La prière selon les Epîtres pauliniennes

 

Par Oscar Cullmann

 

Nous ne tenons généralement pas assez compte de l’influence de la vie spirituelle de l’apôtre Paul sur sa pensée théologique et son œuvre missionnaire. Je m’efforcerai donc de mettre en lumière ce rapport étroit.

 

Nous sommes tentés de considérer uniquement comme des formules conventionnelles les innombrables

 

mentions que l’apôtre fait de la prière dans ses lettres. Lorsqu’il introduit presque chacune d’elles par une action de grâces (eucharistie) et qu’il rappelle aux lecteurs ses prières pour la communauté, nous risquons d’envisager ces introductions uniquement sous l’angle du « style épistolaire».

Elles devraient, au contraire, nous inciter à pressentir l’intensité de la vie de prière de l’apôtre. Les prières s’adressent à Dieu tantôt dans l’intimité privée de Paul, tantôt elles sont prononcées dans l’assemblée des fidèles. Quant aux dernières il s’agit tantôt de prières spontanées tantôt de prières liturgiques.

 

 

Les prières liturgiques

Nous trouvons des éléments de prières liturgiques à la fin des épîtres, par exemple dans 1 Co 16.22 ss. Il s’agit là d’une partie de la liturgie eucharistique avec la très vieille invocation, citée par l’apôtre sous sa forme primitive en araméen : maranatha, « Seigneur viens », de même qu’il a conservé en araméen le mot abba « père » (Ga 4.6 ; Rm 8.15) qui en Luc 11.2 se trouve au début de la prière dominicale. En général, les prières liturgiques s’imposent à Paul à la fin de ses épîtres. Car en écrivant il voit en esprit devant lui l’assemblée réunie pour la célébration du culte de la « fraction du pain » ; c’est qu’il sait que ses lettres seront lues dans ce cadre.
 

Le voeu que « la grâce du Seigneur Jésus-Christ soit avec vous », vœu simple ou amplifié jusqu’à la formule trinitaire (2 Co 13, 13) : « que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous », a sans doute été une prière liturgique dès avant Paul. Une forme particulière de prière liturgique est aussi le chant de ces « psaumes, hymnes et cantiques inspirés par le Saint-Esprit » par lesquels (selon Col 3.16 et Ep 5.19) les membres des Eglises doivent exprimer leur reconnaissance au Seigneur.

 

 

La prière individuelle

La prière formulée en présence de tous les frères n’est possible que si chacun pratique aussi la prière individuelle « dans sa chambre, la porte étant verrouillée », pour employer les termes de Jésus-Christ dans le Sermon sur la Montagne. Sans faire étalage de ses prières à la manière des pharisiens blâmés par Jésus, l’apôtre nous permet de nous faire une idée du dialogue qu’il tient avec son père « dans le secret ».
 

Ce sont d’abord des louanges, des « actions de grâces » (eucharistiai). Il remercie Dieu de ce qu’il a fait pour l’Eglise à laquelle il écrit, et s’il rappelle la mention qu’il fait d’elle constamment dans ses prières, ce n’est pas pour chercher sa faveur, mais pour établir un lien invisible entre lui et chacune des communautés répandues dans le monde. La prière fait disparaître les distances géographiques, plus importantes qu’aujourd’hui, qui séparent les Eglises.

 

 

Les actions de grâces

Dans ses nombreuses actions de grâces, il est frappant que presque régulièrement Paul souligne qu’il prie pour les Eglises « toujours », « sans cesse » (pantote, adialeiptôs, 2 Th 1.11 ; 2.13 ; Rm. 1.9 ; Col 1.3, 9), aussi pour des membres individuels : (Phm 4 ; 2 Tm 1.3). Ce n’est pas une exagération rhétorique, lorsqu’il dit que « jour et nuit » il prie pour les Thessaloniciens (1 Th 3. 10) ou pour Timothée (2 Tm 1.3). Il ne prie pas seulement pour une Eglise, ni pour l’Eglise en général, mais il vise, en les nommant, les Eglises particulières.
 

