Pourquoi est-il mort ?

 

 

par Wilbert KREISS

 

 

 

 

Pourquoi Jésus est-il mort ? On a du mal à imaginer question de catéchisme plus simple que celle-là. Et la réponse l’est aussi ! « Pour nous sauver », ou, pour reprendre les mots du Symbole de Nicée : « Pour nous et pour notre salut ». S’il est une question qui doit faire l’unanimité de tous les chrétiens du monde, qu’ils soient catholiques ou protestants, et à quelqu’Eglise qu’ils appartiennent, c’est bien celle-là. N’est-ce pas l’une des rares doctrines sur lesquelles tous ceux qui professent la foi chrétienne sont censés être d’accord ? Oui, mais ne creusons pas plus loin. En effet, dès qu’on essaie d’avoir des réponses un peu plus précises, on constate que l’accord des chrétiens n’est pas si profond que cela et que Satan a su répandre là aussi son mauvais grain.

 

Pourquoi Jésus est-il mort ? Nous sommes avec cette question au cœur même de l’Evangile. C’est l’article fondamental de la foi chrétienne. Pourquoi Jésus a-t-il accepté d’agoniser sur la croix ? Qu’a-t-il fait quand il répandit son sang et qu’il mourut à Golgotha ? Martin Luther répond avec la clarté de la Bible et la simplicité de l’enfant : « Il m’a racheté, moi perdu et condamné, en me délivrant du péché, de la mort et de la puissance du diable, non point à prix d’or ou d’argent, mais par son saint et précieux sang, par ses souffrances et sa mort innocentes » (Petit Catéchisme).

 

Enfantin ? Oui, et sans doute trop enfantin pour beaucoup de théologiens. Il en est beaucoup en effet qui ne sont pas d’accord avec cela et qui, en le niant, sapent consciemment ou non, de façon grossière ou subtile, le fondement même de notre salut. Ce n’est pas pour rien que l’apôtre Paul dit du Christ crucifié qu’il est « scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Co1.23).

 

Quel est l’homme qui aime s’entendre dire qu’il est à ce point perdu, condamné par ses péchés et incapable de faire quoi que ce soit pour son salut qu’il ne peut vivre que si Dieu lui offre un pardon gratuit ? Qui aime s’entendre dire qu’il ne peut avoir la vie éternelle que grâce au sacrifice de Jésus-Christ ? Qu’il a fallu pour sauver les hommes que le Fils de Dieu se fasse homme et devienne leur frère, qu’il se charge de leurs péchés, les expie et paie ainsi la rançon de leur rédemption, les réconciliant avec Dieu et faisant la paix par le sang de la croix ?

 

Evident ? Non, pas du tout. C’est même tellement scandaleux que beaucoup de théologiens, quand ils ne les nient pas carrément, s’efforcent d’émousser ces affirmations de la Bible. Alors je me sens obligé d’écrire cet article, d’élever la voix, de rendre attentifs à des arguments qui sont parfois très subtils, mais qui s’en prennent à l’enseignement de la Bible, quand ils ne le détruisent et ne l’anéantissent pas, et qui ébranlent la bienheureuse certitude du salut que le croyant fonde sur l’œuvre que le Christ a accomplie sur la croix. Nous assistons là à l’une des attaques les plus insidieuses de ce qui est la clé de voûte même de l’Evangile.

 

Je fais grâce au lecteur des erreurs et des hérésies du passé concernant cette doctrine. La liste serait trop longue. Il nous faudrait dénoncer ici les erreurs de certains pères de l’Eglise, l’hérésie d’un grand docteur du Moyen Age comme Abélard, celle des Sociniens (secte du XVIIe siècle) ou des Arminiens (courant qui a traversé les Eglises calvinistes du XVIIe siècle), les théories de la mort de Jésus développées par les libéraux (Schleiermacher) et les rationalistes du siècle dernier (RitschI, Harnack).

