Tri-unité de Dieu

 

 

par Daniel BRESCH

 

 

Voilà un mot qui évoque un sujet déconcertant pour les uns, incompréhensible pour d’autres, inacceptable pour d’autres encore. Certes, le thème est difficile et vaste.1 Quand on pense aux nombreux écrits qui jalonnent l’histoire de l’Eglise, il apparaît prétentieux de vouloir en faire le tour en si peu de place.

 


La notion de Trinité touche, de fait, à la grande question de l’être même de Dieu. Qui est-il ? A quoi ressemble-t-il ? La Bible dit sans détours que personne ne l’a jamais vu, qu’il est inaccessible et innommable.2 Dans le même souffle, elle affirme aussi qu’il est unique. Esprit transcendant et souverain, il n’est cependant pas une puissance aveugle et indéterminée. Tout au long de l’histoire déroulée dans la Bible il apparaît comme le Dieu vivant, personnel et libre. Il agit, se révèle et communique.3 Ici intervient le terme trinité qui, bien qu’absent du texte biblique même, rassemble le mieux l’ensemble des données de la révélation de Dieu. Relevant du langage théologique, il exprime l’affirmation absolument fondamentale de la foi chrétienne : « Dieu est un en trois personnes, Père, Fils et Esprit Saint ».

 

S’il est vrai que la Trinité n’est pas un objet de spéculation mais une vérité biblique centrale qui nous concerne, nous aurions grandement tort de négliger de la connaître. Car il s’agit d’une « vérité à vivre ».4 Sa méconnaissance, non seulement théorique mais appliquée, pourrait bien expliquer certains manques et déséquilibres de la vie des chrétiens aux plans personnel et solidaire.

 

 

Le mot ‘Trinité’ apparaît plus d’un siècle après la première génération de chrétiens, vers 180 sous la plume de plusieurs Pères de l’Eglise, particulièrement de Tertullien. Il fera fortune : à partir du IV° siècle il sera couramment employé par les théologiens comme mot-clé de la doctrine de Dieu dans l’Eglise. Il représente l’aboutissement d’une longue réflexion, fondée sur la méditation du rapport filial de Jésus avec son Père et du lien avec l’Esprit Saint affirmé par le Nouveau Testament.

 

Ce travail coïncide avec une époque de forte expansion de la foi au milieu de bouleversements politiques et sociaux, accompagnée malheureusement de toutes sortes de déviances et d’hérésies. En effet, les responsables et enseignants des Eglises se trouvaient de plus en plus confrontés avec la nécessité d’une nouvelle formulation qui rende compte le plus clairement possible de la compréhension du message biblique.

 

Pourquoi hésiterions-nous à employer ce terme sous prétexte qu’il appartient au jargon de spécialistes, qu’il est abstrait, éloigné d’une foi « concrète » et des préoccupations de la vie quotidienne ? Ne soyons pas effrayés par un vocabulaire qui nous aide à « exposer par mots plus clairs les choses qui sont obscurément montrées en l’Ecriture, moyennant que ce que nous dirons serve à exprimer fidèlement la vérité de l’Ecriture.., »1

 

En vérité, nous sommes en présence du plus grand mystère. « Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui… ? Qui… ? »2 Le conseil de Thomas à Kempis (XIV°-XV° siècle) nous remet à notre place : « Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n’êtes pas humble, et que par là vous déplaisiez à la Trinité ? »3 Un grand savoir n’est pas la garantie d’une vie sainte, dira-t-il encore.

 


NOTES

 

1. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, 1.13.3, Kerygma Farel, 1978.

 

2. Rm 11.33ss.

 

3. Imitation de Jésus-Christ, 1.1.3, Fides, 1952.

 

 

Les auteurs de l’Ancien Testament confessent avec force : Dieu est un. Délibérément monothéistes5, par nécessité de se démarquer du contexte païen polythéiste et idolâtre, ils ne décrivent pourtant pas Dieu dans une solitude absolue. Il délibère, il a des agents, son nom a une forme plurielle.6 Certes, ceci ne contient pas une révélation claire de la nature trinitaire de Dieu, mais la voie est ouverte par des indications véritables et convergentes : il est représenté par l’Ange du Seigneur, il y a les promesses d’un messie à venir, son action est délibérément rattachée à son Esprit.7 Notons qu’au point de départ il n’y a pas de recherche spéculative sur la divinité, par contre une confrontation dans la rencontre inattendue avec le Tout-puissant, dans un événement imprévu où Dieu se dévoile et se laisse découvrir, en un mot se révèle. Un exemple flagrant est celui de Moïse. On n’est pas dans le monde des idées mais de la dynamique de la vie, face à une interpellation à la confiance et à l’obéissance au Seigneur-Créateur de toutes choses.

