Les salariés : un matériel jetable ?1

 

 

Par Claude Grandjean

 

 

Ressources inhumaines

 

 

En France, un peu plus de 27 millions de salariés, dont 54% d’hommes et 46% de femmes, et près de 220 millions en Europe (25 états membres)2, chiffres auxquels il conviendrait de rajouter environ 9% de chômeurs, sont, au quotidien, confrontés à un ensemble de comporte-ments qui pour certains peuvent revêtir le qualificatif d’inhumains.
 

Un document rédigé par Jean-Luc Foucher sous le titre « Ressources inhumaines »3, est éclairant et instructif pour ceux qui n’ont jamais été confrontés à de telles attitudes. Il vient malheureusement conforter et confirmer ce que plusieurs d’entre nous ont déjà pu connaître dans leur parcours professionnel. La 2ème partie de l’ouvrage est plus optimiste. Il évoque les voies empruntées par certains managers qui ont une vision plus humaine de l’entreprise.

 

 

Quand la réalité dépasse la fiction

Parce qu’en France, la loi n’impose pas de Plan de Sauvegarde de l’Emploi en dessous de 10 salariés licenciés ou reclassés, dans le même mois, 2 dirigeants de PME, dont 1 en Alsace, ont, de manière arrogante, méprisante et cynique, mais en parfaite conformité avec la législation, proposé à 9 de leurs salariés : soit de les licencier pour raison économique, sans doute justifiée, soit de les reclasser auprès de partenaires, pour les uns en Roumanie à 110 €/mois et pour les autres à l’Ile Maurice pour 117 €/mois.

Cette attitude est aussi insupportable que les salaires disproportionnés de certains dirigeants, 100 à 150 fois le salaire moyen de leurs salariés, alors que les performances et les résultats de leurs entreprises ne les justifient pas. D’autant, que contrairement aux footballeurs ou aux artistes, dont les revenus sont aussi exorbitants, les patrons, eux, ne font pas rêver.

 

 

Coupable ou responsable ?

Médiatisées, ces situations sont non seulement préjudiciables pour tous les entrepreneurs, mais elles alimentent la suspicion et contribuent à discréditer tous ceux, les plus nombreux, qui, chaque jour, par leur engagement, contribuent à maintenir et à développer la richesse de notre pays. Notre société préfère les coupables. Ils sont sécurisants et lui permettent d’échapper à sa responsabilité.
 

Si dans la plupart des cas ce sont les salariés qui subissent, il serait inexact, de n’attribuer qu’aux politiques, aux technocrates européens, aux actionnaires avides de dividendes, aux patrons ou à la mondialisation et à la libre circulation des hommes et des biens, tous les maux auxquels nous contribuons aussi en tant que clients et consommateurs.
 

Si le marché fait loi, qui mieux que le client – en fait, le consommateur que nous sommes – peut permettre d’influer sur ce dit marché ? Le salarié de par sa situation en est fournisseur, c’est la part des services qu’il se fait rémunérer pour son travail, et client quand il devient le consommateur avisé et attentif veillant à acheter dans le meilleur rapport qualité/prix/service.
 

Avant de rechercher des coupables, ne devrions-nous pas prendre notre part de responsabilité, nous imposer une éthique citoyenne dans laquelle la solidarité, la compassion, le respect de l’autre et de son environnement, le devoir de justice et d’équité, contribueraient à rendre notre quotidien, pour nous et pour les autres, plus facile à vivre ?
 

Rien de contraire à la révélation biblique, rien d’opposé aux Béatitudes : le chrétien, de par la foi qui l’anime se trouve dans une position privilégiée puisque l’Esprit qui l’habite est le même que celui qui inspire et prescrit ces comportements.

 

 

Foi et comportements

Jacques Buchhold4 dans un exposé sur le thème « Jésus, la venue du Royaume et la question sociale », aborde ce qu’il appelle les 3 éthiques bibliques à savoir : l’éthique de la sainteté, l’éthique du compromis et l’éthique des limites.

 

L’éthique de la sainteté

 

Dieu est saint, ses lois sont parfaites et dans l’absolu c’est vers cette perfection que le chrétien doit tendre. A aucun moment Dieu ne peut être associé au péché ou à nos mauvaises manières. Le seul moment où Dieu pourrait avoir à faire avec le péché, c’est en Christ quand, à la croix, il a porté nos péchés (Es 53) ou comme le dira Paul : « Celui qui n’a point connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu » (2 Co 5.2l)5 .