L’action de grâces pour ce qui a déjà été accompli est suivie presque toujours d’une supplication pour que l’œuvre commencée dans une communauté continue à progresser. Celle-ci explicite, pour ainsi dire, cette demande du Notre-Père : « que ton règne vienne ». Il s’agit en effet de l’avènement de celui-ci. Bien que l’histoire du salut se déroule selon le plan de Dieu, l’apôtre a conscience d’être son instrument pour son avancement dans le temps intermédiaire entre la résurrection du Christ et la fin. Il connaît le rôle éminent qui revient à l’Eglise du Christ pendant ce laps de temps.

 

 

L’intercession pour les Eglises

II se rend compte de l’importance des rencontres personnelles avec les communautés. Pour cette raison, il prie que la possibilité lui soit accordée de revoir les Thessaloniciens et de « compléter ce qui manque à leur foi » (1 Th 3.10). La solennité avec laquelle il mentionne dans ses prières ses voyages prouve qu’il ne s’agit pas là pour lui de préoccupations secondaires, mais de la conviction que chacun de ces voyages rentre dans le plan divin du salut.

 

D’autre part elle nous permet de deviner les difficultés auxquelles la réalisation de ses projets se heurte souvent et auxquelles, outre les circonstances extérieures, sa maladie n’est peut-être pas étrangère. Il s’incline devant elles, reconnaissant en elles la volonté divine (Rm 15.22 ; à comparer Ac 16.6 ss.), parfois aussi des embûches du diable (1 Th 2.18). Il prie Dieu qu’il rende les Thessaloniciens « dignes de l’appel qu’il leur a adressé », que les Colossiens parviennent « à une connaissance plus complète de sa volonté » (Col 1.9), que les Ephésiens « soient armés de puissance de l’Esprit » (Ep. 3.16). Le but de ses prières pour les Corinthiens, dit-il, c’est leur affermissement » (2 Co 13.9).

 

 

L’intercession pour lui

La prière de l’apôtre pour les Eglises doit aller de pair avec ta prière des Eglises pour l’apôtre. De là sa recommandation si fréquente aux lecteurs de prier pour lui-même. Souvent il dit : « priez aussi pour nous » (1 Th 5.25 ; Col 4.3 ; Ep 6.19). Le mot kai semble devoir écarter la fausse idée que l’apôtre n’aurait pas besoin qu’on intercède pour lui. Le lien invisible établi par la prière entre lui-même et les communautés doit créer un courant dans les deux sens.

 

L’intercession des Eglises mettra comme un rempart invisible autour de Paul. Elle vise certes aussi sa condition matérielle et physique, mais à travers elle surtout son œuvre missionnaire. Les Thessalonieiens doivent prier pour lui afin que « ta parole poursuive sa course et qu’elle soit glorifiée ailleurs comme chez eux » (2 Th 3.1), les Colossiens pour que « Dieu ouvre pour lui une porte à sa prédication » (Col 4.3). Les Ephésiens doivent « employer leurs veilles pour intercéder aussi pour lui afin que la bouche lui soit ouverte pour annoncer hardiment le mystère de l’évangile » (Ep 6.18 ss.).

 

Par leur prière pour lui les Corinthiens doivent « coopérer à sa délivrance de la mort » (2 Co 10.11). Les Romains sont invités à prier « afin qu’il soit sauvé des mains des incrédules de Judée » et que la collecte, qui n’est pas seulement une œuvre charitable mais un signe de l’unité de l’Eglise, ne soit pas refusée par les chrétiens de Jérusalem (Rm 15.30 ss.).

 

 

L’intercession pour son peuple et les autorités

 

La prière de l’apôtre dépasse l’horizon des Eglises. Elle a en vue toute l’histoire du salut. Il demande à Dieu qu’Israël parvienne au salut (Rm 10.1). La première épître à Timothée recommande expressément de prier « pour tous les hommes » (1 Tm 2.1), et l’apôtre mentionne « les rois et tous ceux qui détiennent le pouvoir » {v, 2). Il ne faut pas oublier qu’il s’agit des autorités de l’état païen. L’appel de ce passage à intercéder pour elles ne cessera, par la suite, jamais d’être suivi par l’Eglise ancienne. Même au temps des plus cruelles persécutions ce lien de la prière entre les chrétiens et l’Etat subsistera toujours.