 

Les écrivains du Nouveau Testament se situent dans la droite ligne de l’héritage de leurs prédécesseurs. Il y a un seul Dieu et Seigneur8, créateur souverain, immuable, vivant, éternel, immortel, invisible mais se révélant par ses œuvres.9 On retrouve sa providence, ses qualités de père, ses attributs de sainteté, de justice, de sagesse, de bonté, de fidélité, de grâce… On retiendra une fois de plus le fait frappant et constant : ces affirmations ne sont accompagnées d’aucun élément spéculatif. Mais un énorme pas en avant est franchi et la lumière se lève : il n’y a aucun doute pour les auteurs des Evangiles que Dieu agit « en un et à trois ».

 

Nous sommes entraînés par eux et avec eux à constater comme une évidence le fait inexpliqué mais cohérent de la Trinité. Rien n’est formulé de cette manière ; tout se passe comme si les disciples, en présence de cette révélation inouïe de Dieu, se retenaient de chercher des explications à des questions qui sont venues bien plus tard. Dans la réalité du moment, ils allaient de surprise en surprise, guidés par un pédagogue comme Jésus. C’est par touches successives que la doctrine de la Trinité est ébauchée. C’est la Trinité dans sa simplicité désarmante qui est affirmée.

 

La distinction des trois « personnes » de la Trinité s’appuie sur leurs fonctions respectives : le Père est créateur, initiateur d’un dessein d’amour, auteur de l’élection, maître de l’histoire, juge à la fin de toutes choses ; le Fils est le sauveur, le rédempteur, celui qui triomphe du péché et de la mort, la tête de son corps, l’Eglise ; l’Esprit est l’acteur de la sanctification et des charismes, la puissance de vie, de libération et de vérité, l’acompte de notre héritage… Mais d’emblée nous devons savoir que les trois sont engagés dans l’action de chacun et que chacun agit avec les trois. Ils sont distincts mais non indépendants, unis mais non confondus, égaux mais non interchangeables, ordonnés mais non séparés.10

 Saint-Augustin

staugustinC’est là que l’on mesure les limites et les faiblesses du langage humain. Dans notre tentative de comprendre l’unité mystérieuse dans la diversité de la Trinité nous butons sur l’absence de tout parallèle dans l’expérience humaine. Toute analogie se révèle pauvre et insuffisante, voire déformante et réductrice. Le terme personne en particulier pose problème dans la mesure où nous le confondons souvent avec la notion de personnalité, comme individualité autonome. Augustin déjà, grand théologien du V° siècle, était insatisfait par le mot. A défaut de mieux il faut le considérer comme une certaine approche de la nature « trine » de Dieu. Nous sommes en présence d’un mystère qui dépassera toujours notre entendement. Jusqu’à aujourd’hui, les écrits abondent sans épuiser les multiples facettes du sujet.11

 

Du point de vue de la doctrine, c’est-à-dire de l’énoncé des vérités bibliques telles que l’ensemble des Eglises chrétiennes les ont reçues et transmises, nous sommes redevables au travail des théologiens et Pères de l’Eglise des premiers siècles.12 En voici le résumé selon l’introduction du célèbre Symbole d’Athanase (VIII0 siècle) :

 

Nous adorons un Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité, sans confondre les Personnes ni diviser la substance : autre est en effet la Personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais une est la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, égale la gloire, co-éternelle la majesté.

 

 

Trois événements phares de la vie terrestre de Jésus – voir les Evangiles Synoptiques – marquent spécialement la progression de cette révélation où il est tout à fait significatif de relever l’implication distinctement signalée de chacune des trois personnes de la Trinité, le Père, le Fils, le Saint-Esprit :

– l’annonce à Marie (Mt 1.18-25 et Luc 1.26-38), où il est bien spécifié que le Père et l’Esprit agissent de concert dans l’incarnation du Fils ;

 

– le baptême de Jésus (Mc 1.9-11), qui montre de façon éclatante l’unité totale entre l’approbation du Père, le revêtement de force par l’Esprit et l’engagement du Fils jusqu’à l’extrême ;

 

– sa mort à la croix et sa résurrection (Lc 23.46 ; Ac 2.24,32-33), où les trois ensemble ont partie prenante dans cet événement unique de l’histoire.

