Marc Chagall : un interprète de la Bible1

 

Par François-Jean Martin

 

Le musée national « Message biblique Marc Chagall » à Nice

 

Au sommet de sa gloire, reconnu internationalement, c’est à la France que Chagall et son épouse Valentina (Vava) faisaient don d’un prestigieux ensemble inspiré de la Genèse, de l’Exode, du Cantique des Cantiques.

 

Dans son message cité en introduction au catalogue (note 1 ci-dessous), Chagall dit comme premiers mots « Depuis ma première jeunesse, j’ai été captivé par la Bible. Il m’a toujours semblé et il me semble encore que c’est la plus grande source de poésie de tous les temps. Depuis lors, j’ai cherché ce reflet dans la vie et dans l’Art. La Bible est comme une résonnance de la nature et ce secret j’ai essayé de le transmettre…. Pour moi, la perfection dans l’Art et dans la vie est issue de cette source biblique. Sans cet esprit, la seule mécanique de logique et de constructivité dans l’Art comme dans la vie ne porte pas de fruits. »

 

Une exigence de spiritualité a dicté le travail de sa vie, l’art a toujours été pour lui un mode d’accession au sacré, comme un mode de communion universelle. Dans une conférence qu’il a prononcée à Washington, lors d’un colloque du 2 au 4 mai 19633, Chagall s’interroge sur la crise morale de l’Occident : « Pourquoi sommes-nous devenus si angoissés depuis quelques temps ? Plus l’homme se libère de ses chaînes avec audace, plus il se sent seul, perdu dans la foule, prisonnier du destin. .. Si nous sommes émus au plus profond de nous-mêmes par la Bible, c’est surtout parce que,…c’est la plus grande oeuvre d’art au monde, qui contient le plus haut idéal de vie sur terre. » En 1958, il avait déjà dit à l’Université de Chicago : « J’ai choisi la peinture : elle m’était aussi indispensable que la nourriture. A ce propos, je rappellerai l’image biblique de Moïse qui a bégayé, mais que Dieu a poursuivi afin qu’il fasse son devoir. Ainsi, nous tous, malgré nos bégaiements, quelqu’un nous poursuit pour que nous fassions notre devoir. »

 

Mme Forestier souligne le rêve poursuivi par Chagall : « …créer un vaste cycle religieux, compris dans l’acceptation étymologique du terme – qui relie -, où s’uniraient en un langage poétique universel, peinture et parole biblique. Projet qui est au coeur de l’oeuvre tout entière qui en est l’aboutissement, et comme le testament spirituel. »

 

 

Les tableaux du Message biblique

 

Chagall a dit que ces tableaux, il a voulu les laisser en France où il est « né comme pour la deuxième fois » et dans cette Maison à Nice pour que les hommes essaient d’y trouver une certaine paix, une certaine spiritualité, une religiosité, un sens de la vie. Il atteint aussi une forme d’universalité en disant : « Ces tableaux, dans ma pensée, ne représentent pas le rêve d’un seul peuple mais celui de l’humanité … Ce rêve est-il possible ? Mais dans l’Art comme dans la vie tout est possible si, à la base, il y a l’Amour. »

 

Ce mot de la fin de son message me semble bien au centre de la vie, de l’Art et du rêve (dans le sens de Martin Luther King) de Chagall. Ainsi, dans le cycle de la Genèse, le choix d’Abraham s’impose bien sûr, mais pas seulement comme père identifiant d’Israël (Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob) mais aussi père identifiant des nations.

 

Il est évident que les dix-sept grandes compositions peuvent être analysées en fonction de la chronologie du texte biblique, mais le choix de ces épisodes plutôt que d’autres, est déjà parlant. Si suite et unité d’ensemble il y a, il n’en demeure pas moins que chaque tableau a son unité propre. Comme toute oeuvre, elle est liée à un contexte, celui d’une époque ou celui de l’auteur. Le Message Biblique n’échappe pas à cette réalité, il s’inscrit dans la réalité de la vie du peintre qui sourd dans les toiles livrant de souterraines filiations.

