Lettre à l’Eglise d’Ephèse

 

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par Alfres KUEN

 

 

La ville

 

Ephèse, la capitale de la province romaine d’Asie (« Métropole suprême d’Asie »), était un centre commercial et religieux important ; c’était l’une des plus grandes villes de l’Empire romain et la plus cosmopolite des sept. Elle était située à l’intersection de deux routes principales : l’une longeant la côte, venant de la vallée du Méandre (Milet) et se dirigeant au nord vers Smyrne, Pergame et Troas (près de l’ancienne Troye), l’autre s’enfonçant à l’intérieur des terres vers Colosses, Hiérapolis, Laodicée, la Phrygie et les régions plus à l’est jusqu’en Mésopotamie. La liste des 27 marchandises d’Apocalypse 18.12-13 (et de la 28e : les esclaves) a pu être suggérée à Jean par ce qu’il voyait au marché d’Ephèse (pour d’autres détails concernant sa situation et son importance, voir Les lettres de Paul1).

 

Cependant, déjà du temps de Paul, elle se trouvait à plusieurs kilomètres de la mer, dans une plaine marécageuse. L’ancien port se remplissait de roseaux marins et devait être constamment assaini. C’est sans doute pour cette raison que Paul a abordé à Milet où il a convoqué les anciens d’Ephèse (Ac 20.17).

 

Avec le déclin du port commençait celui de la ville. Fallait-il que l’Eglise suive le même itinéraire (Ap 2.4) ? Les Phéniciens y avaient établi l’un de leurs marchés et un sanctuaire en l’honneur d’une divinité féminine adorée sous le symbole de la lune. Plusieurs fois dans l’histoire, la ville avait été changée d’emplacement : l’agglomération primitive sur les pentes du Pion a été déplacée au 6e siècle av. J.-C. par le roi Crésus de Lydie en dehors de la ville dans le voisinage du Temple, à quelques 2 km de là.

 

Plus tard, Lysimaque a créé un nouveau site près du port et a forcé la population à s’y installer. Les expériences pénibles ont dû se présenter à l’esprit des Ephésiens lorsque le Seigneur les menace d’ôter de sa place (kinesô) leur chandelier s’ils ne changeaient pas d’attitude (Ap 2.5). A l’époque romaine, la ville « était essentiellement une ville religieuse, où l’on n’adorait pas seulement la Grande Artémis, mais où se vendaient force amulettes, statues sacrées et combinaisons de lettres magiques 2».

 

Le temple d’Artémis (Diane pour les Romains) comptait parmi les sept merveilles du monde. Au culte d’Artémis fut associé progressivement celui de l’empereur. Des inscriptions et des médailles nous révèlent que la ville s’enorgueillissait d’être la gardienne du temple d’Artémis (cf. Ac 19.35). et des empereurs. L’histoire nous apprend que Domitien exigeait là une soumission au culte impérial avec plus de rigueur qu’ailleurs. Sa population est estimée à quelques 200 000 habitants. La grandeur de son théâtre, dont la contenance est évaluée entre 24 000 et 50 000 spectateurs, témoigne de son importance.

 

 

Fondation de l’Eglise

 

Les Juifs s’y étaient établis plusieurs siècles avant Jésus-Christ et formaient une colonie importante qui jouissait de grands privilèges3. Quelques disciples de Jean-Baptiste y avaient recruté des prosélytes (Ac 19.3). Des Juifs d’Asie étaient présents à Jérusalem le jour de la Pentecôte (Ac 2.10) et avaient sans doute rapporté l’Evangile dans leur patrie, mais ils ne semblent pas y avoir fondé d’Eglise. A la fin de son deuxième voyage, l’apôtre Paul y avait passé brièvement, il avait parlé dans la synagogue et y avait laissé Aquilas et Priscille (Ac 18.18-19).

