Mais qu’y-a-t’il de si digne dans l’euthanasie ? 1

 Question

par le Dr Joël CECCALDI

 

 

Je suis médecin. L’unité dont J’ai la responsabilité à l’Hôpital de Libourne (région de Bordeaux) accueille des personnes atteintes de maladies du sang et du SIDA. Elles ont en commun d’être jeunes et menacées dans leur vie par un processus pathologique qui n’est pas forcément accessible aux moyens médicaux.

 

 

Je suis marié, père de cinq enfants, et engagé dans une communauté chrétienne évangélique : il me paraît important de vous dire sur quels fondements de croyance je parle.

 

 

LA DIGNITE AU FIL DES TEXTES

 

Dans notre question, je vois deux concepts clés : dignité et euthanasie.

 

Que recouvrent ces termes dans la réalité ? Il existe de nombreux textes définissant la dignité, mais on ne peut les transcrire tous dans ces lignes, malgré leur intérêt 2.

 

On ne peut cependant éviter de citer le code de déontologie médicale dans sa version de 1995, où l’article 38 stipule : « Le médecin doit accompagner le mourant, jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». J’insiste sur les termes : sauvegarder la dignité du malade.

 

Autre texte fondamental, la proposition de résolution sur l’assistance au mourant. C’est un document du Parlement européen, de 1991, qui commence ainsi : « Considérant que le fondement de la vie d’un être humain est la dignité… » C’est-à-dire que la dignité est d’abord là, puis la vie, pas l’inverse. Et bien sûr, dans cette logique-là, on comprend que pour une existence qui a perdu toute dignité, soit alors proposé éventuellement un droit à l’euthanasie.

 

 

LA DIGNITE DANS L’HISTOIRE

 

La dignité chez les Grecs était fondée sur l’âme, miroir du divin. Chez les Romains stoïciens, c’était la différence entre l’homme et l’animal. Et puis il y a quelques siècles, dans une société christianisée, c’était l’image et la ressemblance de Dieu. Au XVIIIe siècle, la base est devenue immanente et non plus transcendante : la dignité serait désormais fondée sur l’autonomie morale de l’homme. C’est Kant qui a construit cela.

 

Dans notre société d’aujourd’hui, comment voit-on la dignité ? Comment en parle-t-on ? D’au moins quatre manières :

 

1 – La dignité du dignitaire, qui a un sens socio-politique, est liée à la fonction exercée. Ainsi, celui à qui est « conférée la dignité de chevalier de la légion d’honneur » répondra poliment au président: « Je ne suis pas digne d’un tel honneur ». Cette dignité se gagne, se mérite, et peut se perdre.

 

2 – Une autre dignité, souvent évoquée dans la relation soigné-soignant, est celle de l’image de soi ; elle fait référence à l’apparence que l’on veut avoir, que l’on veut garder en dépit des outrages de l’âge, de la maladie, de l’accident. C’est un concept moderne. On peut aller jusqu’à se couper des autres membres de sa famille pendant les derniers instants de vie, qui pourraient être si riches, pour éviter d’être vu tel qu’on est devenu, c’est-à-dire différent et dégradé par rapport à l’image que l’on aimerait laisser de soi-même.

 

3 – La dignité de la maîtrise de soi :  c’est aussi très moderne, cela va avec l’autonomie. On recherche l’indépendance, par refus de la dépendance. Mais si l’on se rend compte que bien portant ou malade, on est quand même interdépendant, cela permet de reconnaître que l’autonomie que nous avons ou prétendons avoir est relative, et cela doit nous inviter à la modestie. Il y a toujours un décalage entre la maîtrise de soi désirée et la réalité ; c’est ce qui provoque la souffrance. Quand les sphincters ne sont plus contrôlables, on ne se considère plus comme une personne, plus comme un sujet, mais comme un objet. Il y a déchéance, non-dignité.

 

4 – La dignité qui est du domaine de l’humain, de chaque être humain, pris un par un. Cela vient du fait d’appartenir à l’humanité. On est dans l’ordre des personnes, pas des choses . Les personnes ont une valeur, les choses ont un prix. Les personnes n’ont pas de prix, et Kant, encore lui, l’a très bien dit.