 

A cela on peut ajouter d’autres récits ou paroles (la transfiguration, l’envoi final avec ordre de baptiser au nom des trois selon Mt 28.191, la promesse de l’envoi de l’Esprit de la part du Père selon Luc 24. 48-49, l’ascension). Dans diverses circonstances et confrontations avec les chefs religieux des questions par rapport à l’unité de Dieu ne pouvaient manquer de se poser « naturellement » et ont effectivement été posées.2 Mais plutôt que de donner des réponses dogmatiques, Jésus, tout en se référant à une connaissance « minimale » des Ecritures, fait appel à la crainte de Dieu, à la réflexion sur soi-même, à un positionnement de foi. C’est le sens de : « n’avez-vous pas lu… ? que pensez-vous de… ? »3

 

L’Evangile de Jean va en quelque sorte plus loin que les Synoptiques. Il rapporte l’enseignement de Jésus réservé à ses disciples, en particulier au terme de son cheminement avec eux. Bien sûr, on observe la même acceptation de fait que Jésus et le Saint-Esprit sont associés à Dieu. De toute évidence celle-ci implique et atteste la tri-unité de Dieu. On observe également que les affirmations de la nature divine du Fils et de l’Esprit sont nettement renforcées.4 Mais, caractéristique de cet Evangile, Jésus attire de manière réitérée l’attention sur les relations dans la Trinité. Celles du Père avec le Fils et réciproquement apparaissent fréquemment dans les entretiens de Jésus avec ses interlocuteurs : relation profonde et unique d’amour et de communion, accord total de volonté et d’action.5 Le statut de l’Esprit est spécifié : Jésus en est d’abord le dépo­sitaire et l’agent par excellence6 ; il est envoyé par le Père et le Fils avec une mission précise, en union totale et sans faille avec les deux : être le «Défenseur», glorifier le Père et le Fils, révéler toute la vérité aux disciples et au monde.7

 

Les autres écrits du Nouveau Testament – Actes, Epîtres, Apocalypse – vont évidemment dans le même sens. L’exposé théorique et la terminologie n’y sont pas : il n’y a que deux passages explicites.8 Signalons aussi plusieurs textes significatifs qui ont une forme ternaire remarquable.9 Avec de nombreux autres passages ce sont essentiellement les rôles et les interactions des trois personnes de la Trinité qui sont mis en lumière, toujours dans la perspective de l’impact sur la vie des croyants. Les apôtres semblent bien n’avoir pas eu les débats ultérieurs, car les enjeux se situaient à leurs yeux sur le plan de la prédication soutenue par une profonde conviction fondée sur la révélation de Jésus-Christ.

 


NOTES

 

1. C’est le seul endroit dans les Evangiles où sont nommés ensemble les trois : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

 

2. Par exemple : Mc 2.7 ; Jn 8.25,56s ; Mt 21.23 ; 26.63s ; etc.

 

3. Par exemple : Mt 16.15 ; 21.16,28 ; 22.42. C’est aussi la méthode des paraboles. Une confrontation très dramatique, incompréhensible sans la notion de la Trinité, est celle à l’occasion de la guérison d’un démoniaque : Mt 12.22-32.

 

4. Dieu est Père : Jn 5.18 ; 20.17 ; Le Fils est Dieu : 1.1-18 ; 5.17-43 ; cf. les déclarations : « Je suis… » ; l’Esprit est Dieu: 14.23-26:15.26.

 

5. Jn 3.35 ; 5.20 ; 10.17 ; 15.10 ; 6.57 ; 10.15,30,38 ; 5.17,19,22,23; 10.18,25; 12.49,50…

 

6. Jn 1.32s ; Jésus parle et agit par l’Esprit. Les Synoptiques n’ont pas manqué de le souligner aussi.

 

7. Jn 14.16-21,26; 15.26s; 16.7-15.

 

8. 2 Co 13.13 et Ap 1.4-5 (sept indique la perfection)

 

9. Tout d’abord : 1 Co 12.3-6 ; Ep 4.4-6 et 1 Pi 1.2 ; plus amplement : Ep 1.3-14 ; puis : Rm 8.1ss ; Ga 4.4-6 ; 2 Th 2.13 ;Tt 3.4-6 ; Jude 20s.

 

 Le premier Concile de Nicée

concile-NiceeQuant à l’incidence pratique de la Trinité, elle est, si l’on a saisi la démarche de cet article, de la plus haute importance. Nous pouvons la résumer ainsi : la Trinité est au fondement de l’Evangile et l’Evangile est le déploiement de la Trinité toute tendue vers le salut des hommes. C’est la prière de Jésus avant de quitter ses disciples (Jn 17). C’étaient le contenu et la visée de la prédication des apôtres.

 

La Trinité est la condition nécessaire et suffisante pour notre salut, notre vie chrétienne personnelle et notre vie dans l’Eglise. « De lui, par lui et pour lui… » est un condensé de cette vérité : l’initiative et l’amour viennent du Père, le Fils le révèle et le démontre, l’Esprit l’atteste et l’applique.13 Dieu le Père parle, sa Parole s’incarne dans le Fils, l’Esprit met en action cette Parole en nous. Tous les trois en parfaite unité.

