Le contexte géographique et historique

 

de l’Apocalypse

 apocalypse

 

par Alfred KUEN

 

 

 

La province d’Asie qui comprenait le tiers occidental de la Turquie actuelle, était au 1er siècle le centre culturel du monde qui surpassait même Rome et Athènes.

 

C’est dans les villes d’Asie, fondées par les Ioniens, que se trouve le berceau de la philosophie grecque, « une apparition unique dans l’histoire humaine, sans laquelle la civilisation actuelle serait impensable1. Par ses vignobles et ses vergers, ses industries et son commerce le pays devient une véritable mine d’or. Ses ports étaient des lieux d’échange des richesses de l’Orient et de l’Occident. Cela ouvrait l’horizon, favorisait le savoir, l’art et les religions.

 

L’envers de la médaille fut la convoitise que ce pays excitait : souvent il changea de propriétaire : les Phrygiens, les Lydiens, les Perses, les Macédoniens et finalement les Romains s’y succédèrent. Chaque changement entraînait l’arrivée de nouveaux peuples, de nouvelles langues, nouvelles cultures et nouvelles relations. Rome n’eut pas besoin de conquérir l’Asie : elle lui fut donnée par le dernier roi de Pergame, Attalus III en 133 avant J.-C. C’est pourquoi elle ne fut pas administrée par un gouvernement militaire, mais par un proconsul.

 

La province n’était pas seulement un lieu d’échange de marchandises, les idées et les cultes de tout l’empire s’y confrontaient et se mêlaient, Les ruines des temples les plus divers s’y rencontraient. Les lieux de pèlerinage y abondaient.

 

L’Asie était avec tout cela le haut-lieu de l’hellénisme, le plus puissant mouvement culturel de l’époque. Un mouvement qui a commencé sa marche triomphale à travers le monde antique sous Alexandre le grand (356-323 av. J.-C.). L’une des caractéristiques de l’hellénisme est la recherche de l’unité de toute l’humanité aux dépens des particularités ethniques, raciales, linguistiques, politiques, sociales et religieuses. Un seul monde, un seul peuple. Ce sont les Grecs qui furent les initiateurs et les artisans de ce programme. Des marchands grecs monopolisaient le commerce tout autour de la Méditerranée et de la mer Noire.

 

Il y avait des villes grecques un peu partout, par exemple en Galilée (Mt 4.25 ; Mc 5.20 ; 7.31). Ils allaient à travers l’Egypte jusqu’au cœur de l’Afrique et par la Mésopotamie, en Inde. « Qui a beaucoup voyagé à beaucoup appris, dit Ben Sirah, et qui a une large expérience peut parler en connaissance de cause… celui qui a voyagé a amassé beaucoup de compétences… au cours de mes voyages j’ai compris plus de choses que je ne saurais dire » (34.9-12). Partout, les Grecs amassèrent de nouvelles connaissances et les transmirent plus loin. La langue universelle de l’époque, la koiné (koiné dialektos : langue commune) était parlée partout.

 

Le développement du culte impérial se situait dans la ligne du programme hellénistique d’unification de tout le monde connu. L’Orient connaissait depuis longtemps les honneurs divins rendus aux souverains. En Egypte, les Pharaons étaient considérés comme divins dès leur naissance. La Bible nous rapporte des tentatives semblables d’imposer le culte du roi régnant à tout un peuple (Dn 3.6ss ; 6.8ss). Ces idées pénétrèrent en Occident par le biais de la province d’Asie.

 

Les villes de la province rivalisèrent de zèle pour obtenir du sénat romain l’autorisation d’ériger un temple en l’honneur de Rome (Dea Roma) et de l’Empereur. Pergame obtint la première ce droit sous Auguste (30 av. J.-C.-14 ap. J.-C), Smyrne sous Tibère (14-37), Ephèse sous Claude (41-54).

 

Sous le règne de Domitien, Ephèse mit toutes les autres cités dans l’ombre. Elle obtint le titre honorifique de « ville fidèle à l’empereur, gardienne impériale du temple ». On y érigea une statue de l’empereur quatre fois plus grande que nature et des autels au « divin et unique souverain et illustre empereur Domitien ». Avec le culte impérial les prêtres de ce culte faisaient leur entrée en ville. Leur grand prêtre était aussi l’homme de confiance de Rome dans la province, qui veillait à ce que tous les sujets démontrent leur loyauté envers l’Etat par leur participation au culte impérial.