 

La vraie question est la suivante : dans une société entièrement chrétienne comme elle a pu l’être il y a quelques siècles, la dignité était celle de l’image de Dieu et son sens était univoque. Mais dans une société pluraliste, plurielle, multidisciplinaire, pluriculturelle, le même mot est employé et revendiqué par tous, partisans et adversaires de l’euthanasie ! A nous de distinguer par une écoute attentive de quelle dignité on nous parle, et quelle dignité nous entendons promouvoir.

 

 

L’EUTHANASIE

 

C’est un mot qui a un sens variable ; schématiquement, de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, l’euthanasie signifiait « bonne mort, mort douce », une mort sans souffrance, comme le dit le Littré.

 

L’euthanasie n’a plus le même sens actuellement, depuis les progrès des thérapies, désormais souvent efficaces pour reculer l’échéance de la mort. Il y a toujours une intention dans l’euthanasie, celle de provoquer ou de hâter la mort. Et il y a une action, pour matérialiser cette intention : mettre en œuvre un moyen efficace et indolore. L’euthanasie était supprimer la souffrance, aujourd’hui c’est supprimer le souffrant.

 

Il y a des expressions à ne pas confondre avec l’euthanasie. Les « soins palliatifs » et « l’accompagnement en fin de vie » ne sont pas de l’euthanasie, même si cela peut signifier « l’aide à mourir ».

 

Le « non-acharnement thérapeutique » n’est pas non plus de l’euthanasie. Certains l’appelleraient de « l’euthanasie passive ». Je récuse ce terme. Je veux dire par là que je me sens éthiquement fondé à refuser des soins qui sont disproportionnés par rapport à l’objectif.

 

Et puis ne pas confondre non plus euthanasie et « soulager la souffrance au risque de raccourcir la vie » : c’est le problème de l’acte à double effet. Il s’agit d’assumer des effets secondaires. Il m’arrive, avec mon équipe, devant quelqu’un qui souffre, de prescrire tel ou tel médicament pour soulager cette douleur tout en sachant et en disant que ce médicament que je donne, comme tout médicament efficace, a des effets secondaires. Et que parmi ces effets secondaires, il peut y avoir, éventuellement, je ne le sais pas d’avance, un raccourcissement de la vie que j’assume parce que mon objectif est clair : je ne cherche pas à supprimer la vie, à faire de l’euthanasie, je cherche à soulager la personne souffrante, à améliorer la qualité de sa vie.

 

Et mon équipe le sait, sinon ils me quitteraient. Nos choix sont de respecter la personne en fin de vie. Même si cette prescription est assortie de cet effet secondaire éventuel ; l’important est de soulager une personne en train de souffrir, ce qui souvent lui permet de retrouver une capacité relationnelle et de vivre alors avec son entourage des choses que la douleur persistante ne lui aurait jamais permis de vivre parce que la douleur enferme, c’est une prison.

 

Mais j’insiste, je dois le dire à l’infirmière, informer et interroger le malade : « Voilà ce que j’envisage, êtes-vous d’accord avec ça ? Cela peut vous endormir, cela peut éventuellement raccourcir un peu votre vie, qu’en pensez-vous ? M’autorisez-vous ? » Il faut qu’il n’y ait aucune ambiguïté à ce sujet.

 

 

Quelle dignité dans l’euthanasie ?

 

La pratique légalisée de l’euthanasie existe aux Pays-Bas, dans certains Etats des Etats-Unis, en Australie… Quelles sont les raisons avancées par les personnes concernées ? Les deux premières sont : perdre la dignité humaine, et éviter une mort indigne. L’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (A.D.M.D.) a comme première motivation, d’après ses membres qui sont en général favorables à l’euthanasie, de vivre dans la dignité et de mourir dans la dignité.

