Quelques éléments sur l’oeuvre de la croix

 trois-croix

 

Par Jacques Nussbaumer

Nussbaumer

 

Loeuvre de la croix est au coeur de l’Évangile que nous proclamons1. Reconnaissons le paradoxe : nous sommes convaincus que nous annonçons une bonne nouvelle… qui repose sur… un supplice épouvantable. La croix souvent affichée sur le fronton de nos églises nous est devenue tellement familière que nous ne réalisons souvent plus qu’elle représente d’abord une torture. Le pouvoir romain la destinait aux malfrats et aux agitateurs politiques. Notre salut repose sur un récit de torture et nous affirmons même que le Fils de Dieu, devant lequel tous les souverains auraient dû s’incliner, a accepté pour notre salut d’être mis au nombre de ces malfrats, esclaves rebelles et autres moins-que-rien qui n’étaient pas dignes d’une mort plus « noble »…

Il faut pourtant préciser très vite que « la croix » dont parle le Nouveau Testament ne peut être séparée de la vie d’obéissance et de justice de Jésus avant sa crucifixion, ni de sa résurrection des morts trois jours après. Il est nécessaire de tenir compte de l’obéissance comme de la résurrection corporelle de Jésus pour rendre compte du sens de la croix et de sa valeur pour notre salut. Autrement dit, l’expression « la croix » est une sorte de « slogan », un résumé de l’Évangile, qu’il faut toujours concevoir dans le contexte d’ensemble de l’incarnation de Jésus et de sa mission.

 

Pour évaluer ce qui s’est passé à la croix, l’Écriture utilise plusieurs images différentes, qui fonctionnent comme des « décodeurs » permettant de comprendre le sens de la mort de Jésus dans ses différentes dimensions. Ces images sont bien plus que des illustrations et constituent des grilles de lectures de l’événement qui sont autant d’explications complémentaires sur la manière dont Dieu nous a sauvés du péché par Jésus-Christ. Elles sont toutes nécessaires et forment ensemble comme une mosaïque qui nous conduit à la reconnaissance et à l’émerveillement devant ce qui est l’expression de l’amour le plus grand qui soit concevable2. Nous reprendrons ici les images les plus importantes.

 

 

La croix : un sacrifice

 

On mentionnera en premier lieu un aspect que l’on pourrait, à tort, qualifier de « religieux », et qui renvoie à la dimension sacrificielle de la croix. Traitée ailleurs, on signalera ici simplement que la notion de sacrifice est particulièrement appropriée pour souligner l’aspect fondamentalement relationnel de l’oeuvre de la croix. Le sacrifice volontaire de Jésus nous donne accès au pardon de Dieu (face à l’offense), à la réconciliation avec Dieu (face à la séparation), et nous purifie de tout péché, nous permettant de nous présenter librement devant lui3.

 

 

La croix : un acte de justice

 

L’apôtre Paul insiste sur le fait que nous sommes justifiés (« déclarés justes ») par la foi en Jésus-Christ4. Nous ne devenons pas justes, mais lorsque nous plaçons notre confiance en Christ, ce qu’Il a réalisé, et qui était parfaitement conforme à la justice, est alors mis à notre compte, nous est imputé5. Cela signifie que nous sommes vus par Dieu – le Père – non au travers de nos vertus personnelles, minées par le péché, mais en tant qu’appartenant à Christ et au bénéfice de ce qu’il a réalisé à la croix. Paul affirme que Christ a été fait justice pour nous6. L’oeuvre de la croix répond donc à une nécessité de justice, une réalité souvent contestée aujourd’hui au nom d’une vision un peu mièvre de l’amour de Dieu. Toute la Bible montre que le péché, cette révolte de l’homme contre son Créateur et ce refus de le glorifier, implique une culpabilité. Le péché rend chaque homme7 totalement inapte à être « juste » devant Dieu et à se tenir en sa présence. L’homme « mérite » la juste colère de Dieu – pas une rage incontrôlable –, qui nous exclut définitivement de sa sainte et lumineuse présence. Or, sur la croix, Jésus est notre représentant, il prend la place de l’homme pécheur et assume la juste rétribution que mérite son péché. Nous observons ici que c’est en raison de sa pleine humanité – sans péché8 ! – que Jésus pouvait légitimement représenter les hommes pécheurs. Cela nous rappelle aussi que si Jésus a été condamné par un tribunal humain lors d’un procès inique, il a été à un autre niveau châtié par Dieu en tant que représentant des hommes pécheurs9, ce que les Évangiles évoquent par les ténèbres lors de la crucifixion10. La croix, c’est le châtiment de l’humanité pécheresse que porte Celui qui a accepté de la représenter.

