Eglises pionnières dans les grandes villes

 

Grenoble 

par Briand Tatford1

 

 

Pour les citadins d’aujourd’hui, l’horizon, quand ils regardent depuis le 8e étage de leur HLM, a la forme géométrique des tours de la Défense à Paris ou la silhouette des grands bâtiments sur les rives du St-Laurent à Montréal. Mais une telle perspective est assez récente car la grande ville, à de rares exceptions près, ne date en fait que de 150 ans.


Dans l’Ancien Testament, nous trouvons Caïn en train de construire une ville qui n’est en fait qu’un hameau. Quant aux villes de « refuge », mentionnées par la suite (Nb 35.11 ; Jos 20.7), elles ne seraient en termes d’aujourd’hui que de gros villages car dans l’Ancien Testament le peuple de Dieu vit dans une société agraire spécialisée dans l’élevage ainsi que le laissent entendre le Psaume 23 et Ezéchiel 34.

 

 

Le peuple hébreu était un peuple de nomades vivant dans les montagnes et l’idée même d’urbanisation lui était étrangère. On trouve dans l’Ancien Testament une sensibilité écologique. Dieu créa la nature, son peuple jouit de sa création, et le peuple la prend comme inspiration de sa louange. Il ne serait pas bon pour le chrétien du 20e siècle de se référer constamment et de façon nostalgique à la société de l’Ancien Testament. Jacques Ellul décrit fort bien les symptômes de retrait que génère une telle attitude : « La ville est la conséquence directe de l’acte d’assassinat de Caïn et son refus d’accepter la protection divine2 ».

 

Le penchant pour une société pastorale, une vie proche de la nature et de la terre, est encore toujours très présent au temps du Nouveau Testament où les villes étaient considérées (à juste titre d’ailleurs) comme la demeure du péché et du mal. Le Saint-Esprit rappelait aux croyants que leur attente devait se porter vers la cité régénérée puisque « notre cité est dans les cieux » et que « nous n’avons pas ici-bas de cité permanente » (Ph 3.10 et Hé 13.14).

 

 

Les grandes villes d’aujourd’hui

 

La grande ville, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le produit des progrès techniques qui ont marqué le 19e siècle. Deux vagues d’inventions successives présidèrent d’abord à l’avènement de la ville d’un million d’habitants et par la suite à la naissance des villes gigantesques d’aujourd’hui.

 

Parmi les inventions de la première vague, la mécanisation de la fabrication des briques accéléra le rythme de la construction. Les canalisations en fonte permirent l’approvisionnement en eau potable de ces nouvelles habitations ainsi que l’évacuation des eaux usées. Les chemins de fer rendirent possible l’accès rapide aux centres industriels et ainsi se créa un nouveau paysage où alternaient habitations et industries. A la même époque, la révolution agraire et ses nouvelles machines à semer et à récolter libérèrent de la main d’oeuvre pour les nouvelles « manufactures ».

 

C’est en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord que naquirent les grandes villes dont la population pouvait atteindre jusqu’à un million d’habitants. Londres, New York et Chicago étaient déjà des exceptions de taille. Paris était une grande cité dès le 17e siècle, mais ce n’est qu’à partir du milieu du 20e siècle qu’elle commença à se développer jusqu’à ses dimensions actuelles.

 

Même si de telles cités étaient si grandes, leurs habitants avaient toujours la possibilité de se connaître les uns les autres. Les quartiers de la ville étaient bien délimités et s’organisaient autour d’un « coeur central ».

 

La deuxième vague d’inventions fut à l’origine d’une croissance encore plus importante ; le béton armé permit la construction d’immeubles et là, les gens ne connaissaient plus que leurs voisins de palier : le malheur de « la solitude au milieu de la foule ». L’électricité et dans son sillage les ascenseurs permirent la construction d’immeubles encore plus hauts. Le chemin de fer électrique accéléra le transport des populations vers leurs nouvelles cités-dortoirs. L’ère du métro-boulot-dodo était née et l’usage du téléphone mit fin, de fait, à la communication en face à face.

 

A cette même époque, des pays dont la population était auparavant essentiellement agricole devinrent très urbanisés : 80% des 16 millions d’Australiens habitent à présent dans 7 grandes villes : Sidney, Melbourne, Brisbane, Adélaïde, Perth, Darwin et Hobart. Près de la moitié de cette population vit à Sidney et à Melbourne. Le même phénomène est en train de se produire, quoique plus lentement, dans des pays du tiers monde tels que la Tunisie où près de la moitié de la population habite dans quatre villes : Tunis, Bizerte, Sfax et Sousse.

 

Ces centres urbains attirent non seulement les habitants des zones rurales mais aussi des immigrés venus du tiers-monde. Ainsi se créent des zones multi-culturelles avec leurs problèmes de ségrégation ethnique et de tension raciale : un phénomène de société avec lequel il faut désormais compter et cela pour toujours.

 

La troisième vague démographique se définit souvent par le terme de « mégalopolis » où plusieurs agglomérations se trouvent englobées dans une étendue urbaine tentaculaire. Citons par exemple, la côte atlantique des Etats-Unis (l’Atlantic Seabord), les Midlands en Angleterre et celle qui est encore en gestation le long de la côte méditerranéenne de l’Europe, celle que l’on appelle déjà « la route de la Haute Technologie », dont l’axe est Gênes-Marseille-Barcelone.

 

Ces villes, dont la taille dépasse la conception de l’esprit humain, sont tellement impersonnelles que leurs habitants ressemblent aux hommes qui errent sans but dans l’oeuvre de T.S. Elliot « Wasteland » (Terre déserte).

