Dire la vérité au malade1

 malade

par le Dr Roger BORY

 

 

Pierre, la cinquantaine, a des douleurs dans le ventre et il a constaté du sang dans ses selles ; on lui demande d’entrer en clinique pour faire des examens et il déclare : « Docteur, il ne faudra rien me cacher, je veux tout savoir », exprimant par-là sa crainte d’une maladie grave.

 

Le mari de Simone est hospitalisé depuis quelques jours ; il a beaucoup maigri et il faut le transfuser ; après la visite, elle sort de la chambre et vient supplier : « S’il a un cancer, il ne faut pas le lui dire ; il ne le supporterait pas et se laisserait aller ».

 

Si ces réactions que l’on entend souvent expriment à chaud l’angoisse légitime devant une maladie grave qui rappelle notre finitude, elles posent aussi au médecin une question parfois éludée mais toujours présente à son esprit : doit-on dire la vérité à la personne malade, ou plutôt, quelle vérité partager avec elle ?

 

 

De la théorie à la pratique

 

Cette question peut être l’objet de débats théoriques passionnants. Mais dans la pratique quotidienne, elle est difficile pour le médecin car les réponses qu’il apporte dépendent à la fois de son attitude personnelle face à la maladie et à la mort, de sa perception de la personne malade et du respect qu’il lui doit. Avant d’apporter quelques éléments de réflexion, qui ne sont, à un moment donné de sa vie, que l’approche de l’auteur de ces lignes, régulièrement confronté à cette question, il paraît important d’essayer de prendre la mesure de ce que représente la maladie grave susceptible d’entraîner la mort, non seulement pour la personne malade, mais aussi pour son entourage familial et pour le médecin lui-même.

 

 

Du diagnostic au pronostic

 

La première tâche qui s’impose au médecin est d’établir un diagnostic, de préciser la ou les causes de la maladie. A partir du diagnostic, il va pouvoir conseiller un ou des traitements. A partir du diagnostic et des traitements possibles, il pourra évaluer le pronostic, c’est-à-dire l’évolution prévisible en terme de qualité et de durée de vie. Cette démarche engage la responsabilité du médecin de qui l’on attend avant tout de ne se tromper, ni de diagnostic, ni de traitement. L’autre aspect du rôle du médecin est de faire accepter les traitements qui paraissent les plus adaptés. Parfois, un choix est nécessaire, ce qui n’est possible que dans le dialogue et la confiance mutuelle.

 

Il est bien évident qu’un traitement ne peut être proposé à un patient au courant du diagnostic qui le rend nécessaire. Par exemple, on ne pourrait être crédible en proposant une chimiothérapie sans faire connaître le diagnostic de cancer. En revanche plus de modestie s’impose quand on aborde le pronostic. Les marges d’erreur sont souvent plus importantes qu’on ne le croit dans son évaluation. L’évolution prévisible dépend certes du diagnostic de la maladie et du traitement mais elle dépend beaucoup et avant tout du patient lui-même, de sa façon de réagir, de vivre, de lutter, de se résigner, de poser les armes.

 

 

Vers quel avenir ?

 

Pour la famille et les proches, la maladie menace l’équilibre de l’existence quotidienne. L’affaiblissement de celui avec qui l’on vit va exiger du temps et des changements de rythme de vie. Il faudra parfois réaménager son emploi du temps, et renoncer à des activités de loisir ou à des vacances. Parfois, l’indisponibilité ou l’angoisse et la peur vont être un obstacle à l’accompagnement et un motif de culpabilisation. Par ailleurs, la perspective de la disparition d’un conjoint ou d’un être cher remet en cause sa propre existence par le rappel de sa propre fragilité. Si l’être avec qui l’on vit va mourir, cela dit que l’on est aussi mortel. Enfin, quantité de soucis pratiques ont aussi des répercussions sur les moyens d’existence et ne peuvent être ignorés : logement, succession, soucis financiers… Au-delà de la peine, le souci de l’avenir est la réalité première. Comment cela va-t-il se passer ? Va-t-il souffrir ? Quelles seront ses réactions ? Et surtout combien de temps cela va-t-il durer ?

