Le chômage1

 

 

Par Marcel Reutenauer

 

 

 

On ne peut, en parlant du travail, négliger d’évoquer la situation de ceux qui en sont privés, les chômeurs. Le chômage est une réalité douloureuse pour des centaines de milliers d’hommes et de femmes, et une lourde menace pour beaucoup d’autres.

 

 

 

 

 

Les causes du chômage  

 

Raisons humaines

 

En premier lieu, l’inadaptation de la main-d’œuvre aux besoins de l’économie. Il y a une relation indiscutable entre le taux de chômage et le niveau d’études.
 

Mais on doit aussi se poser la question du « travail au noir » : quelle influence a-t-il sur le marché du travail ? Ne réduit-il pas le nombre des emplois réguliers que l’on peut offrir aux chômeurs ? Les emplois à temps plein occupés par des travailleurs clandestins – pas seulement des immigrés – donnent du travail à quelques-uns, mais c’est sans participation aux organismes de solidarité comme les ASSEDIC2 , la Sécurité Sociale et les impôts.
 

Il ne faut pas cacher non plus le fait que les indemnités de chômage permettent à certains de vivre sans travailler en bénéficiant de différentes formes d’aide sociale. Il y a bien sûr des profiteurs parmi les chômeurs, mais ils ne représentent qu’une très faible minorité, selon les responsables de l’ANPE.3

Enfin, certains travailleurs sont incapables de garder un emploi, par paresse, manque de conscience professionnelle, refus de la discipline, chapardage, instabilité personnelle, etc. Ici encore, il s’agit d’un phénomène de portée très limitée, mais l’exclusion de nombreux jeunes du monde du travail risque de faire croître le nombre des marginaux, inadaptés à la vie professionnelle.
 

La grande majorité des travailleurs s’efforce de remplir hon-nêtement leur tâche et doit être protégée de la menace de licenciements abusifs pour une faute exceptionnelle ou sans gravité.
 

Par contre, on peut se demander si cette protection ne va pas quelquefois trop loin, lors-qu’elle conduit au maintien à un poste de responsabilité quelqu’un qui n’y rend aucun service.

 

Raisons économiques

 

Ce sont les raisons économiques qui occupent la première place dans l’augmentation du chômage. Inactivité économique connaît des hauts et des bas que l’on ne sait qu’imparfaitement prévoir et maîtriser. Lorsque la demande faiblit, les usines tournent au ralenti et cherchent à économiser sur le coût de la main d’oeuvre, au moyen du licenciement. Mais une reprise de la demande n’entraîne qu’une légère remontée de l’emploi, pour des raisons psychologiques et économiques.
 

Mais les causes du chômage sont surtout structurelles, liées à l’organisation de l’économie mondiale. Les chômeurs sont les victimes d’une situation qui les dépasse de très loin. Pour « raisons économiques », ils se retrouvent sans travail. Cette situation de «gaspillage humain» à l’échelle de la planète oblige à s’interroger sur la mairie dont s’organisent les sociétés modernes et sur les forces qui dominent leur économie. Les problèmes humains, tel que le chômage, ne sont-ils pas révélateurs d’une mentalité qui est la source même de ces problèmes ? La mentalité dominante privilégie la puissance que donnent la technique et la richesse que procure l’activité économique. Ce sont là les valeurs recherchées avant tout.
 

Le remarquable enrichissement, après-guerre, des nations développé25, la progression rapide du pouvoir d’achat, ont donné à croire que tout progrès est d’ordre matériel, que plus de richesse égal plus de bonheur et que, par conséquent, l’économie doit être la préoccupation paritaire des hommes. La réussite matérielle est l’indice de la valeur d’un homme. La gloire est à ceux qui parviennent à devancer les autres, le malheur à ceux qui ne peuvent pas suivre. L’efficacité passe avant l’amour.
 

La primauté de la technique et de l’économie est «ne véritable idéologie, on peut même dire une foi. De tout temps, les hommes ont eu tendance à adorer le pouvoir et la richesse, à en faire des idoles. Mais aujourd’hui le progrès technique et l’opulence renforcent l’idée que l’homme est capable de diriger seul son destin, qu’il peut compter sur ses propres forces et sur sa propre sagesse, que la gloire ne doit revend qu’à lui seul; s’il se montre puissant et acquiert la richesse.
 