A la corruption de l’homme par le péché, Dieu répond par le salut en Christ et par l’œuvre de sanctification qu’accomplit le Saint-Esprit en nous, afin de nous rendre conformes à Christ et agréables à Dieu. C’est un chemin à parcourir et Dieu sait de quoi nous sommes faits, il tient compte de la réalité. La « nouvelle créature » doit devenir visible. Si l’absolu ne nous semble pas à notre portée, le possible doit mobiliser notre énergie.

 

L’éthique du compromis

 

Il ne faut pas confondre « compromis » et « compromission ». Le « compromis » est une décision, un acte arbitré qui prend en compte une situation et un niveau de connaissance ou d’information, qui permet de faire des choix raisonnables, mais sans aucun doute imparfaits. La « compromission » relève de l’accommodement coupable fait par lâcheté ou par intérêt. Elle peut, dans certains cas, devenir répréhensible par rapport à la loi.

 

« Il n’existe pas de bonne manière de faire une chose mauvaise. » Nous demeurons des êtres faillibles, Dieu le sait et nos contemporains qui ne partagent pas notre foi le voient. Ce qu’ils attendent, ce n’est pas que nous soyons parfaits, mais cohérents avec la foi que nous professons et avec le sens que Dieu donne à notre vie.
 

L’apôtre Paul nous exhorte à être conséquents : « Nous rejetons les ‘méthodes secrètes’, les ‘voies cachées’ et tout ce qui se trame dans l’ombre. Nous n’avons rien à dissimuler, rien dont nous devions rougir. Nous ne nourrissons ni ‘arrière-pensées’, ni ‘calculs intéressés’. Nous ne recourons pas à l’intrigue ou à la ruse, nous les dénonçons, au contraire, sans ménagement. Nous n’altérons pas la Parole de Dieu et n’en tordons pas le sens » (2 Co 4.2).

 

L’éthique des limites, éthique du refus

 

Si l’on comprend bien ce que sont les limites, ce que d’autres appelleraient l’inacceptable, je préfère les remplacer par une éthique du refus. Passer de la passivité qui constate, à l’action qui s’oppose. Le chrétien ne doit pas simplement faire entendre ses convictions, il doit aussi prendre ses responsabilités, mettre en œuvre tout ce qui est en son pouvoir, à sa portée, pour que justement, les limites ne soient pas franchies. Les risques ne sont pas de la même nature et les conséquences indubitablement différentes, mais faut-il pour autant demeurer en retrait ?

 

Salariés matériel jetable ?

 

Si les salariés n’ont, pour certains, pas plus de poids que n’importe quel matériel de production, s’ils ne constituent qu’un « poste charges » du compte d’exploitation, si leur valeur ne s’exprime qu’en termes de productivité, alors les limites sont franchies et notre opposition doit être résolue.
 

Cependant pour que cette opposition soit crédible, il faut que nos comportements personnels soient, comme nous l’avons déjà dit, en accord avec la foi que nous professons.

 

Dans le domaine économique, il n’existe pas de bons projets d’entreprise sans de bons projets pour l’homme.

 

Justement en matière de comportement et de notre relation à l’autre, quels sont les principes que nous pourrions retenir et mettre en œuvre ? A titre personnel6 , deux versets de la Bible m’ont particulièrement parlé et contribué, avec la grâce de Dieu, à assumer mes responsabilités et en supporter les conséquences :
 

« Ce que l’Eternel demande de toi, c’est que tu pratiques la justice, que tu aimes la miséricorde, et que tu marches humblement avec ton Dieu » (Mi 6.8). Cette parole m’est personnelle, mais je crois que toute personne assumant des responsabilités devrait réfléchir à cette proposition : Etre des hommes justes, des hommes de cœur, avec la force que Dieu donne à chacun.
 

« J’ai été jeune, j’ai vieilli ; et je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain » (Ps 37.25). Je peux faire confiance à Dieu.

Je voudrais préciser que quel que soit le niveau de responsabilité que j’ai dû assumer, j’ai avant tout cherché à l’accomplir en tant que « chrétien manager » ou « chrétien patron » et non l’inverse. J’ai essayé, dans l’exercice de mes responsabilités, d’appliquer à mon management les principes suivants : 

  • Une définition claire et aussi précise que possible des responsabilités de chacun (droits et devoirs), ainsi que de leur mode d’application. Ne pas laisser de place au doute en favorisant l’initiative.
  • Le respect des engagements pris, tant envers ceux de l’extérieur (clients, fournisseurs), qu’envers le personnel. C’est une question de respect de l’autre et de la parole.
  • La transparence dans l’information et la présentation des chiffres et des résultats. Dire la vérité c’est avoir de la considération pour les collaborateurs qui y contribuent.
  • La valorisation des compétences, c’est enrichir la société et transformer « les ressources humaines » en « richesses humaines »
  • L’analyse régulière des points forts et des points faibles de nos produits, de nos méthodes et de nos structures et de ceux qui les composent, permet une adaptation qui doit contribuer au bien-être général de l’entreprise.
  • La rigueur pour tous dans la mise en œuvre des décisions. Le niveau hiérarchique ne dispense pas l’intéressé de s’affranchir des contraintes imposées.

