Temoignage

 

Lettre à Tristan

 
 
 
Par Jean Fournier

 
 
   Mon cher Tristan,
 
 
 
Ton coup de fil d’hier soir m’a amené les larmes aux yeux quand tu m’as dit au téléphone que tu avais toujours bien aimé ta grand’mère. Elle aussi t’aimait bien tu sais. Elle était fière de toi.
 
   Si tu avais connu mamie quand nous nous sommes mariés ! Je vois encore le temple rempli des amis et de tous ceux qui nous connaissaient. Dans sa belle robe blanche de mariée, Dieu que ta grand’mère était jolie ! Puis la cérémonie terminée, toute l’assistance se leva pour nous faire une haie d’honneur. Les orgues jouaient « Seigneur dirige et sanctifie toute la vie de tes enfants ». Nous ne savions pas à ce moment-là que les paroles de ce cantique se réaliseraient presque toute notre vie. Je dis presque toute notre vie car ces dernières années ta grand’mère était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Tu le sais mais tu ignores combien la déchéance de l’être aimé est douloureuse à vivre.
 
 
   La maladie a duré 6 ans. Au début ta grand’mère avait quelques lacunes de repères et d’orientation. Quand nous rentrions de promenade, elle dépassait le portail sans se rendre compte que nous arrivions chez nous. Elle continuait sans raison, à monter l’allée qui mène aux garages alors que le perron est à mi-chemin. Quelquefois elle ne se souvenait plus de ton âge.
Ce furent les premières inquiétudes.
 
 
Nous sommes allés consulter un gérontologue qui m’a provisoirement rassuré tout en me précisant une prédisposition à la maladie d’Alzheimer. Six mois plus tard, en retournant comme prévu à la consultation de la gérontologue, elle fut formelle : ta mamie était bien atteinte de la maladie d’Alzheimer. Tu ne peux croire le choc émotionnel que j’ai subi. Le sol se dérobait sous mes pieds. Mes mains tremblaient. Comme tout le monde, je savais ce qu’était la maladie d’Alzheimer, mais j’étais loin de me douter de ce que nous allions subir.
 
 
   Nous avions rendez-vous tous les 3 mois chez la gérontologue. Au début quelques médicaments suffisaient amplement. Puis, lors des consultations trimestrielles, les tests étaient de plus en plus négatifs et il fallait augmenter les médicaments uniquement pour retarder l’évolution de la maladie puisqu’elle est, à ce jour, inguérissable.
 
 
   Ces derniers temps, alors que les forces de mamie déclinaient nous avions l’habitude de nous asseoir sur le banc au bas de l’allée. Nous suivions le vol gracieux des hirondelles et des tourterelles. Mamie ne pouvait presque plus parler. Mais son visage s’éclairait quand je lui récitais les versets bien connus : « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne récoltent et pourtant notre Père céleste prend soin d’eux ».

 
   C’est alors que la chute de ta grand’mère est allée en s’accentuant. Elle ne pouvait plus parler. Nous qui avions l’habitude de faire des projets ensemble, de parler de toi, de tes parents, de lire la Bible en commun, tout ce que font les couples unis et croyants. Tu ne peux croire, mon enfant, combien mon cœur saignait. Elle ne pouvait plus monter les escaliers. Elle ne savait plus regarder les oiseaux évoluant dans le ciel, ni les moineaux qui s’ébrouaient sur la rampe de la terrasse.
 
