Les fondements théologiques du droit

 

 

 

Par STÉPHANE JALLIFIER

Les voies d’accès à la philosophie (ou à la théologie) du droit ne sont pas aisées, à cause tout d’abord du péché originel qui a tout corrompu, et notamment notre capacité à reconnaitre ce qui est juste. À cause également du lien étroit qui rapproche théorie et pratique. Le droit échappe, en effet, à l’intangible. Il est toujours en marche et n’existe jamais en dehors de son application dans le monde humain, contingent et toujours changeant. C’est de cette double difficulté que nous allons parler en considérant dans le même temps les rapports entre le droit et la Parole de Dieu.

 

 

 

Droit et société

 

Du latin « sans courbure », le droit est né de la nécessité de régler, d’ajuster, de rectifier, les relations entre les hommes. Ceux-ci vivant en société, il leur est nécessaire d’assurer tout ce qui contribue au « vivre-ensemble ».

 

Il ne peut y avoir de droit que dans une société donnée. En effet, dès qu’il y a un groupe social (État, Église, Communauté, etc.), il y a des lois communes, des règles, du droit. Cela ne saurait se concevoir en dehors d’un cadre social et suppose en outre l’intervention initiale d’une autorité. Le droit, ici, est le signe de la puissance, en ce qu’il constitue le moyen de déterminer la conduite des personnes.

 

Mais, selon Emmanuel KANT, les hommes sont « insociablement » sociables. Conflits, insécurité, inimitiés, disputes, ne tardent pas à naître et à se développer dès lors qu’il y a un quelconque corps social (Cf. Tite 3.3). Il est donc nécessaire de mettre en place un arbitrage équitable. Il faut alors comprendre à quelles conditions un droit est véritablement un droit, garantissant à chacun la faculté d’user de ses droits et lui imposant conjointement des devoirs légitimes. Selon le philosophe anglais Thomas HOBBES, le droit ne sert avant tout qu’au bonheur de l’homme, en assurant la paix sociale. Ce qui importe donc, c’est qu’il y ait des règles qui évitent les luttes. Le juste ici est l’utile ; et l’utile est le critère du droit.

 


L’instauration du droit

 

Le modèle du droit n’est pas dans la nature, il ne gît pas dans la nature des choses. Mais les hommes se voient néanmoins dans l’obligation de l’instaurer. Pour HOBBES, il existe une loi de la nature qui interdit aux personnes de faire ce qui mène à la destruction de leur vie. Mais « l’homme étant un loup pour l’homme », il est obligatoire de sortir de cet état d’insécurité. Il faut pour cela instaurer l’association, le droit, mais aussi le pouvoir politique qui se chargera de l’instituer. C’est pour corriger la nature et empêcher les rapports de force inter-individuels que les hommes ont institué le droit.

 

Le droit naturel n’existe pas « naturellement ». C’est la raison humaine, et non la nature, qui l’institue, dans le but, comme nous l’avons dit, de corriger la nature. Le droit est donc rendu nécessaire par l’incapacité des hommes à régler spontanément leurs relations. Il résulte d’un accord entre les individus, du consentement des hommes. Mais « la raison se borne à organiser et mettre en ordre, elle ne constitue pas une source ni une mesure de la justice et du droit » écrit Jacques ELLUL. Peut-être ici pensait-il à Pascal qui affirmait que « cette belle raison corrompue a tout corrompu ».

 

Par conséquent, le droit posé et établi par la volonté de l’homme est lui-même imparfait, car né précisément de l’imperfection de l’homme. « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée », écrit Emmanuel KANT, en pensant évidemment à Luther. L’idée du droit est donc, selon KANT, « une idée à réaliser dans un horizon infini ». C’est là sa limite.

 

 

Justice humaine et droit

 

La justice est ce qui permet d’établir de justes rapports à autrui, par voie de conséquence elle est le critère du droit. Ce qui est juste au sens moral permet de reconnaitre et d’établir le droit. Fondamentalement, la justice est la disposition de la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû, autrement dit son droit. Mais l’homme est-il apte à discerner ce qui est juste ? À cause de la chute, l’accès direct à la justice est interdit à l’homme. C’est pourquoi il ne peut obéir qu’à ce qui lui reste ici-bas, comme l’écrit Pascal : « La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes, puisqu’elles sont établies ». La justice étant inaccessible à la raison, et l’homme étant incapable de faire le bien ou de le concevoir – il faut entendre ici le Bien selon Dieu –, il faut se tourner alors vers l’autorité et vers la force. Mais l’autorité ne suffit pas à faire le droit, Pascal n’est pas dupe. Et ni même la force, car celle-ci est contradictoire avec le droit. La contrainte extérieure ne peut, en effet, jamais engendrer une obligation intérieure.

 

Doit-on se résigner à ce que la justice, ici-bas, ne soit pas la justice ?

 

 

Justice divine et droit

 

Dans la Bible, le droit exprime toujours la justice, celle de Dieu. Est droit ce qui est conforme à la justice divine. Par exemple, lorsque Jean-Baptiste prêche la repentance, lorsqu’il enseigne qu’il faut rendre droits les sentiers de l’Éternel, Jésus-Christ dira plus tard du prophète qu’il est venu dans la « voie de la justice » (Cf. Matthieu 21.32). La règle de justice, c’est la volonté de Dieu. « Est droit ce qui est ordonné par rapport à cette justice-là » écrit Jacques ELLUL. C’est la volonté de Dieu qui rend la justice, par conséquent le droit apparait comme un acte divin.