 

Ignorer la Trinité, c’est couper de ses racines l’Evangile et tout ce qu’il implique pratiquement, donc le rendre stérile. Car l’Evangile est l’intervention de Dieu là où le péché a contrecarré son dessein de communion, de paix et de joie (Jn 17.13,26) : Dieu est venu en personne – « la deuxième envoyée par la première et remplie des pleins pouvoirs par la troisième »14 – pour nous délivrer de notre rébellion et de notre désespoir.

 

Insister unilatéralement sur l’un ou l’autre des acteurs de la Trinité, c’est préparer le terrain à des hérésies et prêcher des illusions. Forcer le trait des différences, c’est ouvrir la porte à la croyance en trois dieux.

 

La Trinité, une vérité à vivre ! Dans ses entretiens dans la chambre haute, Jésus dit des paroles surprenantes : « Vous saurez que moi, je suis en mon Père, comme vous en moi et moi en vous » (Jn 14.20). La Trinité est donc engagée comme garante et modèle de l’union intime et personnelle du disciple avec le Seigneur, ceci par la décision du Père, l’œuvre du Fils et le don de l’Esprit. La suite (ch. 15) développe les conséquences spirituelles et éthiques de ce nouveau statut du croyant.

 

Puis Jésus élargit le champ de vision : « Qu’ils soient un comme nous… que tous soient un , comme toi, Père, tu es en mol et moi en toi… qu’ils soient un comme nous, nous sommes un, moi en eux et toi en moi… » (17.11,21s). La Trinité est engagée comme condition et modèle de la communion entre tous les croyants. Pratiquement : elle est le moteur et la motivation de notre amour les uns pour les autres pour l’unité de son Eglise et le témoignage devant le monde.

 

Gloire à notre Dieu : Père, Fils et Saint-Esprit !

 

D.B.

 


NOTES

 

1.  Pour la plupart des chrétiens, le dogme de la Trinité est l’un des thèmes les plus compliqués, les plus abstraits et les plus indigestes de la théologie. On pense que ce sujet n’a certainement aucun rapport avec les thèmes pratiques comme « le développement de l’Eglise » ou « l’organisation personnelle de la vie du chrétien » Christian Schwartz, Vers une nouvelle expérience de Dieu, p.4, Empreinte, 1999.

 

2.  Ex 3.5 ; 13-14 ; 33.20 ; Jn 1.18 ; 1 Tm 1.17 ; 6.16.

 

3.  Gn 1.1-3, 26a ; ps 97.9 ; 115.2-3 ; Jb 33.14 ; Es 40.28 ; 43.11 ; Hé 1.1-4.

 

4.  Cf. David Brown, La Trinité : mystère futile ou réalité essentielle ? Collection « Question Suivante », GBU, Farel, 2007, p.3.

 

5.  Voir l’article « Dieu dans l’Ancien Testament » page 5 de ce numéro de Servir.

 

6. Par exemple : Gn 1.1,26 ; 1 R22.19s ;Jb 38.7 ; Ps 89.5-8 ; etc.

 

7.  Par exemple : Gn 1.2b ; 16.11,13 ; Jb 33.4 ; Es 48.16 ; 61.1 ; etc.

 

8.  A cinq reprises Paul l’affirme nettement : Rm 3.30  ; 1 Co 8.4,6 ; Ep 4.6 ; 1 Tm 2.5.

 

9.  Par exemple : Mt 16.16 ; Ac 14.15 ; Rm 1.20,25 ; 16.26 ; Col 1.15 ; 1 Thess 1.9 ; 1 Tm 4.10 ; Hé 6.17 ; 12.12 ; etc.

 

10.  1 Co 15.27s évoque une certaine « subordination » dans l’unité, mais pas une hiérarchie de modèle humain.

 

11.  Avec le recul on peut observer qu’aucune approche n’est vraiment intemporelle mais reflète quelque part le contexte historique, philosophique, ecclésiologique, etc. où elle s’est développée. Cf. H. Blocher, La Trinité, une communauté an-archique ? Revue de Théologie Evangélique, 1/2, 2002.

 

12.  Voir l’article sur l’historique des débats qui ont marqué cette élaboration.

 

13.  Rm 11.36 et 1 Co 8.6 ; Col 1.16s ; voir aussi Ep 2.18 ; Hé 2.10 et 9.14. « Chaque ‘acteur’ de la Trinité joue son rôle pour que le salut soit effectivement, objectivement et subjectivement accompli dans le vécu d’un être humain. » D. Brown, op. cit., p. 28.

 

14.   D’après J.I. Packer, God’s Words, IVP, Leicester, 1981.