 
   Et pourtant, pendant la longue maladie de ta grand’mère, le Seigneur n’a pas enlevé l’épreuve et la souffrance mais il l’a toujours accompagnée de Sa présence à nos côtés. Vivre chaque jour dans la confiance et la paix c’est soit une petite joie, soit un sourire esquissé. Il ne fallait pas me focaliser sur la perte d’autonomie mais valoriser la personne et se réjouir du minimum qu’elle pouvait encore ressentir. Je remercie Dieu pour son soutien dans un quotidien qui devenait de plus en plus lourd. Tu sais, Dieu ne permet pas que nous soyons éprouvés au-delà de nos forces. (1 Co 10.13)
 
 
   Mamie était tombée au stade d’un très jeune enfant. Elle jouait tant bien que mal, assise dans son fauteuil, à la balle avec l’orthophoniste. Elle essayait d’aligner des dominos ou de placer des modules géométriques. Elle n’arrivait plus à recopier les phrases que l’orthophoniste écrivait sur un cahier. Il fallait mixer tous les aliments pour éviter les « fausses routes » et elle n’arrivait plus à lever le bras pour mettre les aliments à sa bouche. Le ballet des professionnels de santé était en place : l’infirmière, l’aide-soignante pour les toilettes, le kinésithérapeute, l’orthophoniste, l’auxiliaire de vie.
 
 
   Quelques mois avant le décès de ta grand’mère, pour Pâques, nous avons vécu, ta tante qui était avec nous et moi, j’oserai dire comme un miracle (présence du Ressuscité ?). Pendant presque 4 à 5 jours, alors que le kiné l’aidait à faire quelques pas, elle arrivait seule à ouvrir une ou deux portes, passait d’une pièce à l’autre. On la surprenait même à ébaucher un clin d’œil derrière une vitre. Autant de choses qu’elle ne faisait plus.
 
tristanPuis la dégradation est allée galopante. Elle était couchée dans un lit médicalisé. Une courte période d’hospitalisation a été nécessaire. Et là encore, il y eut un événement surprenant. Ta tante, en allant voir mamie à l’hôpital, lui a lu le Psaume 23 (l’Eternel est mon berger). Elle avait avec elle un mini poster d’un berger portant sur ses épaules une brebis. Elle lui a demandé de montrer la brebis, et, à sa grande surprise, ta grand’mère a levé un bras, pourtant presque paralysé, et a montré du doigt la brebis.
 
 
  De retour à domicile et la maladie d’Alzheimer agissant jusqu’au bout, mamie était en fin de vie. C’est dur tu sais, de vivre ces derniers moments, même avec la présence du Seigneur. Elle fit un A.V.C. (accident vasculaire cérébral profond). On l’a transportée rapidement à l’hôpital et 2 jours après, ta grand’mère avait quitté ce monde. Dans sa compassion, le Seigneur l’avait reprise avant qu’elle ne tombe complètement dans un état neuro-végétatif.
 
 
   Ta grand’mère n’est plus. Elle me manque et me manquera toujours. Son départ vers le Seigneur est un grand vide qui sera bien difficile à combler. Nous nous sommes tant aimés ! Presque un demi-siècle de parfaite harmonie. Vois-tu, Tristan, « l’Eternel a donné, l’Eternel a repris, que le nom de l’Eternel soit béni ».
 
Tu comprendras, plus tard, ce que dit l‘Ecclésiaste : « Il y a un temps pour tout sous les cieux. Un temps pour naître, un temps pour mourir. Un temps pour pleurer, un temps pour rire. Il y a un temps pour tout sous les cieux. » La mort de mamie est pour moi un temps pour pleurer. Mais sache que « Dieu est pour nous un refuge et un appui, un secours qui ne manque jamais dans la détresse. » (Psaume 46).

 
   Je sais qu’un jour, ta grand’mère et moi, nous nous retrouverons à nouveau réunis et pour la vie éternelle dans la joie et la présence du Seigneur. C’est la plus belle et solide consolation, mon enfant.
  
   Voilà, mon cher Tristan, ce que ta mamie et moi avons vécu. Tu n’as que 11 ans mais tu grandiras, tu deviendras un homme. Je demande au Seigneur qu’il te fasse rencontrer celle qui partagera ta vie. Alors tous deux, vous connaîtrez le bonheur que nous avons vécu ta grand’mère et moi. Mais pour cela il vous faudra toujours vous convaincre que vous êtes dans Sa main.
 
 
Ton Papy qui t’aime.