Là se trouve la racine du mal, dont le chômage est un des symptômes. La lutte contre le chômage doit être aussi une lutte contre l’orgueil et l’égoïsme humains. Le peuple de Dieu est appelé à entrer dans cette lutte, à venir en aide aux chômeurs et à participer aux efforts pour réduire le chômage. Mais sa première responsabilité est d’appeler les humains à changer de mentalité, à se repentir, à se tourner vers Dieu dans la foi. « La vie d’un homme ne dépend pas de ce qu’il possède, fut-il dans l’abondance »(Lc 12.15), « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles ? » (Jc 4.6), et « il prend plaisir à la miséricorde » (MI 7.18) Sans le changement de mentalité que demande l’Evangile il ne peut y avoir de vraie solution.

 

 

Le chômage tel qu’il est vécu

Certes, il existe une diversité de situations de chômage, mais dans la grande majorité des cas la privation d’emploi est une expérience douloureuse.
 

Le chômeur éprouve un sentiment d’échec. Il ne gagne plus sa vie par son travail et se sent dévalorisé. Un agent de l’ANPE le résume bien : « Je crois qu’on a beaucoup de mal à saisir ce qu’il y a dans le for intérieur d’un chômeur. Fondamentalement il a honte, il n’est pas bien dans sa peau et il n’a pas envie de le dire. Il n’a pas envie qu’on le sache. »4 « Ne pas avoir de profession est synonyme d’amputation »5 , déclare un chômeur.
 

Ce malaise est lié à une perte d’identité. Pour la plupart des hommes et des femmes qui exercent un emploi, le travail leur donne une place reconnue dans la société, des repères, des relations. Tout cela disparaît avec le chômage : on ne parvient plus à se situer, on ne sait plus très bien qui on est. Le désarroi que cela entraîne rejaillit sur les autres relations, y compris les relations familiales ou amicales. Le chômeur traverse des moments de dépression et a tendance à se replier sur lui-même. Il a l’impression d’être jugé : « Si vous êtes ici, c’est que vous êtes des gens à problèmes » s’est entendu dire une chômeuse. Elle ajoute : « Je me suis sentie écrasée, méprisée. On voulait me faire comprendre que je ne valais pas ‘un clou’, que je ne comptais pas, que, d’une certaine façon, je n’avais pas ma place dans la société.» 6

Un autre aspect difficile de la situation du chômeur est sa précarité. Malgré l’aide sociale dont il peut bénéficier, il a perdu la sécurité que lui donnait un emploi. Les indemnités perçues iront en diminuant après un certain temps. La menace de difficultés matérielles empêche de faire des projets. La tâche de retrouver un emploi s’accompagne de nombreuses obligations administratives pour avoir droit aux prestations sociales qui permettent de vivre. Ces démarches sont frustrantes, sinon humiliantes, car le demandeur qui cherche à faire valoir ses droits a toujours l’impression que « les devoirs sont impératifs, les droits sont conditionnels ». Cela est générateur d’anxiété.
 

D’une certaine façon, c’est un emploi à plein temps que de chercher activement un emploi. Le demandeur d’emploi doit aussi accomplir de nombreuses démarches coûteuses et souvent sans effet. Il se trouve en situation de concurrence car les chômeurs sont nombreux sur le marché de l’emploi. On lui demande de faire preuve d’initiative, de savoir se mettre en valeur, alors qu’il est angoissé et démoralisé.
 

Il faut tenir compte de cette fragilité occasionnée par le chômage pour comprendre la fréquente apathie dont font preuve les chômeurs, après quelques mois de vaines démarches. Il est facile de leur dire : « Maintenant que tu as du temps, profites-en pour étudier, pour t’occuper utilement dans ton Eglise, dans une association ! » En réalité, dans de nombreux cas, l’obsession de la recherche d’un emploi et l’inquiétude devant l’avenir, l’amertume, paralysent l’énergie : « On n’a goût à rien. »

 

 

Comment aider les chômeurs ?

Si, sans un changement de mentalité, il ne peut y avoir de guérison du mal dont le chômage est un symptôme, cela ne veut pas dire qu’il faut laisser l’humanité subir les conséquences du mal sans intervenir. Les efforts pour venir en aide aux chômeurs, pour réduire le chômage par de meilleures lois et des structures sociales mieux adaptées ne peuvent pas laisser les chrétiens indifférents. Ils doivent y participer sans confondre les améliorations sociales avec la venue du Royaume de Dieu.
 

La première forme d’aide est de considérer les chômeurs avec le même respect que ceux qui ont un travail, en veillant à ne pas tomber dans la pitié, ni dans le mépris. L’amitié, l’accueil bienveillant, l’écoute, leur sont nécessaires pour briser leur isolement et surmonter le sentiment de perte de valeur et le repli sur soi. Pour cela, il faut lutter contre sa propre gêne devant ceux qui ne font plus partie du monde des actifs.
 

