Pauvreté et partage

 

 

 

Par Jacques BLANDENIER

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Le problème de la pauvreté apparaît de façon si permanente dans la Bible – Ancien et Nouveau Testaments – qu’il faudrait de nombreuses pages de cette Revue pour faire un inventaire des textes qui s’y rapportent. Pour échapper au piège d’une massive énumération de références bibliques, nous avons opté pour une approche plus synthétique de la question.

 

 

Précisons que la notion biblique de pauvreté n’est pas uniquement une question pécuniaire, mais concerne tous les domaines de l’existence : pauvreté économique (famine, maladie), pauvreté sociale (exclusion, esclavage, solitude), pauvreté psychologique (sentiment d’infériorité, d’insécurité), pauvreté spirituelle (culpabilité, éloignement de Dieu, crainte de la mort). Dans les Evangiles, les deux versions de la première béatitude mettent en évidence cette double dimension de la pauvreté : « Heureux les pauvres en esprit » (Mt 5.3) « Heureux vous qui êtes pauvres » (Lc 6.20).

 

Israël

L’Ancien Testament appelle les membres du peuple de Dieu à pratiquer la justice et l’équité. Bien plus : à aimer son prochain et l’étranger comme soi-même (Lv 19.33-34). Or l’amour, au sens biblique, n’est pas d’abord un sentiment. C’est un engagement en faveur d’autrui et il se traduit par des actes définis par les nombreux commandements bibliques concernant les réalités de la vie quotidienne. Etre attentif à la détresse d’autrui, protéger les plus faibles, les vieillards et les handicapés, partager son pain avec celui qui a faim, lui ouvrir sa maison, vêtir celui qui est nu, avoir égard à tous ceux que les circonstances de la vie ont frappés. Dans ce domaine, la trilogie de la fragilité revient comme un refrain : la veuve, l’orphelin, l’étranger1. Il n’y a aucune place dans le peuple de Dieu pour l’égoïsme et l’indifférence au sort de son prochain – pas plus que Dieu lui-même n’est indifférent à la souffrance de son peuple (Exode 3.7… entre beaucoup d’autres).

 

soupeCet amour actif est la substance de tous les commandements bibliques comme Jésus l’exprimera par le sommaire de la loi ; c’est ainsi que l’apôtre Paul, ancien pharisien et grand connnaisseur des Ecritures, envisage lui aussi l’éthique vétérotestamentaire (Ga 5.14 : « Toute la loi est accomplie dans une seule parole, celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou Rm 13.8-10).

 

L’Ancien Testament exhorte à pratiquer la miséricorde à titre personnel envers les indigents, mais on y trouve aussi une législation dont l’objectif est préventif (on se situe alors à un niveau plus politique qu’individuel) : pour prévenir la paupérisation, pour empêcher que les riches profitent de leur situation de force pour exploiter ceux qui sont sans défense. Les lois d’Israël interdisent aux maîtres d’exploiter leurs ouvriers : un juste salaire est une exigence biblique (Dt 24.14-15).

 

L’épître de Jacques retentit d’un écho explosif à ce commandement (Jc 5.1-6) ! Des règles strictes encadrent le prêt et l’endettement. Le créancier a l’interdiction de mettre son débiteur sous pression en conservant des gages dont ce dernier a besoin pour survivre (Dt 24.10-13). L’année sabbatique, tous les 7 ans, « remet les compteurs à zéro » en libérant ceux que l’endettement a réduits en esclavage. Les lois concernant le glanage sont intéressantes à plus d’un titre et peuvent être actualisées : d’une part, elles signalent un refus de la « maximalisation du profit » sans égard pour ceux qui sont au chômage, d’autre part elles n’incitent pas les paresseux à faire l’aumône : glaner n’est pas mendier, mais obtenir le droit de travailler, comme l’illustre le livre de Ruth (ch. 2).

 

Le message des prophètes poursuit le même objectif. En fait, ils ne prêchent rien d’autre que les prescriptions des lois mosaïques, mais les actualisent d’après ce qu’ils ont sous leurs yeux – ce qui les conduit à une grande sévérité dans l’annonce du jugement qui frappera le peuple et surtout ses dirigeants, qui ont bafoué les droits des pauvres et négligé de secourir les plus faibles parmi eux.

 

Depuis Esaïe jusqu’à Malachie, en passant par Jérémie, Ezéchiel, Amos, Michée, les accents courageux et sans concession du message social des prophètes envoyés par l’Eternel à son peuple sont une constante qui retient trop peu l’attention des lecteurs actuels de la Bible.

