Les petites phrases de Jésus

 

« Si ton oeil droit… »

 

Mt 5.29-30 ; 18.8-9.

 oeilbleu

 

 par Emile Nicole1

 

 

Il y a quelques années, un homme politique français se plaignait du rôle que jouaient les « petites phrases » dans la vie politique. Il n’y a pas que la politique qui ait ses petites phrases, la Bible aussi a les siennes. C’est même une des caractéristiques de l’enseignement de Jésus que ces phrases brèves, incisives qui frappent immédiatement l’auditeur et restent gravées dans la mémoire à cause de la vigueur de l’image ou la force des mots.

 

Alors que Paul démontre, explique, développe à l’aide de longues phrases et de longs discours dont il faut suivre le raisonnement, Jésus cherche plutôt à marquer, de manière aussi vive que possible, l’esprit de l’auditeur. Cette volonté est si nette, si forte qu’il ne craint pas, à l’occasion, d’être excessif ou partiel. Si Paul ressemble un peu au professeur, Jésus, lui, parle comme un maître, comme le maître.

 

 

La voix du maître

 

C’est cette voix du maître que j’aimerais que nous puissions entendre. Sans oublier que c’est lui, le maître, qui parle. Car lancer des petites phrases mordantes, beaucoup en sont capables: les publicitaires, les hommes politiques, nous aussi ; mais nous savons que ce peut être un jeu dangereux, dévastateur. En écoutant les petites phrases de Jésus, des petites phrases qui font mal, souvenons-nous bien que c’est Jésus qui nous les adresse, celui qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et je vous donnerai du repos. Prenez mon joug sur vous et vous trouverez du repos pour votre âme, car mon joug est doux et mon fardeau léger. »

 

En écoutant ces petites phrases, souvenons-nous de ce qu’il a dit, souvenons-nous de ce qu’il a fait. Tandis que nous méditerons ces paroles, que chacun puisse garder présent à l’esprit et au coeur le visage de notre Sauveur : se le représenter guérissant des malades, accueillant des enfants, priant à Gethsémané, souffrant sur la croix. Ces petites phrases ne peuvent être prises comme des maximes isolées ; elles sont inséparables de l’enseignement et de la personne du maître qui les a prononcées.

 

Le Saint-Esprit ne les a pas inspirées à quelque prophète ou à quelque apôtre, mais Dieu a voulu qu’elles soient dites par le Fils lui-même. Ainsi nous pouvons savoir que celui qui nous les adresse ne nous veut que du bien.

 

Je dis cela car je me sens, je me sais, terriblement indigne de répéter ces paroles et de vous les adresser. Pour adresser des paroles aussi fortes, il faut être animé d’un amour d’une force extraordinaire, ou alors, il faut être méchant. Et il arrive malheureusement que les prédicateurs soient méchants. Indigne de vous adresser des paroles aussi fortes, je voudrais seulement avec vous, les recevoir de la part du Christ qui seul mérite de les dire.

 

« Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi »

 

Cette phrase de Jésus apparaît deux fois dans les Evangiles et en deux occasions différentes : dans le Sermon sur la Montagne et dans un autre passage où Jésus parle des scandales. Sa portée ne se limite donc pas au cas particulier de l’adultère que Jésus dénonce dans le Sermon sur le Montagne, elle vaut pour tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, devient une occasion de pécher.

 

L’image est très forte, à la limite du supportable. Elle évoque une auto-amputation. Se faire couper la main est déjà terrible, mais se couper soi-même la main c’est de l’héroïsme ou de la folie. On pourrait penser à un homme dont la main serait prise dans un engrenage gigantesque et qui, pour échapper à la mort, aurait le courage de se couper la main avec une hache. La situation est comparable à celle qu’évoqué Jésus, car pour lui, il s’agit de sacrifier un membre pour sauver le corps.

 

L’autre image, celle de l’oeil, est encore moins supportable. Il ne s’agit pas seulement de se crever l’oeil (ce qui serait déjà horrible !), mais de se l’arracher et de le jeter loin de soi. Le fait que le membre coupé ou arraché soit jeté à distance comme un objet dangereux ou répugnant montre qu’il ne s’agit pas seulement d’une mesure radicale accomplie de sang froid, comme une amputation chirurgicale ; il y a une vigueur dans le geste, une intensité émotionnelle très forte qui correspond à l’accomplissement d’un acte contre nature : il faut se faire violence, mentalement et moralement, pour se couper ainsi la main ou s’arracher l’oeil.