 

Laissons cela, puisque c’est du passé, et espérons que ces théologiens se sont rendu compte de leurs erreurs et se sont repentis avant de mourir, sinon ils sont passés, avec toute leur science théologique, à côté de la vie éternelle. En effet, « il n’y a de salut en aucun autre » (Ac 4.12), et quiconque nie que Jésus soit mort en portant et en expiant les péchés du monde ne peut être sauvé.

 

Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et ce qui scandalisait le « disputeur de ce siècle » au temps des apôtres (1 Co 1.20) scandalise aujourd’hui encore les sages de ce monde. Alors venons-en aux faits. Il y a dans le monde protestant (et il y a fort à parier qu’il y ait aussi dans le monde catholique) de très nombreux théologiens qui soutiennent que Jésus n’a jamais pensé que sa mort devait sauver le monde.

 

« Quelle mythologie primitive que celle qui affirme qu’un être divin devenu homme expie par son sang les péchés du monde, s’écrie Bultmann. Il est mort tout simplement parce qu’on a mal interprété son action comme une action politique. Comment ma culpabilité pourrait-elle être expiée par la mort d’un innocent ? Si toutefois il existe un tel innocent ? Qu’elles sont primitives les conceptions de la culpabilité et de la justice qui sont à la base d’une telle doctrine ! ». Un autre, Willy Marxsen, soutenait que « la mort de Jésus en tant que mort salvifique est certainement une interprétation postpascale », ce qui signifie que l’Eglise chrétienne du temps des apôtres, à la recherche d’un sens à donner à la mort de ce Jésus qu’elle vénérait, a conçu l’idée qu’elle apportait le salut au monde.

 

Au début du siècle, le théologien suisse Auguste Lemaître soutenait qu’en présentant la mort du Christ comme expiation des péchés du monde et satisfaction apportée à la justice divine, l’apôtre Paul s’est détourné de la religion d’amour enseignée par le Christ et a conçu une religion de la justice divine contraire au véritable Evangile1. Plus près de nous, le luthérien P.AIthaus affirmait que personne, et donc pas non plus le Christ, « ne peut prendre la place d’un autre, ni dans l’obéissance, ni en endurant le châtiment divin. L’amour qui désire prendre la place des frères jugés par Dieu désire l’irréalisable ». Ce qui signifie en clair que le péché « ne peut être expié ni par moi ni par un autre ».

 

Alors pourquoi Jésus est-il mort, s’il ne nous a pas rachetés, réconciliés avec Dieu ? Pour permettre à Dieu de montrer aux hommes qu’il les aime, dit-on. Ou bien pour leur montrer jusqu’où peuvent et devraient aller l’obéissance, l’abnégation et la fidélité. Si bien que le Christ est mort pour nous apprendre à nous racheter nous-mêmes. C’est tout ce qui reste du message de la Bible.

 

L’Eglise catholique d’ailleurs n’est pas en reste. Ses théologiens savent souvent dire les choses d’une façon plus nuancée, avec un peu plus de retenue, en utilisant un vocabulaire plus prudent. Mais ils les disent. Ouvertement et avec la bénédiction du magistère. Alors cela donne à peu près ce qui suit, et nous ne citerons que des théologiens contemporains : « Cette idée de sacrifice est devenue dans une large mesure incompréhensible et génératrice de malentendus » (H. Küng). « Certains textes de dévotion semblent suggérer que la foi chrétienne en la croix se représente un Dieu dont la justice inexorable a réclamé un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Et l’on se détourne avec horreur d’une justice dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message de l’amour… La Bible et la foi chrétienne sont loin de telles idées » (R. Ratzinger).

 

Tel autre théologien rejette l’enseignement selon lequel « il n’y a pas de pardon sans un prix payé à Dieu. Cette caricature doctrinale trop répandue dans les mentalités nous montre un Dieu vengeur qui retourne sa colère sur son propre Fils, un Dieu de violence, un Dieu souverainement injuste encore, puisqu’il institue délibérément la souffrance, un Dieu qui veut que ‘ça saigne’ » (B. Sesboüe). Et je pourrais ajouter d’autres textes encore. Mais à quoi bon ? Ils diraient à peu près la même chose, avec des mots différents.