 

C’est là, à la synagogue qu’ils ont rencontré Apollos (Ac 18.26-27). Paul y a repassé lors de son troisième voyage et y est resté trois années (Ac 20.31) ce qui témoigne aussi de l’importance de la ville à ses yeux. Il fut confronté à la magie qui florissait là (Ac 19.18-19) et à la dévotion de la Grande Artémis. Ephèse s’était, en effet, fait une spécialité des écrits magiques et vivait, en partie, de la fabrication des amulettes et des statuettes du temple d’Artémis ou de la déesse revendues aux nombreux pèlerins étrangers. Actes 19.23-40 nous rapporte un épisode de l’opposition que l’apôtre eut à subir. Dans 1 Corinthiens 15.23, il dit qu’il a dû « combattre contre des bêtes fauves à Ephèse ». Cette expression est sans doute à prendre au sens figuré puisqu’un citoyen romain ne pouvait pas être condamné à ce supplice. Paul s’est peut-être souvenu d’une phrase de Platon comparant une foule déchaînée à une horde d’animaux féroces.

 

La « persévérance » (Ap 2.3) n’était certainement pas facile dans ce contexte. En effet, les Ephésiens, exaspérés par l’« impiété » des Juifs à l’égard d’Artémis avaient demandé à l’empereur Auguste « de subordonner l’octroi du droit de cité à la dévotion pour la déesse 4», mais Rome et ses représentants à Ephèse ont maintenu les droits des Juifs acquis au 3e siècle av. J.-C 5.

 

 

Croissance

 

L’Eglise s’était constituée autour d’un noyau judéo-chrétien (Ac 18.27 ; 19.6-7, 9, 20 ; Ep 2.1 -9, 11 ; 3.1 ; 4.17) et structurée rapidement sous la direction d’anciens (Ac 20.17). L’apôtre leur a prédit l’arrivée de faux docteurs, des « loups féroces…qui emploieront un langage mensonger pour se faire des disciples » (Ac 20,29-30). L’Eglise se souvenant de ces paroles a « mis à l’épreuve ceux qui se prétendent apôtres et qui ne le sont pas » (Ap 2.3). Paul a dû y retourner après sa première captivité romaine et y a laissé Timothée pour lutter contre les faux docteurs et pour ramener dans le droit chemin les chrétiens qui l’avaient quitté (1 Ti 1.3 ; 18.20).

 

D’autres conducteurs chrétiens de la première génération y avaient passé et exercé pendant quelque temps leur ministère : Tychique (Ep 6.21), Jean-Marc (1 Pi 5.13) et surtout l’apôtre Jean lui-même (Ap 1.11 ; 2.1) dont le séjour à Ephèse est attesté par Justin Martyr 6, Irénée 7 et Eusèbe 8. D’autre part, Patmos, où l’Apocalypse fut rédigée, est une île voisine d’Ephèse. Pendant de longs siècles, on a vénéré son tombeau dans cette ville. D’ailleurs, le nom du village qui a remplacé la grande ville D’Ephèse, Ayas-soulouk n’est autre qu’une déformation de hagios theologos : le saint théologien (nom de l’apôtre Jean pour le distinguer de Jean-Baptiste).

 

 

Pièges

 

D’après le contenu de l’épître aux Ephésiens – même si la lettre n’était pas destinée uniquement à l’Eglise d’Ephèse – le noyau judéo-chrétien a dû être bientôt complété et débordé par un nombre croissant de pagano-chrétiens. Paul leur demande, en effet, de ne « plus vivre comme les païens qui suivent leurs pensées vides de sens » (4.17). Parmi les péchés contre lesquels il met en garde figure en premier lieu l’inconduite qui fait « se jeter avec frénésie dans toutes sortes de vices » (4.19).

 

Tous les Ephésiens devaient connaître ce pied nu gravé dans la pierre d’une grande rue de la ville et menant à un édifice imposant de l’avenue de marbre – qui était une maison de prostitution. D’autre part, il y avait dans le temple d’Artémis, des milliers de prêtresses appelées Melissae (les abeilles, représentées autour de la déesse sur les monnaies) qui étaient, en fait, des prostituées sacrées.