 

Dans Deutéronome 1.16, il est demandé de juger selon la justice, selon la justice de Dieu. Il s’agit de le faire dans le but d’organiser la justice humaine, autant pour Israël que pour l’étranger : « Écoutez les différends qui seront entre vos frères, et jugez droitement entre l’homme et son frère, et entre l’étranger qui est avec lui ».

 

Justice de Dieu et justice des hommes ne sont pas séparées en ce sens. Certes indépendantes, elles coexistent. Il n’y a qu’une seule justice, dans la mesure où la justice de l’homme s’articule sur la justice de Dieu, souverain et juste juge, qui fait entrer son action au sein des contingences humaines.

 

 

Droits de l’homme

 

La notion de droits de l’homme n’a pas attendu 1789 pour apparaître. Dieu l’avait déjà posée dans sa Parole. Ainsi, parmi une grande quantité de textes, nous pouvons lire : « Tu ne pervertiras point le droit, et tu n’auras point égard à l’apparence des personnes […] Tu suivras exactement la justice, afin que tu vives, et que tu possèdes le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne » (Deutéronome 16.19-20). Afin que se maintiennent la vie et une relative harmonie entre les individus, des droits de l’homme sont posés et ne doivent point être transgressés. Ces droits sont attribués à l’homme, en tant que créature et image de Dieu. Des droits attribués dans une société donnée, car l’homme n’est pas sans société, comme nous l’avons vu. On parle ici de l’homme relié à sa famille, ses amis, sa communauté, son travail, etc. Ces droits sont donnés pour que l’homme puisse tenir sa place dans la situation qui est la sienne. C’est pourquoi retirer l’homme de sa société serait comme lui retirer ses droits.

 

Pour ce qui concerne le contenu de ces droits, la Parole de Dieu ne nous en donne ni une liste figée, ni une charte définitive. Car il varie et dépend des situations historiques dans lesquelles l’homme est placé. Toutes les sociétés n’ont pas les mêmes exigences, selon l’époque et le lieu où elles naissent et se développent. La mentalité des hommes change, les orientations économiques et politiques aussi.

 

Ces droits peuvent néanmoins être déterminés, notamment par l’exemple qui suit. C’est parce qu’il a des exigences personnelles qu’il juge nécessaires pour vivre que l’homme reconnait qu’il a des droits. C’est pourquoi ses revendications se doivent d’être prises en considération. Car c’est lorsqu’il se plaint, qu’il proteste, qu’il réclame, que l’homme exprime plus ou moins correctement son droit. Rappelons- nous la parabole de la veuve qui, sachant qu’elle a le droit pour elle, se permet d’insister face au juge inique. Celui-ci peut lui faire droit ou peut l’ignorer. C’est dire qu’il n’a aucune raison de faire justice, car il est inique. Mais s’il porte un jugement juste c’est à cause de cette femme qui fait valoir ses droits.

 

 

La justice et le droit se fondent en Jésus-Christ

 

« Éternel fais-moi droit : car j’ai marché en mon intégrité, et je me suis confié en l’Éternel » (Psaume 26.1) crie le psalmiste. Dieu est interpelé ici comme le garant du droit d’un homme en face d’ennemis qui n’ont aucun égard. Il rétablit par le jugement une situation juridique, troublée par la violence. Car l’on peut dire que le droit suppose la violence à laquelle il s’oppose. Dieu se place sur le terrain de l’homme. Il prend en considération le droit de chacun au sein de son peuple dans une situation concrète. « Mon droit est par-devers l’Éternel » (Ésaïe 49.4) reconnait le fidèle. C’est le seul droit qu’a l’homme, c’est le seul droit de l’homme.

 

En même temps, et paradoxalement, Jésus-Christ, et lui seul, a un droit devant Dieu, et c’est en lui seul que les hommes reçoivent un droit devant Dieu. Tout ce que l’homme construit de lui-même en matière de droit est « du Non-Droit » selon l’expression de Jacques ELLUL. En ce sens, le droit ne se forme que par les jugements de Dieu.

 

Jésus-Christ n’est donc pas seulement le témoin de la justice de Dieu, il est lui-même la totalité de cette justice. Il est celui qui a porté les péchés de plusieurs et qui, par conséquent, a satisfait aux exigences de la justice, en même temps qu’il manifeste l’injustice de toute oeuvre humaine.

 

Il fonde le droit humain dans son ensemble. En lui et par lui le jugement du monde est prononcé. Il est celui, en outre, pour qui et par qui la terre est conservée jusqu’au jour dernier d’une part, et gouvernée d’autre part, car il en est le Seigneur à qui tout pouvoir a été donné.

 

C’est lui, le Serviteur, l’Élu en qui est l’Esprit, « qui met en avant le jugement aux nations » (Ésaïe 42.1)

 

Face à Jésus-Christ, nous sommes placés en présence de la réponse que Dieu, le juste Juge, a formulée à la question que posait le problème de la justice et du droit. Tous les aspects de la justice de Dieu sont réalisés dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

 

 

Le droit des élus

 

Le seul droit que les élus affirment et exposent se fonde sur la seule justice qu’ils aient, c’est-à-dire en Jésus-Christ, qui a été fait pour eux « de la part de Dieu, justice » (1 Corinthiens 1.30). La revendication de leur droit, c’est dans leur prière d’affirmation que Jésus-Christ les sauve et les conduit ; c’est plus encore l’exigence du retour de Jésus-Christ et l’attente pressante du juste jugement : « Seigneur, qui es saint et véritable ! Ne juges-tu point, et ne venges-tu point notre sang de ceux qui habitent sur la terre ? » (Apocalypse 6.10).

 

Maranatha, « Viens, Seigneur, viens ! » est l’expression de cette doléance.

 

S.J.