonie maritime, cet hymne au Créateur joué par le fracas de la mer, le sifflement du vent, et le sourd grondement des galets roulant à chaque retrait de la vague.

 

Depuis qu’il ne pouvait plus naviguer au long cours, Alanig éprouvait ce besoin de tête à tête avec la mer. Elle remplaçait les larmes, salées elles aussi. La mer le mettait en communion avec tous les rivages du monde, ceux ensoleillés et bordés de cocotiers, ainsi que ceux, plus dangereux, bordés de récifs avides de naufrages, qui font du métier de marin un métier de combattant.

 

Alanig venait redire à la mer que son amour pour elle était toujours intact, que sa désertion du grand large n’était due qu’à l’incompréhension d’hommes galonnés et cravatés, influencés par de doctes personnages en blouses blanches, qui s’étaient ligués contre les marins buveurs de vin pour les bannir de l’horizon et les assigner à résidence sur les vagues immobiles de sable et de prairies.

 

Perdu dans ses rêveries nostalgiques, le promeneur tomba sur une masse molle. Soudainement son sang de ramasseur d’épaves lui rappela que les vents étaient au Nord depuis trois jours. Faisant un effort pour percer l’obscurité du regard, il se baissa, palpa l’objet, le redressa, le souleva. C’était un sac de matelot, il ruisselait, mais n’avait pas l’air d’avoir séjourné très longtemps dans l’eau. Les pensées d’Alanig se bousculèrent : était-ce bien de ramasser des épaves un soir de Noël ? Mais ne serait-ce pas un cadeau de l’Océan ? Et puis, s’il le prenait, il pourrait certainement le restituer à l’infortuné… ou à sa famille. Le sens du devoir balaya ses doutes, il empoigna le sac et regagna son « pen-ty2 » par les chemins creux, à l’abri du vent et des regards indiscrets.

 

Le poids commençait à engourdir son bras lorsqu’il put enfin déposer son fardeau sur la table, juste sous la lampe, dans l’unique pièce de sa maison. Son cœur battait un peu la chamade en ouvrant le sac, puis la curiosité l’emporta. Il en sortit des vêtements, puis une paire de chaussures d’où coulèrent deux bonnes tasses d’eau salée. Le reste coinçait un peu, il secoua donc le sac en l’empoignant par le fond, et un ballot de ciré jaune tomba sur la table. Le paquet pesait bien trois à quatre kilos. Alanig le déficela et découvrit un coffret de bois verni, genre étui à sextant. Un décor de cuivre en forme de porte de navire habillait le couvercle. On y devinait la patience, l’habileté et la passion qui animèrent le cœur et les doigts de l’habile matelot. Sous un hublot orné d’un phare, une plaque gravée ajoutait son poids de mystère à la trouvaille. Il y était écrit : « Je suis la porte ».

 

Le couvercle sauta légèrement lorsqu’il poussa le fermoir. Un livre ancien apparut. Alanig dégagea la table, posa le livre juste sous la lampe et s’assit devant. A la deuxième page il découvrit une inscription manuscrite :

 

A Erwan Le Goulouber, en bon souvenir de notre rencontre et de ta renaissance à New Orléans, Louisiane, le 24 décembre 1919.  

Albert Naud.

« Rien ne sera impossible à Dieu ».

 

Rien d’impossible ? Sauf être heureux, pensa Alanig en se levant. A cet instant une enveloppe tomba du livre qu’il allait ranger. A l’entête des Phares et Balises, cette lettre était adressée à Erwan Le Goulouber, Saint Gonéry, Plougrescant ; probablement le propriétaire du sac. J’irai demain à Plougrescant, décida notre amateur d’épaves. Puis il se coucha et s’endormit sur une étrange berceuse qui se prolongea dans ses rêves. Des vagues blanches venaient s’écraser à ses pieds, l’une après l’autre, et chacune lui murmurait : « Rien ne sera impossible à Dieu ».