 

 

La croix : un rachat

 

L’oeuvre de la croix est aussi un « rachat », une image tirée du vocabulaire commercial abondamment utilisé dans le Nouveau Testament. Nos transgressions constituent pour Dieu comme une dette que nous sommes bien incapables d’acquitter. Christ, par la croix, annule cette dette pour nous11. Un usage biblique plus courant de la métaphore commerciale souligne que l’homme s’est rendu « esclave » d’un maître implacable, le péché. Pour être affranchi (= libéré) de cet esclavage, il doit être racheté, délivré par un autre maître. Dieu opère cette délivrance, ce rachat12, par la croix. Il ne faudrait pourtant pas le comprendre comme un paiement fait au diable, qui est un usurpateur sans droit légitime ! La croix correspond au prix payé au sens du « coût », du prix consenti par le Dieu trinitaire pour sauver l’homme perdu. À la croix, le Fils paie le prix nécessaire pour que nous soyons libérés et que nous ne soyons plus « esclaves », mais fils13. Ici, c’est la divinité de Jésus qui prend toute son importance, à deux titres. Tout d’abord, ce « prix payé » pour le rachat n’est pas acquitté par un tiers étranger à la relation entre Dieu et les hommes. Parfaitement homme, et donc légitime pour représenter l’humanité, Jésus est aussi parfaitement Dieu. Par la mort de Christ à la croix, c’est Dieu lui-même qui assume, en la personne de son Fils volontaire, le prix de notre rachat. Ensuite, la filiation éternelle de Jésus nous permet, à sa suite, d’entrer dans la filiation adoptive au Père, c’est-à-dire dans le cercle des relations trinitaires14. Cette image du rachat montre que notre salut n’est pas le produit d’un acte léger et condescendant, mais provient d’un attachement « viscéral » de Dieu à sa créature déchue. Il s’engage de tout son Être au point de « donner de lui-même »15 pour la libérer du péché.

 

 

La croix : une victoire

 

Enfin, on trouve l’image, paradoxale, de la victoire. Paul, dans 1 Co évoque déjà l’idée d’une faiblesse de Dieu victorieuse de la force humaine16. Dans l’épître aux Colossiens17, Paul affirme que la croix est le lieu d’une victoire par le dépouillement des puissances spirituelles qui tiennent l’humanité captive. L’image utilisée est celle du retour des armées romaines victorieuses qui défilaient en cortège triomphal avec les « prises de guerre », les esclaves constitués parmi les populations vaincues. Dans un contexte où le quotidien était hanté et régi par toutes sortes d’êtres spirituels, découvrir que la mort (et la résurrection !) de Christ les dépouillait de tout pouvoir était vraiment une bonne nouvelle !

Ce passage de Col 2,14-15 est intéressant, et permet de conclure en rappelant que ces images, ces « langages » de la croix s’imbriquent et se complètent. Ce texte associe et combine les images d’une annulation de dette, de l’effacement de la condamnation et d’une victoire militaire. Les images, commerciales, juridiques et guerrières s’interpénètrent pour nous permettre de voir derrière le supplice de Christ… la lumière de la vie…

 

J.N.


NOTES

 

1. 1 Co 1.23 ; 2.2

 

2. Cf. Jn 15.13 ; Rm 5.6-8.

 

3. Par exemple pour le pardon : 1 Jn 2.12 ; voir Hé 9-10 ; réconciliation : Rm 5.10-11 ; purification : 1 Jn 1.7 ; les notions de propitiation et d’expiation rendent compte de ce qui est opéré à la croix pour obtenir ces grâces.

 

4. C’est un thème fondamental de Romains et Galates.

 

5. Rm 4 ; Rm 5.17-18

 

6. 1 Co 1.30

 

7. Rm 3.10

 

8. Hé 4.15

 

9. Et non en tant que Fils bien-aimé !

 

10. Mc 15.33 et parallèles. Cf. Ex 53.10-12.

 

11. C’est ainsi que l’on peut comprendre Col 2.14.

 

12. Ou rédemption

 

13. Ga 4.7 ; cf. Jn 8.34-38.

 

14. Jn 17.21-24

 

15. Par Christ qui « se donne lui-même », cf Ga 1.4 ; 1 Tm 2.6 ; Tt 2.14 ; cf. Jn 3.16

 

16. 1 Co 1.25b

 

17. Col 2.15