 

Pour résumer, relevons quatre motivations à l’engagement dans ce combat :

 

1°) Le souvenir : les commandements à Israël pour qu’il prenne soin des pauvres ont pour levier une phrase qui revient plus de quatre-vingts fois dans l’Ancien Testament : « Tu te souviendras que tu étais esclave en Egypte et que l’Eternel ton Dieu t’a fait sortir du pays de la servitude. » Que ceux qui ont été secourus apprennent à secourir ;

 

2°) La gratitude envers Dieu suscite l’amour pour Lui et pour ses commandements ;

 

3°) La ressemblance : le peuple d’Israël est appelé à refléter devant les nations le caractère de son Dieu saint et miséricordieux. « Vous serez saints car je suis Saint, dit l’Eternel » ;

 

4°) L’espérance : les prophètes annoncent la venue d’un monde nouveau où la justice régnera, où il n’y aura ni pauvreté ni violences ; ce qu’Israël aurait dû vivre dans la Terre promise devient une attente jalonnée par des signes qui l’anticipent2

 

 

« L’information doit être transformée en connaissance, la connaissance en sensibilité et la sensibilité en engagement. »

(Elle Wiesel, « Le cas Sonderberg »,…)

 

 

L’Eglise

Le peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance, dispersé, minoritaire et persécuté parmi les nations, ne peut imposer aux Etats les lois sociales du Pentateuque. Mais il faudrait une lecture superficielle du Nouveau Testament pour ne pas remarquer que le thème de la pauvreté y est sans cesse présent.

 

Jésus de Nazareth ne fut pas un réformateur social, mais sa vie et son enseignement sont une radicale remise en question des valeurs prônées par une société impitoyable envers les plus fragiles. Il serait bien trop long d’évoquer toutes les situations où on le voit proche des exclus, attentif aux plus petits d’entre eux, manifestant une compassion active envers ces pauvres auxquels il s’identifie totalement, lui le Fils de Dieu. La compassion de Jésus ne connaît pas de frontière. Si l’Eglise prenait vraiment au sérieux le Sermon sur la montagne, quel contraste sauterait aux yeux entre sa manière de vivre et les normes de la société !

 

C’est précisément ce qui s’est produit avec les premiers chrétiens de Jérusalem, selon les chapitres 2 et 4 du livre des Actes. Leur mise en commun des biens n’était pas, comme on le pense souvent, dictée par l’euphorie des premiers jours. C’était l’expression d’une volonté de vivre, déjà sur la Terre, la réalité du Royaume de Dieu où il n’y aura ni riches ni pauvres. Un programme hérissé de difficultés certes, mais l’institution des diacres (Actes 6.1-6) prouve que les Apôtres ne se sont pas laissé rebuter par les obstacles et ont voulu inscrire dans le temps la mise en oeuvre d’une réelle solidarité entre les membres de l’Église du Messie-Jésus.

 

Le sens d’une responsabilité mutuelle s’étend très vite, au-delà de la communauté locale, aux relations entre Eglises : voyez l’initiative des chrétiens d’Antioche, suite à une parole de Dieu (prophétie) de secourir leurs frères de Judée touchés par la famine (Ac 11.27-30). Mais cet engagement s’étend aussi hors de l’Église. Les rédacteurs des Évangiles prouvent que les premiers chrétiens se sont souvenus des appels de leur Seigneur à l’amour sans frontière – y compris de l’ennemi – illustré entre autres par la parabole du bon Samaritain portant secours à celui qui n’est pas de sa race.

 

L’étonnante insistance de l’apôtre Paul à propos de la collecte pour les pauvres de Jérusalem (qu’il appelle koinônia : communion) montre que le problème de la pauvreté n’était aucunement une question annexe à ses yeux (cf. 2 Co, ch. 8 et 9, mais aussi Rm 15.26-27, Ga 2.10 ; 1 Co 16.1-2). L’éthique paulinienne met clairement en garde contre l’illusion de l’accaparement des richesses et toute forme d’égoïsme qui est un péché contre le corps de Christ.

 

mendiant-2Quant à l’apôtre Jean, son « épître de l’amour » (1 Jean) est un plaidoyer pour que cet amour, bien loin d’être un vague sentiment, soit un engagement actif en faveur des frères défavorisés : « Si quelqu’un possède les biens du monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3.17)

 

Nous avons déjà mentionné l’appel ardent de Jacques pour des salaires équitables. Rappelons aussi son indignation : « Vous avez déshonoré le pauvre ! » (Jc 2.6)

 

Ces quelques paragraphes ne prétendent pas présenter une étude du thème de la lutte contre la pauvreté dans la Bible. Plus modestement, elles ouvrent quelques pistes pour inciter les lecteurs à les explorer eux-mêmes – le parcours qu’ils découvriront les stimulera par sa richesse et leur interdira d’échapper à une interpellation personnelle.

 J.B.


 

NOTES

 

1. Dans l’Antiquité, l’étranger n’est pas un touriste au portefeuille bien garni, mais un réfugié fuyant la famine ou l’oppression ; dépourvu de tout soutien, il est très vite réduit à l’esclavage.

 

2. Pour aller plus loin, nous conseillons vivement la lecture de : Christopher J.H. Wright : Ethique et Ancien Testament (Excelsis 2007).