La mission de la femme1

 

 Femme priante

 

par Paul Tournier

 

 

« Oui, dit Paul Tournier, je crois à une mission de la femme aujourd’hui. L’homme l’avait écartée de la vie publique, et il a construit sans elle notre civilisation technique occidentale : une société masculine, toute ordonnée aux valeurs masculines, où manque tragiquement ce que la femme pourrait apporter.



Objectivité et subjectivité

 

II y a deux modes de relation avec autrui : un mode intellectuel et objectif, et un mode émotionnel et personnel. Ces deux modes de relation correspondent respectivement aux qualités dominantes de l’homme et de la femme, la relation objective à la tendance rationnelle de l’homme, et la relation personnelle à la tendance affective de la femme2.

 

Or vous savez que la relation objective constitue la norme, universellement répandue et reconnue dans tous les domaines. Tandis que la relation personnelle est extrêmement rare, et dépréciée. Aussi l’homme est à son aise dans cette société rationnelle ; il n’est même plus guère conscient de ce qui lui manque. Tandis que la femme éprouve un obscur malaise. Sa vie affective et son besoin de contact personnel n’y trouvent plus leur compte.

 

Bien entendu, la femme est capable de s’adapter à ce monde masculin. Mais cela ne résout pas le problème. Ce n’est pas en développant seulement ses aptitudes masculines qu’elle peut trouver son épanouissement, mais bien en réintroduisant dans notre Occident moderne la relation personnelle qui lui manque.

 

Tel est notre monde occidental actuel, si perfectionné, si puissant, si efficace, mais si froid, si dur et si ennuyeux ; où sont vaincues des maladies accessibles à l’étude objective, mais où se multiplient les névroses liées au manque d’amour, où l’on a gagné beaucoup de choses, mais où s’est détériorée la « qualité de la vie » qui, elle, est de l’ordre du sentiment.

 

 

La peur de l’émotion

 

Le grand obstacle au contact personnel, c’est la peur de l’émotion. Tout ce qui nous est vraiment personnel, tout ce qui engage notre personne, soulève le vent, sinon la tempête de l’émotion : amour, culpabilité, foi, chagrin ou jouissance, succès ou échec, création.

 

Remarquez que ce n’est pas tellement l’émotion qui fait peur, mais bien de la laisser voir, de se dévoiler sous le feu de l’émotion, de se trahir. C’est l’expression de l’émotion qui est réprimée dans notre société ; bien plus : refoulée, comme je l’ai dit, car il ne s’agit pas d’un acte réfléchi et volontaire, mais d’un phénomène si spontané qu’il est inconscient.

 

Or la femme, en général, est plus émotive, et l’homme, au contraire, a beaucoup de peine à exprimer ses sentiments, même à les laisser deviner.

 

Beaucoup de femmes en souffrent. Elle s’en veulent d’être si émotives, alors que l’émotivité est un don merveilleux. Même un système philosophique rationaliste comme celui de Descartes a jailli d’un instant d’émotion intense, il ne l’a pas caché. Et que dire de Pascal, de Kierkegaard, de Marx même, et de tant d’autres créateurs ? Oui, l’émotion est créatrice, et toute création est toujours pleine d’émotion.

 

L’homme est généralement affecté d’une sorte de paralysie dans l’expression de ses sentiments. Cela tient, en partie, à l’éducation. « Rappelez-vous, écrit Marabel Morgan3, qu’il a été dressé à ne jamais pleurer quand il s’écorchait le genou ». Et pour cela, on lui disait : « tu es un garçon, c’est les filles qui pleurent ». Et on lui enseignait ainsi, tout à la fois, le mépris des femmes, et que l’expression la plus naturelle des sentiments était indigne d’un homme.

 

Pourtant, c’est trop général et trop difficile à corriger pour admettre, me semble-t-il, que l’éducation et la suggestion sociale suffisent à l’expliquer. Il y a, chez l’homme, une tendance innée au refoulement du sentiment. Autant il est à son aise dans les abstractions intellectuelles, autant il est mal à l’aise dans la relation personnelle.

 

Je n’entends pas dicter à la femme sa conduite, mais bien l’aider à distinguer elle-même ce que sa sensibilité et son sens de la personne lui permettent d’apporter à la société, où qu’elle soit. La mission dont je parle concerne toutes les femmes.

 

 

Dialogue et compréhension

 

On parle beaucoup de dialogue aujourd’hui. Mais l’homme est bien moins doué pour le dialogue que la femme. Il le confond généralement avec la discussion. La discussion vise à vaincre l’adversaire. Le dialogue véritable cherche à le comprendre. Et les solutions ne se trouvent que lorsque chacun se sent compris. Sinon, ce n’est qu’une pause en attendant la revanche.

 

L’homme est objectif, et l’objectivité, toujours, analyse et sépare. C’est la subjectivité qui conduit à la synthèse et à l’union. Un besoin subjectif et formidable de se sentir compris, dont tous sont frustrés dans une société si pauvre en relation personnelle, sous-tend obscurément tous les conflits, jusqu’aux querelles entre générations ou entre hommes et femmes.

 

 

Une vie pleine de sens

 

Des critiques ironisent : « La femme n’est jamais contente, disent-ils ; elle s’ennuie au foyer, et quand elle travaille, elle s’ennuie du foyer ! » Mais il y a un niveau plus profond au problème de l’ennui : non plus la nostalgie de quelque chose qui manque, mais l’ennui en soi, le sentiment d’ennui. Il se confond avec le problème du sens de la vie. Il surgit dès que ce que l’on fait paraît dépourvu de sens.

 

Rien ne contribue davantage à donner un sens à notre vie que de prendre conscience de notre mission. Et la prise de conscience de notre mission est étroitement liée à celle de nos talents personnels. J’invite les femmes à s’interroger, à se demander si c’est vrai qu’elles sont, comme je le crois, plus douées que nous pour le contact personnel, pour la vie affective, pour l’attention concrète aux besoins personnels de chacun.

 

Alors, cela signifierait qu’après avoir osé faire des études à la barbe des hommes, après avoir osé s’introduire dans le monde des hommes, ce monde du travail, ce monde des choses, elles osent aussi devenir plus personnelles, ne plus avoir honte de leur sensibilité, de leur émotivité, de leur coeur, de tout ce qu’il y a d’irrationnel en elles et que l’homme refoule parce qu’il en a peur. »4

 

 

Recension par A. Waechter

 


 

NOTES

 

 

1. Paul Tournier, la mission de la femme, Delachaux & Niestlé, Paris, 1979.

 

2. « II est bien entendu, souligne Paul Tournier, qu’il y a du masculin et du féminin en tout être humain, qu’il soit homme ou femme. Il y a des hommes qui ont le sens de la personne, et des femmes qui ont beaucoup de goût pour la technique et les choses ».

 

3. Marabel MORGAN, La femme totale, Montréal, Presses Sélect 1975.

 

4. Ce texte est uniquement composé d’extraits juxtaposés tirés du livre de Paul Tournier, pages 5, 10, 11, 22, 36, 51, 52, 55, 56, 61, 79, 80, 111, 116 et 117.