Le mariage et ses altérations à la lumière de l’Ecriture

 

(2e partie)

 mariage

 

par Henri BLOCHER1

(2° partie, suite de la 1ère partie qui est dans le numéro 3) 

 

 

Le Père propose un modèle au mariage – modèle de communion qui préserve la distinction et qui crée une unité plus riche et plus forte que l’unité du simple chiffre « 1 » : une unité vivante. Seulement le péché est entré dans le monde ; il n’en va plus aujourd’hui comme au commencement. Le cœur est devenu dur, des altérations affectent le mariage. Et à cause de ces altérations, nous sommes obligés de distinguer un deuxième niveau relatif à la volonté de Dieu, à sa loi.


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Il y a celui de la perfection du modèle proposé au mariage, que nous avons considéré plus haut2, mais il y en a un autre, un deuxième, plus bas, le domaine de la validité, du minimum requis pour qu’il y ait mariage ; la réalité du mariage sera encore là, bien qu’on soit loin de l’idéal de la perfection du modèle. Le péché peut faire qu’il n’y ait plus de mariage du tout, ou qu’il y ait mépris du mariage, condamnation du mariage comme chez les gnostiques par exemple, annoncés par l’apôtre Paul: « Viendront les faux docteurs, des esprits de séduction, de mensonge, qui interdiront de se marier ».

 

Il y a l’immoralité sexuelle, la « fornication »; je vais employer le mot fornication parce que c’est celui qui est le plus commode pour rendre le terme courant dans le Nouveau Testament, le terme de porneïa On ne l’emploie plus guère dans le langage de tous les jours ; mais alors que dire ? «  Inconduite » ? Mais les gens ne penseront pas forcément au domaine sexuel, alors que la porneïa désigne toutes les pratiques sexuellement illicites. « Immoralité sexuelle » ? C’est très lourd, deux mots pour un seul ; contentons-nous du terme ancien « fornication ». Dans la fornication, dans l’usage de la sexualité en dehors du mariage, il y a destruction du mariage. Le péché de l’homme ne se contente pas d’altérer le mariage, il l’élimine totalement. Mais certaines altérations laissent subsister la validité du mariage ; il y a encore mariage, bien qu’hélas il s’éloigne du modèle.

 

 

Première altération

 

La première altération est assez évidente dans le récit de la Genèse.

 

La perte de la communion aimante et respectueuse

 

Elle était l’image de l’amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit. La grâce commune de Dieu, parce que Dieu a pitié des hommes même révoltés, nous conserve des lambeaux de cette communion, et ils sont précieux (d’ailleurs, que chantent les chansonniers, sinon ces vestiges de l’amour ?). Mais la communion est perdue, bien loin de la perfection voulue par Dieu. A sa place, on vit une négociation toujours recommencée à travers conflits, retrouvailles, illusions parfois, et au bout du compte, la solitude. Telle est l’expérience des humains.

 

L’euphorie fusionnelle temporelle du début se dissipe. (Si elle paraît persister, c’est un indice assez préoccupant, symptôme d’une pathologie du couple.) Genèse 3 le démontre : c’est la défiance, la gêne. Adam et Eve sentent qu’ils sont nus, ils se protègent du regard l’un de l’autre, ils s’accusent réciproquement. La femme souffre de la domination : l’exercice de l’autorité qui était bienfaisant et bienheureux (une façon pour l’entité nouvelle de fonctionner comme une), devient maintenant une structure d’asservissement. « Ton désir te portera vers ton mari, mais lui dominera sur toi ». Il fera peser sur toi un joug méchant. Comment nier que telle a été l’altération commune du mariage tout au fil de l’histoire ?

 

Les chrétiens ne sont pas étrangers au lot commun, aux altérations, aux conflits, même aux violences physiques. Il y a des foyers chrétiens, des foyers pastoraux qui connaissent de terrifiantes altérations. Les chrétiens parfois ont une utilisation perverse de l’Ecriture, pour faire mal au conjoint. Une rigidité pathologique se sert de certains textes comme d’une protection contre la remise en cause, comme d’une massue pour accabler le prochain sans défense, qui, parfois, se défend très bien de son côté ! (Mais cela n’arrange pas les choses non plus.)

