« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »

 

 

adam seul

 

 

par François-Jean MARTIN

 

 

Le texte de Genèse 2, qui préside à l’arrivée de la femme, est composé de trois étapes :

 

– Dieu constate que l’homme est seul et que « ce n’est pas bon »,

 

– Dieu fait venir tous les animaux à Adam,

 

– Dieu crée Eve en la « tirant de la côte d’Adam ».

 

On est là dans les textes des origines avant l’histoire qui commence avec le chapitre 5. L’auteur y consacre un tiers du chapitre, c’est donc un aspect important.

 


 

Il n’est pas bon

 

Un premier constat étrange est à faire, jusqu’à présent le bilan fait par Dieu sur son action était positif. Par six fois il a conclu « que c’était bon » et une fois « voici c’était très bon » Tout à coup, c’est l’autocritique : Dieu trouve qu’il y a une lacune dans sa création. Il y a en effet un manque. Ce qui n’est pas bon, c’est que l’homme soit seul. La solitude dans le bonheur n’est pas le bonheur véritable.

 

Un jugement divin est prononcé sur l’homme heureux séparé de tout. Ce jugement exprime une impossibilité. La solitude contredit la vocation de l’humanité. L’homme crée à l’image de Dieu est donc par nature un être relationnel. C’est dans la relation que sont l’accomplissement et l’expression authentique de notre humanité. Dieu ne dit pas que ce qu’il a fait est mauvais, mais qu’il manque quelque chose. Ainsi, même si tous les besoins d’une personne sont satisfaits, même si elle jouit d’une relation sublime avec Dieu, le type de vie que certains ermites et mystiques ont essayé de retrouver, ne correspond pas aux plans de Dieu pour l’être humain.

 

La création de l’Adam, de l’être humain à l’image de Dieu, demande un vis-à-vis, un alter ego. Armand Abécassis dit même à ce sujet : « pour savoir réellement ce que signifie l’exaltation du face à face avec Dieu, il faut avoir vécu auparavant la plénitude offerte par la relation d’amour entre l’homme et la femme… »1 . Sans en faire une voie obligatoire, l’image du couple, employée par le Nouveau Testament pour comprendre la relation du Christ et de l’Eglise, va dans ce sens.

 

L’homme ne peut se suffire à lui-même. La sexualité, qui lui permet de découvrir son imperfection d’homme, doit l’amener à prendre conscience de son imperfection de créature et son besoin de Dieu. C’est ainsi que l’Adam prend conscience de ses limites, de sa condition de créature et non de créateur. Les psychanalystes parlent à ce sujet du principe de réalité.

 

C’est la présence d’Eve qui rappelle à l’homme sa réalité. Tout en lui permettant d’échapper à la tentation du pouvoir, la mégalomanie ou le délire de toute puissance, il lui permet de s’accomplir par la relation à l’autre. Le véritable bonheur est dans le face à face. Il reste que ce jugement de Dieu a été fait dans une intention particulière. Rien n’est gratuit dans la parole et plus encore dans les textes des origines. Ainsi on ne voit pas Dieu créer les ténèbres, s’arrêter et dire « Ce n’est pas bon » puis décider de créer la lumière.

 

Donc si cela est dit pour l’homme, c’est intentionnel. Cet arrêt de Dieu, unique dans les annales de la création, ne peut avoir pour visée que de nous aider à définir le bonheur. Aucun bonheur ne peut être donné à l’homme s’il ne rencontre pas la relation d’altérité et elle est clairement conçue comme celle de l’autre sexe. Une autre remarque s’impose, elle est liée au contexte. Dieu vient d’édicter aux versets 16 et 17 la loi. Celle de l’interdit de l’arbre du bien et du mal. Et c’est là qu’il constate qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul. C’est comme le constat que l’homme ne peut résoudre le problème moral, qu’il ne peut se situer face à la loi que s’il rencontre une femme. On ne manifeste sa capacité à assumer l’interdit que si l’on démontre sa capacité à maîtriser la sexualité. Eduquer. c’est toujours apprendre à maîtriser la pulsion. A la différence de Dieu, l’Adam doit assumer sa réalité de simple créature et donc le manque et l’insatisfaction qui l’accompagnent. Il y découvre sa finitude. Ceci nous conduit à la deuxième étape : celle de l’identification des animaux.

 

 

L’identification des animaux

 

Le professeur des Sciences de la vie et de la Terre que je suis, a toujours lu ce pas-sage avec un grand plaisir. Le premier travail du jardinier en chef du parc Eden est de faire de la biologie. Il lutte contre la confusion en donnant un nom à chaque animal, donc en l’identifiant et en le séparant des autres. Et par cette même opération, il entame sa quête d’identité puisqu’il constate qu’il est aussi différent et qu’il n’a pas d’aide qui soit son vis-à-vis parmi eux.

 

En les nommant, il prend aussi pouvoir sur eux et donc il n’est plus à leur égard dans une relation de vis-à-vis. Il découvre aussi un manque.

 

 

Il nous faut ici aborder un point de l’exégèse rabbinique qui pourra nous surprendre : les rabbins disent ici que Dieu a montré à l’homme les animaux en train de s’accoupler. Or la Bible ne parle que de défilé. Ce qui les autorise à une telle lecture est la fin du verset « et pour l’Adam, il ne trouve pas d’aide en face ». Si le défilé du monde animal évoque pour Adam l’absence de compagne, ce ne peut être que parce que le monde animal manifeste devant lui sa sexualité.

