Le mensonge

 

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par Daniel BRESCH

 

 

 

 

Imaginons cette scène dans une classe où vient de se produire un larcin anonyme. Question « candide » du maître : « Qui n’a jamais menti ? » Sans hésiter tout le monde lève la main d’un air goguenard. Du tac au tac, nouvelle question : « Qui vient de mentir ? » Silence, personne ne bouge… Ce « dialogue » – improbable ? – illustre par un fait banal l’universalité de la capacité de mentir partout et à tout âge.

 

 

Une réalité universelle

 

On n’a jamais autant menti que de nos jours, constatait un philosophe dans une étude du développement des régimes politiques qui ont submergé le 20ème siècle, en ajoutant : ni aussi massivement, ni aussi systématiquement, N’avons-nous pas connu, dans ce siècle-là, un déploiement sans précédent de violences et de violations physiques, morales, sociales et spirituelles, fondées sur des propagandes éhontées et perpétrées avec une arrogance inouïe, affichées au grand jour ?

 

Beau triomphe des régimes totalitaires qui ont réussi l’exploit d’aveugler les masses ! Car, plus c’est gros, plus ça passe ! Quelle subtilité pour séduire, quelle ingéniosité pour endormir les consciences, jusqu’aux esprits les plus avertis et les mieux armés des élites cultivées ! Langue de bois, subterfuges, désinformation, les exemples récents se succèdent : le nuage de Tchernobyl dissipé à nos frontières, les armes destructives massives disparues, les chiffres du chômage métamorphosés, les délits d’initiés… Je lis cette assertion d’un journaliste et présentateur de TV lors d’une interview que le mensonge en politique est parfois obligatoire. On appelle cela mensonge d’Etat.

 

Mais il y a déjà près de trois millénaires le Psalmiste se lamentait : « C’en est fini des fidèles, les hommes sûrs disparaissent, chacun parle faussement à son prochain. On se parle avec des lèvres enjôleuses et un coeur double » (Ps 12.2-3). Et Jérémie : « Depuis le prophète jusqu’au prêtre, tous pratiquent le mensonge » (Jér. 6.13 et 8.10).

 

planetePas un peuple, pas une langue au monde qui n’ait de dicton ou de proverbe où il est fait mention de mensonge, fausseté, tromperie, fourberie, flatterie, ruse, etc. « Eloge de menteur, plaisir de fou » (Roumanie), « Pour cacher un mensonge, faut mentir mille fois » (Indes)… C’est dire l’observation pertinente de la vie quotidienne et la préoccupation inquiète que produit universellement cette perversion profonde et récurrente, qui trouble la communication et la relation entre les humains. Un moteur de recherche sur internet célèbre donne pour ce terme près de deux millions et demi d’entrées !

 

J’avoue qu’en fouillant dans ces différentes directions j’ai été quelque peu effrayé par l’ampleur du sujet et la diversité de ses prolongements en causes et en effets. Non seulement intellectuellement et dans ma tête, mais en conscience et dans mes tripes – la Parole de Dieu m’y a préparé : « Que Dieu soit vrai et tout être humain menteur » (Rm 3.4) ! – je comprends alors la paraphrase désabusée du philosophe : « le mentir, plus que le rire, est le propre de l’homme ! » Et pour combler la dose d’écoeurement, une enquête américaine m’apprend que tout le monde ment deux fois par jour au moins. Une autre surenchérit : une fois toutes les huit minutes !

 

Assurément, le mensonge est une question très importante et grave, écrivait Saint Augustin (4-5ème siècle) dans un traité remarquable, « Du mensonge ». Nous ne ferons pas le tour du problème dans cet article et laisserons peut-être l’impression de toucher seulement le seuil de bien des interrogations complexes. La question est vaste, certes, elle est même difficile, non dépourvue de pièges. Cédant à un pessimisme morbide et à une culpabilisation exagérée, on va se mettre en guerre contre toute apparence de mensonge.

 

Ni la plaisanterie, ni l’erreur, ni l’imagination ne doivent être systématiquement taxées de mensonge. Les contes et légendes, le théâtre et la poésie ne relèvent en aucun cas de la supercherie ou de la perversion de la vérité. A l’opposé, une certaine légèreté – optimiste ? – peut nous entraîner à accepter et tolérer des entorses considérées comme utiles, parce que « c’est un trait tellement général et profond de notre nature » : que peut-on y changer ? C’est un fait évident : qui est à l’abri du piège facile de l’accommodation par opportunisme ?

 

Allons droit au but et posons cette affirmation : sauf cas d’amoralité ou de déviance relevant de maladie mentale, celui qui ment, sait bien qu’il ment ! Ce qui nous fait dire que le mensonge n’est pas absence de vérité, ni erreur sur la vérité, mais bien déni et perversion de la vérité. Cela signifie aussi – et c’est capital pour l’annonce de l’Evangile – qu’en tout être humain existe, ou au mois subsiste, une parcelle de conscience. Cela implique que la notion de vérité, même si c’est une lueur, est autant universelle que le phénomène du mensonge.