 

Dans toute l’Antiquité, Ephèse avait la réputation d’une ville superstitieuse et immorale. Garder une « conduite » (Ap 2.2) approuvée par Celui dont les « yeux étaient comme une flamme ardente » n’était pas une petite chose pour l’Eglise d’Ephèse. Dans Apocalypse 2.5, Jésus demande à l’Eglise de se rappeler d’où elle était tombée, elle devait donc avoir atteint un nombre de membres imposant et un niveau spirituel élevé.

 

 

Promesse

 

Le Seigneur félicite les Ephésiens de détester les Nicolaïtes et d’avoir démasqué les faux apôtres. Les premiers étaient certainement des libertins, comme cela apparaîtra plus nettement dans l’Eglise de Pergame (voir le développement là-bas). Les seconds représentaient sans doute la même tendance 9. Toutes les promesses des sept messages aux Eglises commencent par ces mots : « A celui qui vaincra » faisant allusion, comme l’apôtre Paul (2Ti 2.5), au vainqueur des jeux sportifs. Or, Ephèse était le centre des jeux panioniques aussi célèbres que les jeux olympiques. Ils avaient lieu tous les ans au mois d’Artemesion (mois de mai) consacré à Artémis où toute la population de l’Ionie affluait vers Ephèse. Les citoyens les plus en vue (et les plus fortunés) considéraient comme l’honneur suprême d’organiser ces jeux et d’en couvrir les frais. Ils recevaient pour cela le titre très convoité d’Asiarques (Ac 19.31).

 

Au vainqueur dans cette grande course qu’est la vie, le Seigneur promet du fruit de l’arbre de vie (2.7). L’arbre apparaît dans différents contextes comme emblème de la ville ou de sa déesse protectrice. Le palmier dattier était le symbole caractéristique d’Artémis sur les monnaies de la période anatolienne. Le British Muséum a 56 pièces sur lesquelles l’arbre est représenté. Il reparaît sur les monnaies impériales, parfois avec la Diane chasseresse près d’un palmier. « Pour les Ephésiens, l’arbre a toujours été le siège de la vie divine et l’intermédiaire entre la nature divine et la nature humaine 10».

 

Lorsque le Seigneur promet au vainqueur du fruit de l’arbre de vie cela évoquait bien sûr, pour les familles de l’Ancien Testament, l’arbre du paradis (Gn 2.9 ; 3.22 ; cf. Pr 3.18 ; 11.30 ; 13.12 ; 15.4 ; Ez 47.12). Pour les Ephésiens, ce symbole, auquel ils étaient depuis longtemps habitués, était particulièrement parlant. Cet arbre se trouve « dans le paradis de Dieu ». Le mot paradis est d’origine persane et désigne un parc clos planté d’arbres fruitiers dédié à un dieu ou à un roi.

 

Le domaine d’Artémis s’étendait sur le territoire entourant le temple. Tout cet espace était asile sacré où le coupable pouvait fuir et trouver le salut. Mais le paradis de Dieu n’est accessible qu’à ceux qui se repentent (Ap 2.4-5) et ne participent pas aux péchés des païens d’Ephèse (21.27). L’arbre de vie sera au milieu de la nouvelle Jérusalem (22.2).

 

 

A.K.


NOTES :
 

1. A. Kuen, Les lettres de Paul (Intro., vol. III), p.200-202.

 

2. E. Le Camus, DBII. col. 1832.

 

3. Josèphe, Ant. XIV, X, 12,25.

 

4. P. Antoine, DBS II, col. 1103.

 

5. Josèphe, Ant. XII, III, 2 ; XIV, X, 25.

 

6. Justin Martyr, Dial. 81.

 

7. Irénée, Adv. haer, III, III. 4.

 

8. Eusèbe, H.E. III.9.

 

9. Voir Hemer, 86, p. 40-41.

 

10. W. Ramsay, 04, p. 248.