 

 

Deuxième altération

 

L’humanité remet en cause l’exclusivité du lien

 

Dans le récit de la Genèse, c’est la règle monogamique qu’on voit bafouée la première, après la chute. Lémek, à ses deux femmes, chante son cantique sanguinaire. La bigamie, la polygamie, commencent dans les descendances de Caïn, puis les « fils de Dieu » prennent parmi les « filles des hommes » toutes celles qui leur plaisent, les prenant pour femmes. (Ce sont donc des mariages ; l’interprétation juive traditionnelle, reprise par certains évangéliques, comprend qu’il s’agit de potentats, appelés « fils de Dieu » dans l’Ancien Orient, qui se sont constitués de vaste harems.) La polygamie, dans l’Ecriture, altère le mariage, en s’écartant de l’intention originelle du Créateur. Mais l’Ancien Testament ne nie pas que ce soit encore un mariage. La polygamie atteint profondément l’idéal de Dieu pour le mariage, le lien conjugal est malmené par l’obligation de partage, cependant, il y a mariage quand même. On reste dans le domaine de la validité ; Dieu tolère l’altération, à certaines époques du moins.

 

 

Troisième altération

 

La durée de l’engagement

 

Vient en cause ensuite l’autre aspect « totalitaire » de l’engagement de l’alliance matrimoniale, celui qui concerne la durée.

 

Dans l’intention divine, le mariage est pour la vie, indissoluble. Le péché provoque une altération comparable à celle de la polygamie, et qui nous concerne plus directement que la polygamie dans notre pays de France. Le divorce vient séparer ce que Dieu a uni, tandis que le vœu du Père s’annonce ainsi : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ».

 

Ici, cependant, un grand débat s’ouvre, dont je suis obligé de résumer les étapes principales. De quelle façon le mariage est-il indissoluble d’après l’enseignement de la Bible, face aux altérations que commettent les hommes ?

 

La séparation aux temps bibliques

 

Dans l’Ancien Testament, selon la loi de Moïse, il subsiste une ambiguïté voulue. Au chapitre 24 du Deutéronome, dans les premiers versets, c’est ce que rappellent les pharisiens lorsqu’ils parlent à Jésus. Moïse stipule que si quelqu’un répudie sa femme parce qu’il a trouvé en elle « quelque chose de honteux » (« nudité de chose », littéralement), il doit alors lui donner un billet de divorce, et ne pourra jamais la reprendre. L’ambiguïté s’attache à l’expression « quelque chose de honteux »: que signifie-t-elle exactement ?

 

Les Juifs en discutent. La majorité suit l’avis du grand rabbin Hillel, assez laxiste, qui dit : ce quelque chose de honteux, c’est tout ce qui peut déplaire au mari : la femme lui présente un œuf mal cuit, trop mollet ou trop dur, c’est honteux ; il peut la répudier s’il le veut. Certains rabbins vont jusqu’à considérer cette facilité du divorce comme une faveur que Dieu fait à Israël, élu entre tous les peuples! Une école minoritaire, l’école de Shammaï, tient que seul l’adultère de la femme constitue une chose honteuse, et peut justifier que l’homme répudie sa femme. Jésus, dans cette situation, énonce les paroles célèbres que nous venons de citer (Mt 5.32 et textes parallèles).

 

Qu’enseigne donc Jésus ? Jésus dit à ses disciples le cœur de Dieu, l’intention du Créateur, qui est l’indissolubilité, Dieu ne veut pas que le mariage se termine par un divorce, Jésus affirme en outre qu’après un divorce prononcé à la manière courante des Juifs, le remariage équivaut à un adultère. Ceci implique que le lien conjugal subsiste encore. L’adultère, défini comme violation du lien conjugal présuppose son existence. S’il y a adultère, comme l’enseigne Jésus, c’est que le lien entre cet homme et cette femme n’est pas coupé, bien que le divorce l’ait, du point de vue du droit, formellement rompu.

 

La clause d’exception

 

Jésus, troisième précision, ajoute dans la version que Matthieu nous donne deux fois de la parole du Maître, une clause d’exception : « Sauf en cas de fornication ». Ce n’est pas le mot adultère qui est employé, mais un terme au sens plus large, désignant toute conduite sexuellement illicite. Paul, lui aussi, dans 1 Corinthiens 7, ajoute un cas d’exception, celui que l’on appelle la « désertion malicieuse ». Quand un conjoint refuse de cohabiter avec celui qui s’est converti, s’il s’en va, le frère ou la sœur « n’est pas lié » ; ce qui semble suggérer que le lien est coupé, et que la personne est donc libre de se remarier. Deux interprétations, fondamentalement, s’opposent.

 

Les catholiques et une partie des évangéliques, surtout parmi les anglicans, ne croient pas que Jésus ait fait une exception véritable, permettant un remariage. Ils expliquent diversement la clause : Jésus n’aurait eu en vue qu’une séparation de corps, ou Jésus aurait pensé à l’annulation du mariage conclu à des degrés de parenté incestueux d’après la loi de Moïse. Ils concluent que Jésus ne fait pas vraiment une exception, et qu’il enseigne que dans tous les cas, le lien d’être qui unit cet homme et cette femme mariés, subsiste. Même s’ils divorcent, même s’ils se séparent, le lien est toujours là, il est indissoluble physiquement, ou « ontologiquement », pour employer un terme plus philosophique. C’est pourquoi il est impossible de se remarier.