 

Que des organes aussi utiles, aussi nobles que l’oeil, le pied, la main – noter d’ailleurs la précision : l’oeil droit, la main droite – deviennent si dangereux qu’il faille y renoncer pour échapper à l’enfer, voilà qui nous révèle la profondeur et la gravité de notre corruption.

 

Nous qui avons tendance à situer la vie de la foi dans le domaine des médecines douces, où l’on parle d’épanouissement, d’équilibre, d’harmonie, d’intégrité du corps, nous voici plongés dans la chirurgie d’urgence, la chirurgie de champ de bataille : on coupe, on arrache des pieds, des mains, des yeux, pour sauver des hommes de la mort. On sort de là borgne, manchot ou boiteux… mais vivant : « Mieux vaut pour toi entrer dans la vie boiteux ou manchot que d’avoir deux pieds ou deux mains et être jeté dans le feu éternel. »

 

 

Comment apprendre et mettre en pratique cette parole ?

 

On s’accordera pour dire que le conseil ne doit pas être suivi au pied de la lettre. Se couper réellement la main ou s’arracher réellement l’oeil serait contraire à la perspective biblique selon laquelle notre corps est l’oeuvre du Créateur. En tant que tel, il ne doit pas être mutilé ou dégradé par l’homme.

 

La loi de l’Ancien Testament interdit les incisions qu’opéraient les voisins d’Israël à l’occasion d’un deuil ou dans la pratique de leur culte. Alors que, dans les législations de l’époque, la mutilation était une sanction courante, en particulier pour vol, elle n’apparaît qu’une seule fois dans la loi de Moïse, et pour un cas tout à fait exceptionnel. « Votre corps, dit l’apôtre Paul, est le temple du Saint-Esprit » (1 Co 6.19) ; il ne saurait être question de mutiler un édifice aussi sacré.

 

D’ailleurs, si l’on s’en tient au cas précis évoqué par Jésus, s’arracher un oeil ne diminue pas d’autant les risques de convoitise (on convoite autant avec un oeil qu’avec les deux) et la précision – l’oeil droit – – serait sans pertinence : ne regarde-t-on pas avec les deux yeux, pourquoi incriminer l’un plus que l’autre ?

 

 

Une amputation morale

 

S’il n’est pas question d’amputation ou d’arrachement au sens physique du terme, la parole de Jésus doit évoquer une amputation morale, psychique, et la force même de l’image employée nous fait prendre la mesure de la chose.

 

Malgré cela, j’ai comme l’impression que cette parole très forte ne nous impressionne pas beaucoup, ne nous impressionne pas assez. Nous sommes à ce point persuadés que la vie de la foi va de pair avec l’épanouissement de la personne que nous n’arrivons pas à admettre l’idée d’une amputation. La chose est dite, mais elle nous laisse incrédules : ce n’est pas possible. Et puis, la menace du feu éternel ne nous concerne pas : si nous sommes à Christ, n’avons-nous pas l’assurance du salut ? N’avons-nous pas, par la grâce de Dieu, la possibilité d’entrer au ciel avec nos deux pieds, nos deux mains et nos deux yeux ? Pourquoi parler de mutilation ?

 

Lorsque notre bonne conscience chrétienne et notre doctrine nous permettent ainsi de neutraliser des paroles aussi fortes de Jésus, il est temps de nous poser des questions sur notre bonne conscience, sur notre doctrine et surtout l’usage que nous en faisons. Quelle est cette doctrine qui a pour effet d’ôter toute sa force à la parole du maître ? Comment pouvons-nous associer l’assurance du salut à l’indifférence envers des paroles si fortes que le Seigneur nous adresse pour notre salut ?

 

 

Une attitude spirituelle responsable

 

« Si ton oeil est pour toi une occasion de chute… » L’oeuvre de la grâce de Dieu qui seul nous pardonne, nous sauve, nous sanctifie, ne nous dispense pas d’une attitude responsable, énergique, d’une véritable lutte contre le péché. L’image du chrétien mutilé mais sauvé nous montre quelle peut être l’ardeur de cette lutte et prévient toute association abusive entre la grâce et la facilité. La grâce de Dieu n’a pas pour objet de nous éviter les résolutions difficiles, les sacrifices, les amputations, mais de les rendre possibles.