 

 

La vie de Marc Chagall

 

chagallChagall est né le 7 juillet 1887 à Lyozno près de Vitebsk, petite ville de Biélorussie. La ville reste liée à l’économie agricole et garde un caractère rural. La plupart de maisons d’habitation sont en bois, modestes ou richement décorées de couleurs vives, seules les nombreuses églises et la cathédrale orthodoxe dominent. La ville, lieu de mémoire va être très présente dans ses tableaux comme archétype de la terre natale, un paradis perdu. La communauté juive est importante, les synagogues et les écoles talmudiques y ont droit de cité. Chagall fera souvent référence à la réalité culturelle juive de la structure sociale du ghetto. La famille de Chagall est liée à une tradition particulière de la piété juive : le hassidisme. Hassid veut dire pieux, ce courant privilégie la sincérité de la prière, l’émotion spontanée de la relation à Dieu plutôt que l’exégèse talmudique. C’est une forme de religion populaire qui s’oppose à la religion savante des rabbins qui commentent la loi. Elle s’exprimera par le chant ou le geste. La danse y occupera une place connue de nos jours par des films (Rabbi Jacob, et d’autres). La joie occupe une place très importante. Mais Chagall reste néanmoins imprégné aussi de la culture biblique du commentaire typique des écoles rabbiniques.

 

C’est parce qu’il est profondément ancré dans sa culture juive et même judéochrétienne, parce qu’il a fait de la Bible la référence qu’il touche à l’universel. Ses crucifixions montrent un Christ revêtu du châle de prière juif, il va insister sur le fait que Jésus était juif et la souffrance de ce dernier va symboliser celle du peuple.

 

chagall2La vie familiale est celle d’une famille profondément unie dont le cours est rythmé par la pratique religieuse juive, liée au rituel et à l’enseignement de la Torah et du Talmud. La Bible est au centre de la mémoire de Chagall mais elle était lue dans son milieu au travers du Talmud. Il lui faudra une démarche de distanciation d’avec sa religion pour retrouver la Bible. En effet, la vocation de peintre de Chagall ne peut se vivre qu’en rupture avec son milieu. On a certainement aujourd’hui beaucoup de peine à imaginer la vie dans un ghetto juif au début du XXème siècle en Russie où l’unité du groupe juif permet la survie, où les rites ponctuent et règlementent toute la vie. Or cette société juive de stricte obédience, interdit la représentation de la figure humaine. Il faut une force de caractère non négligeable pour oser la transgression. Chagall a trouvé un appui extraordinaire dans sa mère qui va l’inscrire à l’école de dessin et de peinture. La peinture que porte en lui Chagall et ses audaces de coloriste ne peuvent trouver leur place dans le courant que soutient cette école.

 

Aussi, Chagall quitte Vitebsk pour St- Petersbourg en 1907. Ouverte aux influences de l’Occident, c’est la capitale artistique et culturelle de la Russie impériale, il va y fréquenter le milieu artistique et en particulier une intelligentsia juive. Il va y affirmer une symbolique personnelle qui mène à une autre peinture. Il élabore son langage propre refusant tout académisme. A l’image de Gauguin, il affirme une peinture sauvage et libre qui puise dans la couleur son énergie jubilatoire. Les thèmes sont très liés à la mémoire familiale. Un autre thème est celui de l’exil, là encore le choix d’Abraham n’est pas gratuit « mon père était un étranger », c’est en tant que nomade et qu’exilé que le peuple a vécu et Chagall né en 1887 et mort en 1985 à 97ans a traversé tous les terribles soubresauts de l’histoire vivant souvent en exil à l’image de son peuple. Après la prise du pouvoir par les bolcheviques qu’il a accompagné à ses débuts, il se retrouve à Paris dans la tourmente picturale de l’après impressionnisme. Suite à la commande de Vollard pour l’illustration de la Bible, Chagall et sa famille vont vivre en Palestine en 1931-1932. Il y peint les sites bibliques et y commence les gouaches préparatoires aux gravures de la Bible. L’année suivante 1933, verra le premier autodafé de ses oeuvres par les nazis à Mannheim. Ce voyage va réduire les références à la culture judéo-russe pour prendre la dimension tragique de la terre d’Israël, perdre le particularisme pour au travers du destin du peuple, témoigner de l’universalité du message biblique…

 

Marc Chagall, qui s’éteignit le 28 mars 1985 à l’âge de quatre-vingt dix-sept ans, a suscité une fascination et une admiration dans le monde entier.