 

Les destinataires de l’Apocalypse faisaient donc partie de l’élite intellectuelle de l’humanité d’alors, mais ils vivaient là où le conflit entre le christianisme et les forces qui s’opposaient à lui était le plus ardu.

 

L’Evangile était parvenu depuis longtemps en Asie. Des pèlerins juifs de la province étaient présents lors de la première Pentecôte (Ac 2.9). Ceux qui sont rentrés chez eux étaient sans doute les premiers missionnaires parmi leurs concitoyens, bien qu’aucune trace d’Eglise n’apparaisse avant le passage de l’apôtre Paul. Lors d’un bref passage à Ephèse (Ad 8.19), Paul conscient sans doute des possibilités qu’offrait cette ville, promet d’y revenir « si Dieu le veut » (v. 21). Entre temps, Aquilas et Priscille y sont actifs (Ac 19.26-28). Paul revient à Ephèse et y reste trois ans (Ac 20.31), plus longtemps que partout ailleurs.

 

Par la suite, il écrivit à différentes églises de la province2. Pierre leur adressa aussi sa première lettre (1 Pi 1.1 ). « II y avait là un centre de gravité non seulement du paganisme mais aussi du christianisme. Ephèse avait remplacé Jérusalem et Antioche comme centre chrétien ; ce n’était pas encore le tour de Rome. Dans aucune autre partie de l’Empire le mouvement chrétien ne s’était autant répandu. D’après la lettre de Pline le nombre des chrétiens y était si grand que les temples païens étaient désertés, d’après la 2eépitre de Clément il surpassait ceux des Juifs3.

 

Dans cette province la confrontation entre l’Eglise et le monde ambiant prenait une forme valable pour l’ensemble de la chrétienté. C’est ce que ressent l’apôtre Jean lorsqu’il répète à la fin des messages adressés à des communautés particulières : « Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Eglises »4 (2.7, 11, 17).

Le conflit entre christianisme et culte impérial prit une forme particulièrement aiguë sous Domitien. Cet empereur a laissé un souvenir particulièrement négatif dans l’histoire. Lorsque les sénateurs apprirent son meurtre, nous dit Suétone, ils « manifestèrent la plus grande allégresse : s’empressant d’envahir la curie, ils ne purent s’empêcher de prodiguer au défunt les invectives les plus injurieuses et les plus violentes… de décréter que l’on effacerait partout ses inscriptions et que l’on abolirait complètement sa mémoire »5. Il dit de lui qu’« il se permit toutes les violences comme un véritable tyran » (I) « .. mêlant en proportions égales les vices et les vertus jusqu’au moment où ses vertus elles-mêmes dégénérèrent en vices » (III).

 

Il décrit longuement sa cruauté envers ses familiers, ses proches et tous ses fonctionnaires, comme les plus haut placés qu’il fit exécuter en grand nombre avec une cruauté raffinée, « Dictant une lettre circulaire au nom de ses agents, il débuta de la sorte : ‘Notre maître et notre dieu ordonne ce qui suit’. Aussi désormais fut-il établi que personne, même dans un écrit et dans un entretien, ne le désignerait autrement » (XIII). En l’an 86, il se fit nommer officiellement « le Seigneur Dieu ». Son palais fut considéré comme un sanctuaire, son trône le siège divin. Pendant son absence, il fallait continuer à faire une révérence respectueuse devant son trône. Quand il paraissait en public, la couronne d’or sur la tête, tout le monde, habillé de blanc sur ordre impérial, poussait des ovations frénétiques « Vive le Seigneur, victoire au Seigneur de la terre ; puissance, gloire, honneur, paix, sécurité, saint, bienheureux, grand, qui est semblable à toi, tu es digne de prendre le royaume, Seigneur des seigneurs, Très-haut parmi les grands, dieu de toutes choses, dieu éternel, seigneur d’éternité en éternité, Seigneur de tous les siècles6.