 

 

L’angoisse

 

Au centre bien sûr, la personne malade va devoir ordonnancer sa vie. Il y a d’abord ce qu’elle ressent, la fatigue, la douleur que l’on traite et les effets indésirables des médicaments, la dépendance qui s’installe et les limitations d’activité qu’elle impose, l’incertitude de l’avenir, le questionnement face à la mort, l’intimité de sa vie spirituelle. Et les sentiments se succèdent, s’entrecroisent : l’accablement, l’angoisse, la révolte, le refus d’admettre la réalité, le déni, la dépression. Et, en réaction à tout cela, le désir de lutter, de tenir, de faire des projets fous, la force et le courage d’accepter et le souci de laisser une image de soi digne de mémoire. Et puis les soucis matériels sont aussi là, logement, finances, maison de repos, soucis parfois réels, parfois mis en avant pour masquer l’angoisse.

 

 

La compassion

 

Que chacun dise la vérité à son prochain enseignait Paul aux Ephésiens. Autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Vivez en enfants de lumière. Comment pouvons-nous être source de lumière dans une situation aussi sombre ? D’abord en ne fuyant pas, en n’évitant pas l’expression des interrogations, en gardant une attitude d’écoute. Les questions que pose la personne malade ne sont pas toujours celles que l’on attend. Ecouter passe parfois par des moments de silence que l’on peut être tenté de vouloir meubler. Ensuite toutes les questions n’ont pas obligatoirement une réponse. Souvenons-nous des amis de Job qui avaient trop facilement réponse à tout…

 

Dans la connaissance que le médecin a de la maladie de la personne qu’il soigne, certains faits s’imposent car ils sont le constat d’un état présent : fatigue, essoufflement, tache sur le foie au scanner, cellules cancéreuses sur le prélèvement… En faire la constatation avec la personne malade, dans la mesure où elle le souhaite, est le fondement d’une relation de confiance. En revanche, parler du devenir, de l’évolution prévisible de la maladie nécessite beaucoup plus de prudence. Il est essentiel de respecter la personne que l’on soigne, d’autant qu’elle est affaiblie par sa maladie. Chaque personne a son histoire et doit assumer personnellement sa destinée. La perte d’autonomie physique est si souvent inéluctable qu’elle impose un respect d’autant plus scrupuleux de la dignité de la personne malade.

 

 

Le temps de Dieu

 

Dire un pronostic sur la durée prévisible de la vie est très délicat car même s’il s’agit statistiquement d’une vérité scientifique dans certaines maladies, le moment précis de la mort d’une personne reste toujours mystérieux. Les fréquentes erreurs d’appréciation dans un sens comme dans l’autre font que ce que l’on croit être une vérité devient un oracle, une prédiction qui enferme la personne que l’on veut accompagner, qui la prive d’être elle-même face à sa fin.

 

Ainsi, le pouvoir de répondre à la question du temps qui reste à vivre n’appartient pas plus au médecin qu’à quiconque. A des familles qui attendent parfois une réponse à cette question, on est conduit à rappeler cette incertitude qui est la clef du respect de la personne. Pour un chrétien, le choix de ce moment appartient à Dieu en qui il a mis sa confiance. Pour d’autres, le choix de ce moment n’appartient qu’à soi-même et il n’est pas rare de constater que des personnes au bout de leurs forces tiennent on ne sait comment jusqu’à un événement familial donné avant de lâcher prise et de partir.

 

Ainsi, dire la vérité à une personne malade, ce n’est pas dire un diagnostic qui serait une condamnation, un couperet. C’est l’aider à découvrir elle-même son chemin, l’accompagner dans le temps qui lui reste à vivre et dont la durée ne nous appartient pas. C’est aspirer à être une clarté pour la personne diminuée par la maladie. C’est à défaut de soins qui guérissent la maladie, apporter des soins qui calment les douleurs, qui restaurent le sommeil. C’est aussi aider la famille à vivre des relations sereines avec son proche malade, qui ne soient ni abandon, ni résignation, ni déni de la maladie. C’est également savoir garder la juste distance nécessaire au respect de la dignité de la personne, ce qui n’est pas toujours facile avec quelqu’un que l’on a soigné pendant longtemps, s’attribuant parfois avec trop d’orgueil certains succès thérapeutiques.

 

Cette juste distance, c’est assez de proximité pour permettre la compassion, mais aussi assez d’espace pour ne pas empiéter sur les liens affectifs de l’autre et pour éviter la confusion.

 

Dr R.B.

 


NOTE

 

1. : Le Dr Roger Bory est chef de clinique à Lyon, spécialiste en gastro-entérologie, et très engagé dans son Eglise à Vienne.