 

Quand je comprends, comme Jésus me le montre dans le Sermon sur la Montagne, que le péché qui me perd, qui perd mes semblables, ne se voit pas seulement dans des actes, mais déjà dans mes pensées. Quand je comprends que, sans avoir commis d’acte répréhensible, je suis un adultère au regard de Dieu, alors je comprends dans quelle lutte terrible je suis engagé. Je comprends que l’équilibre de ma petite personne, mon bien-être intérieur, passent loin derrière ce combat sans merci.

 

tiraillementQue n’avons-nous dans nos églises, dans nos oeuvres, des chrétiens, des serviteurs de Dieu engagés dans cette lutte et prêts à y sacrifier un pied, une main, un oeil. On nous verrait moins occupés à nous battre entre nous pour des motifs futiles, pour ne pas perdre un avantage acquis.

 

Jésus évoque chaque fois le feu éternel pour me rappeler que l’horizon de mon existence n’est pas l’avantage immédiat, mon épanouissement actuel, mais un sort éternel. Et, en vue de cette échéance-là, il y a des renoncements, des sacrifices qui s’imposent, qui deviennent raisonnables, avantageux. Il y a une façon bien cavalière de vivre la vie chrétienne en considérant comme résolu, une fois pour toutes, le problème de l’avenir éternel, de sorte que l’on peut concentrer toute son attention sur les avantages présents.

 

Puisque Dieu s’occupe de notre sort éternel, occupons-nous de nos petites affaires, et tâchons de vivre le mieux possible… Telle n’est pas la perspective biblique. C’est l’horizon éternel qui est la mesure de ma vie, c’est par rapport à lui que prend son sens la recherche de mes intérêts ou le sacrifice, la recherche de mon bien-être intérieur ou la lutte contre le péché.

 

 

Obéissance ou indifférence ?

 

Tel est donc l’état d’esprit dans lequel nous place cette parole de Jésus. Mais il ne s’agit pas seulement d’état d’esprit, il y a certainement quelque chose à faire et nous en arrivons à la partie la plus délicate du travail que doit accomplir en nous la parole du maître.

 

Quand je regarde vers le passé, ai-je jamais procédé à une telle amputation ? Je n’en vois guère la trace. Et si je n’en vois pas la trace, est-ce parce que Dieu, dans sa grâce, a compensé ? N’est-ce pas plutôt parce que j’ai cherché davantage à me préserver, à ne rien perdre de mes potentialités, qu’à vaincre le péché?

 

Quand je regarde le présent, j’avoue ne pas voir très clairement ce que je pourrais faire, ce que je devrais faire pratiquement. La question est personnelle, il n’est pas question de couper la main ou le pied de mon frère, ou de lui arracher l’oeil, c’est de mon problème qu’il s’agit. Et Jésus ne me demande pas seulement de renoncer à ce qui est mal ou douteux, mais d’aller jusqu’à m’amputer de ce qui me paraît essentiel, de ce que je juge comme étant une partie de moi-même. Où en sommes-nous ?

 

Dieu nous aidera peut-être à y voir plus clair aujourd’hui. Air du temps ou souffle de. l’Esprit. S’il est si dur de résister à l’air du temps, c’est probablement parce que cela implique de véritables déchirements. N’abordons pas ce sujet en simples étudiants qui comparent, qui réfléchissent, qui, au besoin, se font une opinion, abordons-le en véritables disciples, prêts à s’engager, prêts à obéir, prêts à souffrir à l’exemple de leur maître. C’est à ce prix que nous pourrons retirer un vrai bénéfice de l’étude entreprise, pour notre propre sanctification, pour la vie de nos églises.

 

E.N.

 


 NOTE

 

1. : M. Emile Nicole est professeur à la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine. Il fut pasteur à Nice et reste très engagé dans la vie des Eglises Libres. Cette étude (suivie de deux autres qui paraîtront prochainement dans Servir) a été donnée au Congrès des Eglises de Professants en septembre 1990 à Thollon (Hte Savoie).