L’une des choses qui démoralisent le plus le chômeur est de s’entendre assimiler à un paresseux. Il a besoin, au contraire, de réconfort. Un chrétien devrait comprendre cela aisément. La Bible lui enseigne à accueillir, à encourager, à consoler ceux qui sont abattus, à supporter les faibles (1 Th 5.14). Dans l’Eglise de Jésus-Christ, la valeur d’un homme ne se mesure pas à sa réussite professionnelle ou autre, mais au prix qu’il a aux yeux de Dieu. La parabole des ouvriers de la onzième heure7 montre que, devant Dieu, celui qui a peu travaillé a la même valeur que celui qui a beaucoup travaillé.

 

L’Eglise est appelée à incarner une communauté qui sait accueillir au lieu d’exclure. Ceux qui ont emploi, sécurité, habitation, retraite… ne peuvent s’accommoder, évangéliquement parlant, du voisinage de la détresse.
 

La deuxième forme d’aide est d’apporter aux chômeurs un soutien pratique pour sortir de leur détresse. Ce soutien ne remplace pas l’aide que peut apporter l’Etat, mais il la complète ou la rend plus accessible, par exemple en informant les demandeurs d’emploi sur leurs droits, sur les différentes démarches à entreprendre ou sur la manière de les faire. Pour faire face au handicap du chômage, « l’appui d’un groupe où partager est une véritable bouffée d’oxygène ».8 Une communauté chrétienne locale doit être un tel groupe. Elle cherchera aussi à collaborer avec des associations qui ont ce souci de solidarité active avec les chômeurs.
 

Une autre action concrète est la création d’entreprises – c’est-à-dire d’emplois. Il s’agit là, d’opérations qui demandent de solides compétences. Mais il ne manque pas d’exemples où des chômeurs ou des personnes suffisamment motivées, capables de trouver des capitaux et de mettre sur pied une entreprise, sont parvenus à créer de nouveaux emplois durables. Même si une entreprise d’insertion ne pourra offrir que des emplois de durée limitée, ceux-ci ne sont pourtant pas à négliger, dans la mesure où ils donnent aux chômeurs la possibilité de se réinsérer dans le monde du travail.
 

Parfois, la seule aide qu’on pourra apporter visera à fournir aux chômeurs une occupation qui ne sera qu’un palliatif, mais qui les protégera tout de même du laisser-aller, du désespoir, voire de la mentalité d’assistés permanents. Une Eglise locale est un lieu où ceux que la société a décrété inutiles peuvent trouver une nouvelle utilité, un service à accomplir. Il faut en même temps essayer de libérer les personnes de l’idée selon laquelle la dignité d’un travail est liée à sa rémunération. Une activité bénévole a une grande valeur, dès lors qu’elle est utile.
 

L’encouragement à apporter aux chômeurs peut aussi consister à favoriser leur formation et leur recyclage pour avoir les qualifications demandées par les employeurs. Parfois, il faudra aussi les motiver pour qu’ils ne reculent pas devant les obstacles qui peuvent leur paraître difficilement surmontables.
 

La responsabilité de l’Eglise est encore d’offrir à ses membres un accompagnement et un soutien spirituel, afin que l’épreuve qu’ils traversent n’affaiblisse pas leur foi, mais les fortifie en les conduisant à découvrir à nouveau la fidélité de Dieu qui donne à ses enfants le pain de chaque jour. La foi comporte des « traversées du désert » où la tentation du doute et de la révolte existent, mais où la grâce de Dieu est renouvelée de jour en jour à ceux qui se tournent vers lui. Le chômage est une épreuve douloureuse, mais l’épreuve peut être une occasion d’apprendre, de grandir, avec le soutien des frères en la foi. Celui qui, à travers l’épreuve du chômage, a appris à vaincre l’anxiété du lendemain et à faire assez confiance à Dieu pour « rechercher premièrement son Royaume et sa justice » (Mt 6.33) a trouvé une vraie liberté, qui le rend capable d’être un appui pour les autres.

 

 

Rôle des Eglises face au chômage

Les Eglises ne peuvent prétendre apporter des solutions techniques, économiques ou politiques au problème du chômage. La foi ne remplace pas la compétence !
 

Mais l’Eglise doit s’inquiéter des victimes de cette situation. Pas seulement en organisant des « secours ». Un aspect du ministère des prophètes de l’Ancien Testament était de rappeler le droit des pauvres et de se faire leurs défenseurs, au nom de Dieu, face à ceux qui les opprimaient ou qui les oubliaient (Es 10.1-2). Il appartient aujourd’hui encore au peuple de Dieu de faire connaître les exigences du Seigneur, non seulement aux individus, mais aussi à la société.
 