 

Malgré la multitude d’idées et de suggestions qu’il trouva à Paris, il demeura fidèle à ses origines marquées par cet hassidisme féru de contes et d’histoires, panthéisme juif dont la foi dans le lien indissoluble entre Dieu et l’homme permet aux croyants de croire et de vivre des miracles. Et c’est bien un monde de miracles que nous dépeignent les toiles de Chagall, des miracles accomplis au quotidien, dans la chambre des amants, dans les rues de Vitebsk ou sous la tour Eiffel. Le ciel et la terre semblent se rencontrer dans ce monde qu’il a si souvent peint à l’envers. Dans ces toiles, les hommes, les vaches, les poules et les oiseaux défient les lois de la gravitation et flottent heureux dans les airs.

 

Le caractère fabuleux du monde chagallien, son charme oriental, ont souvent fait oublier le côté plus sombre de son oeuvre. Il apparaît dans les toiles décrivant les pogroms et les humiliations des juifs que Chagall a connus jeune homme, dans la Russie tsariste. Dans les années trente et quarante, il fut profondément bouleversé par le sort des juifs sous la terreur nazie. C’est à cette époque qu’il peignit de nombreuses crucifixions, symboles de l’oppression et de la souffrance. Et bien que ce thème tiré du Nouveau Testament ait soulevé de violentes critiques au sein de la communauté juive, Chagall ne put s’empêcher d’y revenir sans cesse.

 

 

Conclusions

 

Chagall refusa d’adhérer à une école de style de peinture. Le peintre demeura un individualiste. Chagall devint ce grand coloriste dont Picasso dira plus tard: «Après la mort de Matisse. Chagall est le seul artiste à avoir vraiment compris l’essence de la couleur […]. Depuis Renoir, aucun artiste n’a eu le sens de la lumière comme Chagall.»

 

Chagall fut le témoin des années les plus turbulentes du XXe siècle. Il se trouvait au coeur de l’ouragan lorsque le fauvisme, le cubisme, l’expressionnisme, le dadaïsme et le surréalisme se déchaînèrent. Il connut en Russie les mouvements avant-gardistes du constructivisme et du suprématisme. Chagall assista à la montée de l’art abstrait et à l’arrivée triomphale de la peinture américaine avec l’expressionnisme abstrait et le Pop Art. Il vécut la guerre, la révolution et n’échappa à l’holocauste qu’en s’exilant aux Etats-Unis. Il fut le témoin de la renaissance d’Israël et de ses combats pour s’affirmer.

 

Et pourtant, c’est bien l’amour qui est le fil conducteur de son oeuvre: «Malgré les difficultés de notre monde, je n’ai jamais renoncé en mon for intérieur à l’amour dans lequel j’ai été élevé, pas plus qu’à l’espoir de l’homme dans l’amour. Comme sur la palette d’un peintre, il n’y a dans notre vie qu’une seule couleur qui donne un sens à la vie et à l’art, la couleur de l’amour.»

 

C’est cette conviction qui toute sa vie fut son credo et qu’il traduisit tout particulièrement dans son interprétation picturale des textes de la Bible, c’est cela qui me fait oser dire que sa peinture se veut médiation qui actualise, un commentaire du texte et par là même en propose une intelligibilité. Il s’agit donc d’une «midrash4» visuelle du texte, c’est à dire d’interprétation visuelle du texte.

 
 
F-J.M.
 
 

NOTES
 
 
1. Ce texte est le résumé d’une d’introduction, écrite en décembre 2009, en vue d’une visite guidée du musée Marc Chagall à Nice. L’auteur s’est inspiré de l’excellent catalogue des collections publié par la Réunion des musées nationaux, « Musée National, Message Biblique, Marc Chagall,Nice », Paris, 2001, réédition de celui établi en 1990 par Sylvie Forestier, conservateur général honoraire du Patrimoine alors directeur de ce musée. Bien entendu, ils ne peuvent être tenus pour responsables du texte ici présenté et des positions que défend l’auteur.
 
 
2. L’auteur a été formé à la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, il est aussi peintre et sculpteur, formé par son père, Francesc MARTIN, sculpteur, diplômé du concours national Meilleur ouvrier de France. Il a enseigné les Arts Plastiques et est chargé de mission pour l’Education au Patrimoine au Rectorat de l’Académie de Strasbourg. Il est peintre animalier associé au musée de Zoologie de Strasbourg.
 
 
3. Actes publiés en 1964 par l’Université de Chicago.
 
 
4. Le Talmud est constitué de la Torah (texte de l’Ancien Testament), de la Midrash (interprétation du texte) et de la Gemara (interprétation de la Midrash).