 

En citant toute une série de théologiens protestants et catholiques contemporains, je cours le risque qu’on me reproche d’arracher des phrases à leur contexte. J’en suis parfaitement conscient, mais comment faire autrement ? A moins d’écrire des pages et des pages. Le but de cet article est simplement de montrer qu’on a voulu de tout temps et qu’on veut encore aujourd’hui se faire une idée de la mort de Jésus qui ne soit pas « scandale et folie ». Mais pour ce faire on élimine, contourne, ignore, ou, pour employer un mot d’un de ces théologiens, on « décape » les termes mêmes avec lesquels la Bible décrit l’oeuvre de Jésus-Christ.

 

Il ne faut pas parler de justice punitive de Dieu qui exige une expiation des péchés, sous prétexte que cela choque les oreilles ? Mais la Bible le fait quand elle dit que Jésus est une victime expiatoire pour nos péchés (1 Jn 2.2).

 

Il ne faut pas dire qu’il a été châtié à notre place ? Mais la Bible enseigne que Dieu a fait retomber sur lui nos iniquités, que le châtiment qui nous donne la paix repose sur lui (Es 53), qu’il a porté nos péchés dans son corps sur le bois (1 Pi 2.24).

 

Il ne faut pas dire que le juste a souffert pour les injustes ? Mais qu’on lise donc 1 Pierre 3.18 !

 

II ne faut pas parler de rachat (ou rédemption) et de rançon, parce que cela sent trop le commerce, le négoce et fait passer l’oeuvre du Christ pour une tractation sordide entre son Père et lui ? Peut-être, et à chacun d’assumer la responsabilité de ce qu’il dit, mais Jésus lui-même a dit qu’il était venu donner sa vie en rançon pour les hommes (Mt 20.28) et Paul a dit la même chose (1 Ti 2.5-6).

 

Et comment nous reprocher d’arracher ces mots à leur contexte et de leur donner un autre sens que celui qu’ils ont dans la Bible ? Il faudrait le prouver cela ? D’ailleurs, quel autre sens peuvent-ils avoir que le sens habituel, celui que tout le monde leur connaît ? Il ne faut pas parler de la colère divine, sous prétexte que Dieu est amour et non pas colère ? Il ne faut pas dire que l’homme est par nature, en raison de son péché, sous la colère divine, que le Christ l’a apaisée et que nous en sommes délivrés si nous croyons en lui ? Mais c’est exactement ce qu’enseigne la Bible.

 

Que nous acceptions cette idée d’un cœur repentant ou que nous nous révoltions contre elle, la colère de Dieu existe, et pas seulement dans l’Ancien Testament (Es 54.8 ; 60.10 ; Jr 21.5 ; Jn 3.36 ; Rm 1.18). Elle se manifestera au dernier jour (Mt 3.7 ; Rm 2.5 ; Ap 6.17). Et il n’y a pour les pécheurs que nous sommes qu’une façon d’y échapper : cesser de vouloir nous justifier nous-mêmes, nous repentir en reconnaissant et en confessant à Dieu nos fautes, croire en Christ et au pardon qu’il nous a acquis et demander à Dieu d’un cœur croyant de nous l’offrir au nom de ses promesses (2 Co 5.19-20 ; Ga 3.10). La Bible va jusqu’à dire que le Christ a été fait péché pour nous, pour que nous devenions en lui justice de Dieu (2Co5.21).

 

Il est vrai qu’on a parfois, au nom de la Bible, présenté Dieu comme un Dieu sanguinaire, assoiffé de vengeance et qui cogne comme une brute sauvage. Ce sont des excès de langage qu’il faut éviter, car en s’y livrant on ne rend pas service à la Parole de Dieu. Il s’agit de rester sobre et de ne pas aller au-delà de ce que dit la Bible.