 

 

Exigences économiques, souci d’éthique

La rentabilité et le profit sont des éléments vitaux à la vie de l’entreprise. Mais je sais que l’un comme l’autre ne peuvent se faire sans les hommes qui la composent. La réussite n’est pas automatiquement garantie car chacun n’a en fonction de son poste, qu’une vision partielle des choses, et le personnel prête souvent à ses dirigeants des intentions ou des ambitions personnelles qu’ils n’ont pas.

Si l’entreprise est productrice de richesses, elle ne doit à aucun moment n’exister que pour le profit qu’elle produit. L’entreprise a un rôle « citoyen », elle est un élément de la « cohésion sociale » mais ne se substitue pas à l’assistance sociale. « Gérer seulement pour le profit, c’est comme jouer au tennis en regardant le score plutôt que la balle. »

Le profit, quand il existe, doit trouver sa juste répartition entre :

  •  les actionnaires qui assument, en partie, les risques financiers,
  • les salariés, managers compris, qui par leurs compétences et leur temps, assurent au quotidien la bonne marche de l’entreprise,
  • l’investissement en moyen de recherche et de production, mais également en contribuant à développer l’emploi,
  • les fournisseurs qui y contribuent en tant que partenaires de l’entreprise. « Etrangler » ses fournisseurs n’est jamais productif.

Certaines conditions économiques ou des mauvais choix conduisent parfois le dirigeant à procéder à de nécessaires restructurations. Si des licenciements peuvent se faire sans « état d’âme », ils ne peuvent pas se faire sans cas de conscience. Derrière chaque nom il y a une personne, une famille. Ce sont autant de créatures de Dieu au même titre que moi. La masse salariale n’est pas qu’un poste « charges » !

Il faudrait un peu plus d’imagination, un peu plus de liberté et moins d’égoïsme, donc un peu plus de solidarité pour transformer des situations dramatiques en conditions satisfaisantes pour tous.

 

 

Vers d’autres systèmes d’évaluation

« Ce n’est pas parce que les chiffres sont bons que les décisions sont bonnes. » La réglementation et l’opinion publique se font de plus en plus pressantes pour que la qualité et les performances d’une entreprise ne se mesurent plus sur le profit réalisé, mais également sur sa prise en compte de l’impact de son activité sur l’environnement et sur son bilan social en matière de participation, d’égalité et de respect des salariés.
 

Savoir renoncer à un achat parce que celui-ci a impliqué de manière inacceptable et dans des conditions inadmissibles le travail d’enfants, ou payer plus cher des produits distribués par la filière du commerce équitable et qui ont fait l’objet d’une juste rémunération, sont autant d’actes concrets qui, à l’échelle de chacun d’entre nous, peuvent, à terme, avoir un impact positif et contribuer au changement en matière d’éthique sociale.
 

Pour conclure, une citation qui m’accompagne depuis près de 40 ans et que je crois être de Romain Rolland : « L’important est de connaître ses limites, et de les aimer. »



C.G

 


NOTES

 

1. Conférence donnée dans le cadre du Congrès Européen d’Ethique du 27, 28 et 29 mai 2005 à Strasbourg. Texte réduit et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
 

2. INSEE, statistiques sur l’emploi
 

3. FOUCHER Jean-Luc, «Ressources inhumaines», Bourin éditeur
 

4. BUCHHOLD Jacques, Revue HOKHMA N° 86, « Jésus, la venue du Royaume et la question sociale », compte-rendu des conférences données lors d’un séminaire qui s’est déroulé à l’Institut Biblique et Missionnaire Emmaüs en mai 2004 sous le thème général « Les enjeux de l’éthique ».
 

5. Textes bibliques cités d’après la version « Segond » ou « Parole vivante », transcription du Nouveau Testament par A. Kuen
 

6. GRANDJEAN Claude, Magazine « Certitudes » N° 173 de Janvier-Février 1996, article « A la tête d’une entreprise, aux pieds du Christ »