 

L’autre interprétation a été admise par certains docteurs des premiers siècles, surtout en Orient ; elle a été reprise par les réformateurs du 16e siècle, et la majorité des évangéliques l’adopte aujourd’hui. Pour elle, l’exception que fait Jésus est une véritable exception. L’indissolubilité est un principe, un précepte, mais non pas une réalité physique. Quand Jésus dit : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni », il n’enseigne pas que l’homme ne réussit jamais à séparer de fait, il interdit à ses disciples de le faire.

 

L’indissolubilité est morale, le lien, peut être rompu. Quand le péché de fornication ou le péché de désertion a tellement abîmé le lien matériel, ontologique, entre les époux, quand il ne tient plus « qu’à un fil », à ce moment-là le divorce peut être prononcé sans que cela soit un péché supplémentaire. Si le péché a déjà détruit le lien matériel, il peut être licite de prononcer le divorce, de couper aussi le lien formel juridique. John Murray défend l’interprétation des réformateurs dans un livre : Le divorce. Je me rattache à la même école.

 

L’une et l’autre visions cherchent à mettre ensemble les données bibliques et à leur rendre justice. L’interprétation des réformateurs me semble l’emporter sur l’autre, en partie parce qu’elle fait ressortir l’harmonie entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Notre Dieu n’est pas un autre que le Dieu de l’Ancien Testament, même s’il modifie les dispositions dans la Nouvelle Alliance. Comment imaginer qu’il ait toléré le divorce facile, en restant ambigu sur « quelque chose de honteux », alors que le lien aurait toujours été là, aurait subsisté après péché et divorce ?

 

Il est déjà stupéfiant que Dieu ait toléré que les pécheurs aient piétiné leur vœu pour le mariage, qu’ils aient rompu, à cause de la dureté de leur cœur, un lien qui ne devrait jamais être dissout. Mais il faudrait supposer bien pire : dans l’hypothèse « catholique » de l’indissolubilité physique du lien, Dieu aurait toléré, avec les nouvelles unions permises (Jésus emploie le verbe « permettre » en Mt19.8), des adultères permanents, répétés ! Or le Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament vomit l’abomination de l’adultère !

 

 

Quatrième altération

 

L’engagement même du mariage

 

Une quatrième altération touche l’engagement même du mariage et fait hésiter sur sa validité. Les altérations considérées jusqu’ici laissent subsister le mariage tout en bafouant le vœu de Dieu pour le mariage. D’autres altérations insinuent le doute sur l’existence même du mariage. L’un d’elles concerne la liberté du consentement. Le consentement libre est essentiel ! Un mariage forcé n’est pas vraiment un mariage, il n’est pas une alliance. Mais à partir de quel moment la pression devient-elle contrainte ?

 

Quand la coutume, les parents, décident le mariage, le mariage est-il vraiment libre ? Le problème se pose sérieusement dans notre situation pour des jeunes filles musulmanes qui se convertissent, qui sont reprises par leur famille, envoyées en Algérie pour mariage selon la tradition. Le problème se pose aussi à propos de ces jeunes tellement déstructurés par le climat moral et psychologique présent, terriblement immatures à l’âge où ils peuvent se marier. S’ils disent « oui »devant le Maire, sont-ils assez adultes, assez libérés des mécanismes puérils pour pouvoir être déclarés libres dans leur engagement ?

 

La cohabitation

 

La question la plus brûlante concerne la cohabitation, qui devient tellement commune autour de nous3. Est-elle simplement de la « fornication »» établie, journalière, qui dure et rien de plus ? On peut au moins s’interroger. En fait, il y a eu dans l’histoire et dans les temps bibliques des mariages de plusieurs niveaux et, pourtant, tous mariages. Le concubinat, à distinguer du concubinage (la distinction est dans le Littré), est un mariage de rang inférieur, qui ne produit pas tous les effets civils du mariage plus glorieux. Le concubinat est généralement le mariage avec une femme d’une condition sociale inférieure dans une société où les classes et les conditions sont nettement séparées. Nous connaissons encore les mariages morganatiques, quand un roi, un duc, un prince, épouse une roturière, une bergère : la femme sera une femme-épouse, le mariage sera légal, les enfants ne seront pas illégitimes, mais ils n’hériteront pas des titres nobiliaires, c’est un mariage de deuxième catégorie.