 

 

Réponse biblique

 

bible-bougieVoilà pourquoi le langage de la Bible est si clair, si facilement audible et accessible. Sans ambages, la Parole de Dieu montre que le mentir est lié à la volonté de berner, de biaiser, de tromper, de nuire : « fausses balances, bornes déplacées, gain trompeur, paroles mensongères, langue et lèvres menteuses, faux témoignage… » sont des expressions concrètes et courantes, notamment dans le livre des Proverbes, qui décrivent « la stratégie des méchants » et dévoilent « le coeur de ceux qui trament le mal » (12.5, 20).

 

Mentir, d’individu à individu, de gouvernants à la population, d’état à état, c’est voler la confiance, c’est jouer sur les apparences et les menaces pour exercer sa domination et prendre le pouvoir par la force. C’est agir par volonté d’appropriation et d’exploitation, au détriment de l’autre. Certes, le problème est complexe, s’agissant de relations politiques ou économiques à grande échelle. C’est tout le problème de l’éthique dans les relations à tous les niveaux.

 

« A la racine du mensonge se trouve l’image idéalisée que nous nous faisons de nous-mêmes et que nous souhaitons imposer à autrui » (Anaïs Nin). Au fond de lui-même, celui qui ment est divisé, toujours à l’affût de se dépasser, en quête de se justifier. Dans sa confrontation avec les Pharisiens Jésus est amené à démonter cet engrenage et finalement démasquer le père du mensonge, le diable lui-même (Jn 8.42-47). Le mensonge a sa racine dans la perception faussée de Dieu, dès le départ : « Dieu a-t-il réellement dit ? » insinue le tentateur (Gn 3.1).

 

De cette fausse perception découle une relation de soupçon et d’hostilité envers Dieu. D’où fausse perception de soi, donc fausse relation à soi. D’où fausse perception des autres, donc relation aux autres faussée par les mensonges qui nous emprisonnent et nous coupent les uns des autres. La vérité, elle, commence par la rencontre avec celui qui nous dit la vérité, toute entière, celui qui est pleinement vrai : Jésus-Christ (Jn 14.6).

 

Le mensonge a partie liée avec la peur, peur de perdre la face, peur d’être découvert dans sa faiblesse, finalement peur de se trouver face à soi-même, sans ressource, fuir la réalité. Il est intéressant de remarquer que lorsque la Bible parle de mensonges, de faux prophètes, de choses creuses et fausses, elle vise non seulement le mal qui corrompt la relation entre les humains, mais plus profondément l’idolâtrie et les idoles, substitution du Dieu vrai et vivant, vers lesquelles le coeur de l’homme est irrésistiblement attiré, parce qu’elles lui donne l’illusion de force et de sécurité  ; Es 28.15 ; Jr 10.14 ; 14.14 ; Ez 13.8 ; Am 2.4). La colère, la jalousie et la haine ne sont-elles pas l’expression de ce mensonge fondamental qui pollue tout notre être ?

 

Bien qu’éminemment pratique, la question du mensonge, pour le chrétien, n’est donc pas d’abord un problème de morale – Est-ce permis ? Pas permis ? Jusqu’où ? Quand ? Comment ? – mais de prise de conscience spirituelle. En écrivant : « Rejetez – littéralement : comme on se défait un vieux vêtement ! – le mensonge » (Ep 25, cf. 22), l’apôtre Paul n’énonce pas seulement un noble précepte moral, mais affirme en quelque sorte qu’il est fondamentalement impossible pour un chrétien de vivre dans le mensonge ou du mensonge. « Car, ajoute-t-il, nous faisons partie les uns des autres ».

 

Est-ce à dire que la transparence doit être absolue dans la relation avec autrui ? Il s’agit plutôt de qualité que de quantité : la naïveté peut nous faire manquer de sagesse ! Tout être humain, toute conscience – tout chrétien aussi – garde son intégrité et sa dignité avec son « jardin secret » dont Dieu seul détient la clé. Etre vrai en paroles et en actes devant les autres ne signifie pas se livrer au regard de n’importe qui, par « devoir moral », même de n’importe quel frère ou soeur dans la foi. Il est plutôt question de cohérence, de loyauté, de constance, d’honnêteté, d’humilité, d’ouverture, en un mot d’amour.

 

Toute vérité est-elle bonne à dire ? Quelle vérité ? A quel être sensible ? Prêt – ou non – à écouter et recevoir une parole. Quand Jésus parle de sa vérité, il précise : celle qui crée vie et liberté (Jn 8.31-32). Pour apporter le pardon et la délivrance, il ne nous jette pas à la face la vérité sur notre misère et corruption, il s’approche de nous « en vérité », dans l’amour, et désarme ainsi notre tendance naturelle à atténuer ou à fuir notre réalité de mensonge. Il nous a promis de nous conduire dans toute la vérité (Jn 16.13).

 

 

D.B.