 

Le lendemain matin, Alanig pris son vélo, arrima le sac sur le porte-bagages, et pédala en direction de Plougrescant. Arrivé au hameau de Saint Gonéry, il se renseigna.

 

– Oh ! lui répondit-on, aujourd’hui Erwan est au temple pour le culte de Noël.

 

– Dommage ! J’aurais voulu le voir.

 

– Eh bien, vous n’avez qu’à y aller. Ils vont être contents. Ils aiment bien la visite, là-bas, dit la dame en riant. Traversez le bourg et prenez la route derrière l’Eglise, c’est pas loin, vous trouverez bien.

 

– Merci, dit Alanig en enfourchant son vélo.

 

Des sons de cantique lui indiquèrent qu’il approchait. En effet, juste dans le virage, il découvrit le temple, l’église des Protestants. Il traversa la route, adossa son vélo au mur, et poussa la porte des lieux. Le dernier banc était vide, il en profita pour s’asseoir et souffler un peu après cette longue randonnée. Son audace inhabituelle l’étonnait et l’inquiétait quelque peu, mais trois petits mots écrits sur une croix fixée au mur d’en face le rassurèrent : Doue ‘zo karantez3.

 

Puis un homme se leva, grimpa deux marches et se plaça derrière un petit pupitre en bois. Il ouvrit un livre et lu : « Rien n’est impossible à Dieu ». Les mots du livre d’Erwan Le Goulouber !

 

Cette parole donnée par un ange à Marie s’adresse aussi à nous aujourd’hui, continua le prédicateur. Chaque naissance est un miracle encore plus grand. Mais il est une autre naissance, qui est tout aussi miraculeuse, c’est la renaissance ou nouvelle naissance. Jésus déclare : Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu… ni y entrer (Jean 3.3,5). Nombreux sont ceux qui ne sont nés qu’une seule fois, c’est pourquoi ils ne comprennent pas l’Evangile.

 

La nouvelle naissance, dit l’orateur, se produit lorsque l’on invite le Christ à venir habiter dans son cœur. « Le Christ naîtrait mille fois à Bethléem, s’il ne naît dans la crèche qu’est ton âme, tu ne seras pas sauvé. Le bois de la mangeoire est devenu comme celui de la croix pour ton salut. Rien n’est impossible à Dieu ».

 

Et l’orateur d’expliquer que lorsque les disciples demandèrent : Qui peut être sauvé ? Jésus répondit encore : Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu (Luc 18.26-27).

 

Ces disciples étaient des gens comme nous, marins pêcheurs pour la plupart . Cependant ils laissèrent tout par amour pour Jésus. Ils laissèrent leurs bateaux et leurs filets, ils laissèrent aussi leurs soucis, leur incrédulité et leur rancune à cause de leur sort. Et Jésus leur promit cent fois mieux, et la vie éternelle pour le siècle à venir (Mc 10.29-31). Et le prédicateur conclut : « La lumière des bougies ne suffit pas pour fêter Noël, il faut laisser Jésus allumer un phare dans son cœur ! »

 

Alanig Furzod était abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Le refrain de son rêve changea de temps : du futur il passa au présent : « Rien ne sera impossible à Dieu » devint « Rien n’est impossible à Dieu ». Une vie nouvelle s’ouvrait devant lui. Il croyait comprendre que cette vie nouvelle, Jésus l’offrait encore aujourd’hui. Aucune situation ne pouvait être trop désespérée pour la recevoir, car tout est possible à Dieu (Mc 10.27). Il voulut faire de sa vie l’hôtellerie où Jésus-Christ serait l’invité bienvenu et le Maître ! A vous aussi.

 

A.M.


 

NOTES

 

 

 

1. « II y a trois sortes d’hommes : les morts, les vivants et ceux qui vont sur la mer. » PLATON

 

2. Maisonnette faisant partie d’une lignée d’habitations contiguës.

 

3. Dieu est amour (1 Jean 4.8).