 

A partir de là, se pose la question de la cohabitation. Ne devient-elle pas, dans notre société, un mariage de deuxième catégorie ? Il y a engagement dans les faits, dans la durée – une alliance, souvent avec des enfants, et reconnue socialement (par la Sécurité Sociale et d’autres organismes). Est-on très loin du mariage-concubinat ? Solution hypothétique, à reprendre et à revoir : considérer que la cohabitation n’est pas de la pornéïa, de la fornication répétitive ; qu’elle n’est pas non plus un mariage, même de seconde zone ; qu’elle est un mariage imparfait ou déficient, une approximation du mariage. Elle est fautive dans la mesure précisément où elle n’est pas un mariage, mais elle peut être analysée comme une union qui imite le mariage et qui s’en rapproche. Elle n’est pas un mariage parce qu’il n’y a pas l’engagement formel.

 

Même si les cohabitants s’engagent concrètent l’un avec l’autre (et s’ils se séparent, c’est à peu près aussi compliqué qu’un divorce), il manque l’engagement formel. La promesse expresse pèse son poids, et sans elle l’engagement sonne un peu « creux ». En général, on n’ose pas donner une telle promesse ; inconsciemment peut-être, on ne veut pas s’engager à fond. La promesse doit être publique, avec le lien objectif correspondant à l’institution socialement reconnue du mariage.

 

A ceux qui disent : « Nous nous sommes engagés pour la vie, nous sommes éperdument amoureux, seulement nous ne voulons pas que la société s’en mêle », l’Ecriture oblige à répondre : « II vous manque la reconnaissance publique qui, dans notre société, requiert le passage devant le représentant de l’autorité civile ». La sanction sociale appartient essentiellement à l’engagement du mariage, qui crée une chair nouvelle, une entité située dans le monde et placée sous la garde et la protection du magistrat lui-même. Le magistrat n’est-il pas « serviteur de Dieu » (Rm 13.4 et 6) aussi à cet effet ?

 

Une plus grande grâce

 

Le Seigneur, comme il se révèle dans l’Ecriture, « traite » des altérations du mariage en Maître et instructeur : il les définit, il les mesure, il les interprète, et nous enseigne à le faire à sa suite. Mais le Seigneur « traite » aussi ces altérations comme le médecin traite les maladies : il rédige ses ordonnances dans le sens du moindre mal (par exemple, sur le divorce) ; il prescrit une hygiène des relations bien différente des «  recettes » du monde (Ep 5.21ss) ; et surtout, il offre le remède radical, remède plus puissant que la pathologie elle-même !

 

Le défilé de toutes les altérations du mariage, en effet, pourrait singulièrement nous déprimer, après que nous avons vu la splendeur du modèle que Dieu propose. Que c’est triste ! Mais à ce moment même où nous éprouvons, le cœur serré, que nous sommes tombés tellement loin de la beauté que Dieu avait voulue pour nous, nous pouvons nous rappeler aussi que Dieu a assumé la métaphore du mariage jusqu’à travers ces altérations. Pensée infiniment consolatrice !

 

Dieu dans son alliance avec l’humanité, ne propose pas seulement le modèle du mariage parfait, il propose le modèle du mariage restauré, du mariage racheté, réparé, recréé. Le Seigneur avait dû répudier cette femme Israël, en qui il trouvait tant de choses honteuses. Mais voici qu’il annule le billet de répudiation : « Où est la lettre de divorce par laquelle j’ai répudié votre mère ? » (Es 50.1). Ce passé ne compte plus ! « Reviens ! Inconstante Israël ! » (Jr 3.12) malgré l’interdiction légale (v, 1). Les premiers chapitres d’Osée illustrent comment la grâce de Dieu dépasse l’amour humain parfait, l’amour de deux êtres qui s’aiment et se répondent dans l’amour. Comment l’amour de Dieu réussit à surmonter, renverser, englober l’hostilité, la faute, l’infidélité. Là se trouve la consolation, pour notre propre mariage si nous sommes des gens mariés, pour nos églises, pour tous ceux que nous voyons souffrir autour de nous, dans le fourvoiement des fausses libertés : Dieu accorde une si grande grâce ! Qu’elle brille à nos yeux ! Amen !

 

H.B.

 


NOTES

 

1. Deuxième partie de l’étude de M. Henri Blocher à la Conférence Nationale C.A.E.F 1993.

 

2. Voir dans le précédent n° de Servir (3.94) la première partie de l’exposé de M. Blocher. Comme précédemment le style oral a été conservé.

 

3. Cf le numéro 16 de la revue Fac-Réflexion.