 

La dignité évoquée par toutes ces personnes est de l’ordre de l’avoir, et non plus de l’être ; il s’agit des dignités de l’image de soi et de la maîtrise de soi évoquées précédemment. Ce n’est pas parce que quelqu’un est en face de moi et me dit : « Je ne suis plus digne, je suis autonome et j’ai le droit de dire que je ne suis plus digne ; et puisque je ne suis plus digne, digne de vivre, eh bien j’ai le droit de… » qu’il n’est plus une personne. Il reste un être digne, mais souffrant, que j’ai le devoir de soulager et non le droit de supprimer, même à sa propre demande.

 

En tant que croyant, je continue à considérer que le mourant souffrant est, et reste tout à fait digne puisque je me réfère à la dignité qui est de l’ordre de l’être, et non plus de l’avoir.. C’est une belle affirmation, mais comment lui donner chair ? Cette dignité, elle va m’appeler tout logiquement et naturellement à la compassion à l’égard de cette personne. Mais il n’y a pas que ça… « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » : la référence de l’amour pour le prochain, c’est l’amour pour soi-même. Qui est ce « moi-même » dont je parle ?

 

Les existentialistes, dont Jean-Paul Sartre, disent que l’existence précède l’essence : mon vécu c’est moi-même, et c’est terrible. C’est une injonction à trouver en soi-même un sens à sa vie. Ce discours est à l’origine de beaucoup de souffrances. Parce que quand on cherche ce sens en soi-même, il est très fréquent qu’on n’arrive pas à le trouver. Alors là il faut peut-être admettre qu’il y a une autre manière de le trouver, ce sens, c’est de le recevoir de l’extérieur de soi, de l’accueillir comme une révélation.

 

La dignité est de l’ordre de l’être, chacun l’a reçue à sa naissance d’homme. Dieu a créé l’homme digne, et persister à reconnaître et à respecter cette dignité dans chaque être, même si son apparence n’a plus rien d’humain, c’est reconnaître et respecter Celui qui est à son origine : Dieu lui-même, en dépit du mystère et de l’opacité du mal. Il m’apparaît qu’ainsi, je suis en phase avec les Saintes Ecritures et au service de mon prochain.

 

 

EUTHANASIE : ENJEUX ACTUELS

 

II me semble que ces derniers temps le débat dérive : la dignité sert de moins en moins de fondement à l’euthanasie.

 

France-Soir transcrivait récemment « l’appel des 132 pour la désobéissance civique ». Parmi les signataires, il y a des Prix Nobel et des gens de terrain. Ils écrivent : « Nous déclarons avoir aidé une personne à mourir ou être prêts à le faire. Nous considérons que la liberté de choisir l’heure de sa mort est un droit imprescriptible de la personne inhérent à la Déclaration des droits de l’homme ; à plus forte raison ce droit est-il acquis au malade incurable ou qui endure des souffrances que lui seul est habilité à juger tolérables ou intolérables. […]. C’est un geste de compassion et de solidarité ». Dans ce texte, il n’est plus fait mention une seule fois de dignité.

 

D’autre part l’euthanasie, supprimer quelqu’un à la fin de sa vie, devient un simple cas particulier du droit de disposer de sa vie à n’importe quel moment. Il ne s’agit plus d’euthanasie au sens expliqué plus haut, il s’agit du droit à un suicide assisté. En clair, même si je ne suis pas en fin de vie, j’ai le droit de supprimer ma vie et qu’une tierce personne m’aide à le faire. Et autre corollaire : s’il s’agit de quelqu’un qui n’est pas en fin de vie, cela peut très bien être quelqu’un qui n’est pas malade, donc la tierce personne n’est pas forcément un soignant. Et cela dépasse très largement le cadre de la relation soignant-soigné.

 

C’est de cette manière-là que le débat est en train de dériver : vers le droit, l’autonomie de l’homme, et la liberté. C’est là que sont les enjeux et c’est là que nous aurons très probablement à prendre aussi position en tant que chrétiens.

 

Dr J.C.

 


NOTES

 

1. Il s’agit de la transcription d’une conférence donnée à Strasbourg le 27-02-1999 dans le cadre d’un congrès organisé par l’Union Évangélique Médicale et Paramédicale. Le style oral a été conservé.

 

2. Parmi d’autres, La Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les lois de bioéthique de 1994 en France, le document Donum Vitae de 1987 pour les catholiques, la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme du 11 janvier 1997.