 

C’est l’idée même de compagne que la sexualité animale ne lui suggère même pas. Le désir n’est pas né de la contemplation de la sexualité animale. « Dieu ne veut pas seulement que j’aie besoin de la femme comme d’une nourriture, mais que je la désire, c’est à dire que je me prépare à la rencontrer non pas comme un complément mais comme autre, et l’autre par excellence. La sexualité humaine implique et dépasse la sexualité animale, comme l’union – le don des êtres – implique et dépasse l’accouplement, le don des corps. »2

 

Peut-on aller jusque là ? Il semble que le contexte l’autorise, mais dans les deux cas, le manque de vis-à-vis s’impose et, par là même, le besoin de dépasser une sexualité animale. Tout être humain, puisqu’il est soit masculin soit féminin doit renoncer à l’illusion qu’il serait seul ; sa constitution l’appelle à la communauté.

 

 

De la côte d’Adam

 

Avec Eve une relation autre que la bestialité est possible, le partenaire n’est pas un objet sexuel. L’extraction de la côte, puis sa construction en femme selon le texte littéral, pointent la même vérité : la similitude de l’homme et de la femme, leur étroite parenté leur essence identique3.  Faut-il prendre à la lettre cet élément du récit, puisque l’apôtre Paul déclare que « la femme est de (ek) l’homme » (1 Co 11.8, 12) ? Dieu a pu faire comme il a voulu mais la présence de plusieurs jeux de mots fait douter de l’intention littérale de l’auteur. Le ek de Paul ne requiert pas une interprétation littérale de la Genèse sur ce point. On peut fort bien dire que la femme est de l’homme s’il a joué le rôle de prototype et si Dieu a crée la femme à cause du besoin que l’homme avait d’elle.

 

L’auteur joue du double sens du mot côte, qui signifie aussi côté et donc alter ego. Les Arabes disent « il est ma côte » pour dire « il est mon véritable ami ». Nous parlons de notre moitié et les Anglais plus galants parlent de leur meilleure moitié. En outre, en sumérien, le terme signifie à la fois côte et vie, or le nom d’Eve vient de vie. On comprend le cri d’Adam à sa découverte « os de mes os, chair de ma chair ». L’individu ne se trouve qu’au-delà de lui-même, « il a son salut dans la salutation »4. Il se connaît lui-même. Le couple c’est aussi un moment où nous allons, en rencontrant l’autre, vers nous-mêmes : « Par la grâce du Toi, le Je advient » (Martin Büber).

 

L’identité surgit avec Eve : « à celle-ci il sera crié Ishah car de Ish, elle a été prise, celle-ci », nouveau jeu de mots, car en hébreu Ishah n’est pas le féminin de Ish, mais ils proviennent d’une même racine. Mais surtout surgissement de l’identité, car jusqu’à présent le terme employé était Adam, le terrien. Mais le voici qui se nomme ish – homme – dès qu’il a reconnu en elle ishah – la femme. Lorsqu’elle est née, il dormait et voilà qu’il la reconnaît et du même mouvement se reconnaît, se trouve, devient homme. C’est la femme qui fait l’homme ou qui lui permet d’advenir.

 

Une aide comme son vis-à-vis : « aide » dit bien que le face à face n’est pas antagonisme, n’est pas contre, comme le péché entraînera. En outre le mot aide n’indique nullement un état d’infériorité malgré l’ordre créationnel, en effet, le mot revient vingt et une fois dans l’Ancien Testament dont quinze fois pour désigner Dieu qui est l’aide de l’homme. Le vis-à-vis exige plus qu’un simple côte à côte, il faut qu’ils diffèrent vraiment sur le fond de leur commune humanité. « C’est comme autres que l’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre, et l’homme doit accepter cette altérité pour que le vide de sa solitude soit comblé. »5 .

 

Evoquons encore la suite du texte qui est celle de l’institution du couple, du mariage. Les liens sont évidents. Puissions-nous, par l’oeuvre du Christ qui nous offre sa grâce sans mesure, surmonter la catastrophe que la chute a introduite dans le couple et ainsi, nous replacer dans le plan de Dieu.

 

F-J.M.

 couple

 

 


NOTES

 

1. In « Et Dieu créa Eve » de Josy Eisenberg et Armand Abécassis, Col. A Bible Ouverte II, chez Albin Michel,1979. Cet article emprunte à ces auteurs un certain nombre d’idées et de phrases.

 

2. Ibid p.52.

 

3. Cette partie doit beaucoup au travail de Monsieur Henri Blocher « Révélation des origines » Collection théologique.  Hokhma PBU 1979. Cet ouvrage a été pour moi un choc, une réelle révélation. Il m’est agréable de le reconnaître ici et de remercier mon ami Jacques Buchhold de me l’avoir fait connaître et d’avoir passé des heures à échanger avec moi sur ce sujet. Ce qui pourrait être mal dit ou mal compris, est entièrement de mon fait et ne peut être imputé aux deux personnes citées.

 

4. Ibid. p.90

 

5. Ibid. p.96