Des poètes de cour composaient des textes flatteurs récités en chœurs parlés : « Voici dieu, le voilà celui qui a été institué par le Père céleste avec l’autorité suprême pour régner sur une terre heureuse »7. Même le monde animal devait participer à cet hommage général : on avait dressé des perroquets pour qu’ils crient « Ave César ! »8. Domitien est entré dans l’histoire à cause de la violence des persécutions qu’il a déclenchées contre les chrétiens. Après la mort de Néron, ces derniers jouirent d’une période de tranquillité assez longue pendant laquelle leur nombre se multiplia considérablement. L’Evangile pénétrait jusque dans les cercles dirigeants, jusqu’à la cour impériale. L’héritier présomptif du trône fut élevé dans la famille d’un cousin de l’empereur : Flavius Clemens qui, avec sa femme Flavia Domitilla, semblent avoir été de vrais chrétiens.

 

« C’est l’une des suppositions les plus intrigantes de l’histoire, dit F-E Bruce, de se demander que serait-il advenu si Clemens et Domitilla avaient vécu en élevant leurs fils dans la foi chrétienne et si l’un de ces enfants étaient monté sur le trône impérial suivant le cours normal des choses ? Certainement que notre histoire actuelle serait bien différente de ce qu’elle est. Il faudra attendre plus de deux siècles pour qu’un empereur « chrétien » siège sur le trône d’Auguste, deux siècles pendant lesquels le christianisme a dû faire son chemin contre l’opposition impériale qui, de temps en temps, a pris la forme d’une persécution sauvage »9.

Cette multiplication des chrétiens inquiétait l’empereur. D’autre part, le christianisme s’était nettement différencié du judaïsme qui bénéficiait du statut de religio licita, donc de la protection officielle. Aussi longtemps qu’ils étaient assimilés par les autorités à une secte juive, les chrétiens ne tombaient pas sous le coup de la loi interdisant la création de nouvelles communautés religieuses dans l’Empire.

 

Mais les Juifs, d’une part, s’efforcèrent de lever l’équivoque parce qu’ils ne voulaient pas laisser les chrétiens bénéficier de leur statut privilégié. Les chrétiens, d’autre part, considéraient comme un reniement de leur foi d’être assimilés aux Juifs. Ce motif fut même la cause immédiate des persécutions sous Domitien. Depuis la destruction du temple de Jérusalem, les Juifs ne payaient plus l’impôt de la didrachme pour son entretien. Par contre, l’empereur percevait d’eux cet impôt pour l’entretien du temple de Jupiter. Les agents de Domitien l’exigeaient avec une extrême rigueur.

 

Comme ils assimilaient les chrétiens aux Juifs, ils voulaient aussi le percevoir de leur part. Les chrétiens considérant le paiement de cet impôt comme une abjuration de leur foi, refusèrent de payer la taxe. Ils furent, de ce fait, accusés d’athéisme et condamnés comme tels à la mort ou au bannissement avec confiscation de leurs biens. Flavius Clemens fut l’une des premières victimes de cette nouvelle persécution : il fut mis à mort et sa femme bannie dans l’île Pandataria « pour cause d’athéisme pour lequel d’autres aussi furent condamnés qui s’étaient égarés dans des voies juives »10. Selon une ancienne tradition rapportée par Tertullien11, l’apôtre Jean aurait été amené à Rome par ordre impérial, interrogé et torturé là, puis banni à l’île de Patmos. Si elle est exacte on comprend que derrière la description de la ville aux sept collines (ch. 17) se profile une expérience personnelle amère de l’auteur.

 

A.K.


NOTES

 

1. A. PohI, 77, p. 25.

 

2. Ephèse, Colosses, Laodicée et peut-être d’autres ; voir A. Kuen, Les lettres de Paul, p. 204-209.

 

3. A. PohI, 77, p. 28.

 

4. A. PohI, 77, p. 20-28.

 

5. Vie des Douze Césars, Domitien XXIII, Editions Livre de poche, p.501.

 

6. D’après E. Stauffer, Christus und die Caesaren, Hambourg, 1952, p. 160ss.

 

7. Stauffer, Ibid.

 

8. D’après A. PohI, 77, p. 21-28.

 

9. R.R Bruce, The speading Flame, Paternoster Pr. Exeter, 1970, p. 164.

 

10. Dio Cassius, Hist. Epitome LXVII 14.

 

11. 160-220 ; dans Praescr.Haeret 36.