 

 

L’objet de la prière selon Paul

Rien ne doit être exclu de la prière. Ainsi l’apôtre lui-même n’hésite-t-il pas à demander à Dieu de le délivrer des souffrances que lui cause probablement une grave maladie quelle qu’elle soit (Ga 4.13 ss.) et qu’il désigne sans doute par « écharde dans sa chair » (2 Co 12.7). Les membres de l’Eglise doivent prier à leur tour « en toute occasion » (Ep 6.18) ; « à propos de tout ils doivent rendre grâce » {1 Th 5.17). Les Philippiens ne doivent pas s’abstenir de « faire connaître à Dieu tout ce qu’ils ont à demander » (Ph 4.6).

 

Sous un autre rapport, les lecteurs des Epîtres doivent suivre l’exemple de Paul. Pour eux comme pour lui il importe de persévérer dans la prière. « Priez sans cesse », écrit-il aux Thessaloniciens (1 Th 5.17). Il sait que le grand obstacle à la prière c’est la lassitude, la négligence. On ne prie qu’occasionnellement ; à moins que tout n’aille mal, on ne prend pas le temps de prier. De là l’insistance de Paul « persévérez dans la prière » (Col 4.2), et comme on est surtout tenté d’oublier de remercier aussi Dieu, il ajoute expressément l’action de grâces.

 

Dans l’énumération des conditions de la vie nouvelle au chap. 12 de l’Epître aux Romains, l’exhortation à persévérer dans la prière ne manque pas (Rm 12.12). Comme Paul lui-même, les croyants doivent employer aussi pendant la nuit « leurs veilles » à rendre grâce (Col 4.2), « à intercéder pour tous les frères » (Ep 6.18). La vie du chrétien doit être une vie de prière.

 

D’autre part la persévérance ne devra pas produire une routine dans laquelle le cœur et l’esprit seraient absents et qui tomberait sous le verdict du Sermon sur la Montagne qui stigmatise les « vaines redites » (Mt 6.7). Paul emploie à deux reprises, en parlant de la prière, le mot « combat ». La prière est un combat. Ainsi les Romains doivent-ils « combattre par la prière à ses côtés, afin qu’il échappe aux incrédules » (Rm 15.30). Son compagnon Epaphras « ne cesse de mener pour les Colossiens le combat de la prière » (Col 4.12).

 

La prière doit être joyeuse (Ph 1.3). L’exigence de la joie qui domine toute l’Epître aux Philippiens s’applique particulièrement à la prière. C’est une erreur de considérer la tristesse, l’« air sombre », comme une attitude particulièrement pieuse.

 

C’est que toute vraie prière présuppose la présence du Saint-Esprit. De même que personne ne peut prononcer (selon 1 Co 12.3) la confession de foi originelle « Jésus est le Seigneur » (Kyrios lèsoûs), forme particulière de la prière de louange, si ce n’est par l’Esprit Saint, de même il n’y a pas véritablement prière, lorsque le Saint Esprit est absent. C’est l’arrière-plan des textes que nous avons cités (Ep 6.18, en pneumati). Les psaumes et les hymnes dont nous avons parlé (Col 3.16 ; Ep 5.19) sont appelés pneumatikoi, inspirés par l’Esprit (v. aussi 1 Co 14.15).

 

C’est la condition de l’exaucement. La présence du Saint Esprit assure l’exaucement. Si dans la prière c’est le Saint Esprit qui parle en nous, nous faisons, au moment même de prier, l’expérience de l’amour de Dieu. Il prend l’initiative de s’unir à nous. Même au milieu de la détresse, et même lorsque, extérieurement celle-ci ne disparaît pas, nous avons conscience de nous trouver dans la sphère divine à l’instant où nous prions. Ainsi l’acte de la prière telle que la conçoit l’apôtre Paul est en lui-même un exaucement.

 

Paul nous a fait part de la réponse déjà citée qu’il a reçue à sa prière : « Ma grâce te suffit. La puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Co 12.9). C’est la puissance du Saint Esprit.

 

D’autre part, le Christ est le médiateur de nos prières. C’est par lui que les chrétiens « doivent rendre grâce à Dieu » (Col 3.17). C’est par le Christ et par le Saint Esprit, « par notre Seigneur Jésus-Christ et par l’amour de l’Esprit », que les Romains doivent combattre avec l’apôtre par leur prière (Rm 15.30).

 

O.C.


NOTE

 

1. : Extrait résumé par François-Jean Martin d’une conférence donnée à l’Université d’Athènes le 11 mai 1978 par le professeur Oscar Cullmann, publiée par la revue théologique HOKHMA n°20.