« Le message du salut implique aussi un message de jugement sur toute forme d’aliénation, d’oppression et de discrimination. Nous ne devons pas craindre de dénoncer le mal et l’injustice où qu’ils soient. Lorsque les hommes acceptent le Christ, ils entrent par la nouvelle naissance dans son Royaume et ils doivent rechercher, non seulement à refléter sa justice, mais encore à la répandre dans un monde injuste. »9
 

Selon l’apôtre Paul, les dirigeants sont chargés de maintenir l’ordre que Dieu a voulu pour la société et de faire échec à ceux qui le détruisent (Rm 13.1-7). Le chômage est un désordre, une menace pour la paix sociale s’il s’étend et se maintient trop longtemps. Là où un gouvernement serait tenté d’oublier ceux qui sont privés d’emploi, les chrétiens doivent lui rappeler que Dieu aime les faibles, les pauvres et demande que leurs cris soient entendus. Ils l’inviteront donc à la solidarité et à la lutte contre le chômage.
 

Mais il faut reconnaître que ce n’est pas une tâche facile. La conduite d’une nation moderne est extrêmement complexe, car tout se tient. D’où, pour des chrétiens, la nécessité de prier pour les autorités (1 Tm 2.1-4). On voit mal comment un gouvernement pourrait garantir le droit au travail pour tous les citoyens en âge de travailler. Il faut, par contre, affirmer le devoir des gouvernements de prendre en compte la situation des chômeurs, de rechercher le plein emploi dans toute la mesure du possible et de venir en aide à ceux qui, malgré cela, ne trouvent pas de travail, sans qu’ils soient considérés comme des citoyens de second ordre.
 

Enfin, ne peut-on pas voir dans certaines dispositions de la loi mosaïque en faveur des plus démunis, l’affirmation d’un droit à une sorte de revenu minimum : droit de glaner (Lv 19.9-10), de cueillir épis et fruits à la main (Dt 23.25-26) ? Ceci motive l’idée d’un revenu minimum pour tous. Le risque est de favoriser une mentalité d’assisté, de parasite de la société. C’est pourquoi le législateur a ajouté la notion d’insertion. Une telle aide doit être un encouragement à se réinsérer dans le monde du travail, car elle permet de « profiter d’une quotidienneté rendue moins rude avec un peu d’argent, pour renouer socialement des liens, retrouver des goûts en des aptitudes, retrouver l’accès aux soins et au logement » .10 Malheureusement, nul ne peut garantir une telle insertion. Tous ceux qui désirent travailler n’en auront pas la possibilité. Il ne faudrait pas que certains, par exemple ceux qui sont trop âgés pour espérer une reconversion efficace, soient pénalisés pour incapacité d’insertion.
 

C’est clair qu’il n’y a pas de remède miracle au chômage. Mais de même que chaque citoyen doit se reconnaître responsable envers la société et donc s’efforcer, par son travail – comme par son respect des lois – d’y jouer un rôle utile, la société doit se reconnaître responsable envers ses membres les plus défavorisés, ceux que les circonstances ont exclus du monde des actifs. L’équilibre social est dans cette réciprocité de droits et de devoirs, cette solidarité sans laquelle il ne peut y avoir de vraie communauté humaine.

 

M.R.

 


NOTES

 

1. Condensé partiel du chapitre éponyme de l’ouvrage de M. Robert SOMERVILLE « L’Ethique du travail » (Editions Sator, Collection Alliance, 1989, Chapitre 9, pages 153 à 176). Nous remercions l’auteur pour son aimable autorisation et espérons que le lecteur aura envie de lire l’ensemble du texte original.
 

2. Association pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce, chargée de l’indemnisation des chômeurs.
 

3. Agence Nationale pour l’Emploi.

 

4. F. Rochat La Saga du boulot (Lausanne : Favre) p.167.
 

5. Paroles de chômeurs « La foi interpellée » Brochure du Comité Chrétien de Solidarité avec les Chômeurs, juin 1989, p5.
 

6. lbid.p.9.
 

7. Mt 20.1-16
 

8. Paul Tournier Les Forts et les faibles. Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, rééd. 1985) p.l46.
 

9. Déclaration de Lausanne, 1974, « La responsabilité sociale du chrétien ».
 

10. Citation d’un responsable de la maison des chômeurs de Toulouse.