 

Mais il s’agit aussi d’enseigner et de confesser tout ce qu’elle révèle, de donner à la mort du Christ toute la signification qu’elle reçoit dans l’Ecriture Sainte. Nul ne peut, sans devenir infidèle à l’Ecriture sainte, passer à côté de ce qu’elle dit et rejeter la façon dont elle le dit. Accuser ceux qui parlent de la mort de Jésus comme d’une mort rédemptrice, d’une rançon, d’un châtiment qu’il a subi pour le salut du monde d’extraire des phrases ou des mots de leur contexte et de défigurer ainsi l’enseignement de l’Evangile, est trop facile. C’est gratuit et c’est en soi faux.

 

Alors la mort du Christ en croix, est-elle choquante, révoltante, scandaleuse ? Oui, bien sûr. Ce n’est pas pour rien que Jésus, parlant de son Evangile, disait que Dieu avait caché ces choses aux sages et aux intelligents et les avait révélées aux enfants (Mt 11.25). Allant dans le même sens, Paul disait que ce sont des choses que l’œil n’a pas vues, que l’oreille n’a pas entendues et qui ne sont pas montées au cœur de l’homme, mais que Dieu a révélées aux siens (1 Co 2.9-10).

 

La croix du Christ est scandale et folie (1 Co 1.23). On peut, bien sûr, tenter de lui enlever cela, dans l’espoir qu’elle plaira davantage aux hommes. Mais qu’on le sache bien : on fait cela sans la Bible, on quitte le terrain du Christ et des apôtres et on enseigne un « évangile nouveau ».

 

Nous savons ce que la Bible en pense. A un interlocuteur qui ne comprenait pas pourquoi il fallait que Jésus expie pour les hommes et les réconcilie avec Dieu, le grand théologien médiéval Anselme de Canterbury disait : « Tu n’as pas compris de quel poids est le péché ».

 

L’Eglise chrétienne n’a pas à répondre à la question : « Dieu n’aurait-il pas pu sauver le monde autrement ? » La Bible n’y répond pas. Par contre elle peut répondre à la question : « Pourquoi Jésus est-il mort ? » La réponse est sur les lèvres de Jésus et sous la plume des apôtres. Mais malheur à elle si sur un point aussi capital de la Parole de Dieu sa réponse est autre que celle de la Bible.

 

Le Christ en croix, scandale et folie ? oui, certes, mais j’en tire au moins quatre leçons :

 

1. Il me dit que mes péchés sont nombreux et graves.

 

2. Il m’affirme qu’il a payé, entièrement payé pour moi, que je suis racheté, délivré, que le pardon est là, entier, gratuit, merveilleux, ne demandant qu’à être saisi d’un cœur humble et croyant.

 

3. Il me montre comment je suis aimé, me garantissant que rien ne peut me séparer de l’amour de mon Dieu.

 

4. Il me donne la consolante assurance qu’aussi longtemps que je salue en lui mon Rédempteur, aucun de mes péchés ne peut me condamner, et remplit mon cœur de certitude, de paix et d’espérance.

 

Où trouverai-je tout cela si ce n’est dans ce que l’Evangile me dit de la mort de mon Sauveur ? Alors qu’on me la laisse, même dans ce qu’elle a de choquant et de scandaleux, car s’il est scandale pour les Juifs et folie pour les païens, le divin Crucifié est puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui croient. Si Jésus n’a pas effectivement « payé » pour moi, réparé mes fautes, expié mes injustices, si le sang qu’il a versé à Golgotha ne me rachète pas dans le sens le plus vrai du terme, comment puis-je lui dire avec Luther: « Seigneur Jésus, je suis ton péché et tu es ma justice »?

 

W.K.

 

Tiré du Luthérien, janv.-fév. 93, avec permission.


NOTE

 

1. : Foi et Vérité, p. 255ss.