 

Les révolutions télématiques et cybernétiques ont encore accentué ce phénomène de déshumanisation. Les gens en sont réduits à des numéros et sont manipulés par les décisions à long terme des technocrates qui décident de « ce qui est bon pour la société ». Ce n’est pas un hasard si l’industrie des ordinateurs se place, à présent, au troisième rang mondial, derrière celui du pétrole et de l’automobile.

 

Aujourd’hui les 400 méga-villes (plus d’un million d’habitants) ne sont plus l’apanage du monde occidental comme le démontrent les statistiques :

 

– 42 % de ces villes se trouvent en Asie,

– 23 % sur le continent africain,

– 14 % en Amérique du Nord,

– 12 % seulement en Europe.

 

Ceci n’est peut-être pas pour surprendre aujourd’hui. Mais la répartition actuelle de ces cités gigantesques, les « mégalopoles » (9 seulement sur 22 se situant dans le monde occidental), en aurait surpris plus d’un il y a 50 ans.

 

La courbe d’âge de ces populations urbaine est encore plus saisissante. Un exemple frappant est celui de la plus grande ville mondiale, Mexico, avec ses 19 millions d’habitants (et une estimation de 26 millions à la fin du siècle3) : la moitié de cette population a moins de 20 ans et seulement un habitant sur 5 a plus de 40 ans. Au Brésil, la ville de Sao Paulo présente une répartition très similaire pour une population presque aussi importante.

 

 

Annoncer l’Evangile dans la ville

 

Aujourd’hui, la majorité de la population mondiale vit dans de grandes villes et c’est au coeur de ces jungles de béton qu’il faut communiquer l’Evangile. Les habitants de ces cités sont souvent désorientés. Certains ont dû quitter leur campagne natale, leur pays et leur famille pour trouver du travail. Du plus, le chômage important parmi ces populations est souvent à l’origine de la violence qui traduit un sentiment d’angoisse face à l’absurdité d’une vie qui n’offre ni le pain ni le moyen de le gagner.

 

Les grandes cités offrent un immense défi pour l’Eglise de Jésus-Christ car elles sont peuplées de gens qui souffrent à la fois moralement, spirituellement et physiquement. Il ne faut pas que l’Eglise ait peur de la ville – il faut que nous y soyons pour prêcher l’Evangile de la paix (Ps 55.10-12). 80% des efforts missionnaires ne sont pas en contact avec la réalité urbaine du 20e siècle4. Pourtant, c’est à ceux qui souffrent d’insécurité et d’injustices sociales qu’il faut prêcher l’Evangile en priorité : souvenons-nous, Jésus-Christ lui-même travaillait parmi les plus démunis. Mais souvent notre message n’est pas entendu « parce qu’il se perd dans le brouhaha de la vie moderne5 ».

 

Cependant, voici une tâche qui semble faire peur à une Eglise qui préfère chanter des cantiques en rapport avec « des brebis dans de verts pâturages ». En parcourant les rues de Liverpool, ville des célèbres Beatles, l’auteur s’est rendu compte combien l’Eglise était absente de la scène sociale. Rien d’étonnant alors que les statistiques révèlent que dans notre Europe soi-disant christianisée, 40 millions de Britanniques ne vont jamais à l’église et que 49 millions de Français ne se sentent plus concernés par le message chrétien.

 

Il est bien triste de constater que l’Eglise se spécialise surtout dans l’évangélisation de ses propres membres et de leurs familles, comme si l’Evangile était limité à la seule «famille de la foi ». Le plus gros effort d’évangélisation se porte vers des personnes qui ont déjà un contact avec l’Eglise, ceux qui sont à la périphérie, qui déménagent d’une église à une autre ou qui ont déjà des liens avec le monde chrétien.

 

Les autres, que leurs différences viennent de leur appartenance ethnique, sociale ou de leurs goûts musicaux, semblent hors de portée, comme s’ils se trouvaient derrière un autre mur de Berlin : la rue de l’indifférence de ceux qui ne se sont jamais posés la question de savoir si Dieu existe. Les frontières culturelles des générations sont devenues plus difficiles à traverser que les frontières géographiques.

 

 

L’implantation d’églises pionnières

 

Notre préoccupation quotidienne doit être l’implantation d’églises bibliques et conquérantes dans des zones qui en sont dépourvues et la formation, suite à l’évangélisation, de responsables locaux sur place.

 

Le pionnier doit savoir adapter son message aux besoins spécifiques de l’environnement dans lequel il travaille. On n’implante pas une église au coeur de grands ensembles, tels que Sarcelles ou Vaulx-en-Velin, de la même façon que dans un quartier bourgeois de l’ouest de Paris. Il faut donc rester souples dans nos conceptions et être prêts à adapter nos méthodes et notre mode de communication en fonction du milieu concerné.

 

Comment pouvons-nous communiquer avec les citadins d’aujourd’hui ? John Stott a dit : « Une vision commence par un saint mécontentement de l’état actuel des choses6 ». L’idée même du changement fait peur à certains à cause de la tension qui existe entre le respect des absolus de la Parole de Dieu et l’évolution constante du monde, de sa culture et de ses concepts.

 

Comme l’a dit Michaël Griffiths : l’Eglise : « Le corps de Christ n’est pas une société fermée et égoïste, se souciant uniquement de ses intérêts, comme un syndicat, une amicale, ou d’autres sociétés d’assurances sociales et de protection mutuelle. La nouvelle communauté est ouverte et toujours prête à servir les hommes, non seulement en vue de les amener à la foi, mais aussi dans un esprit de gratuité7 ».

 

En Occident, trois grands types d’églises peuvent être décrits. Il est du devoir du pionnier de savoir les différencier.

 

 

Les Eglises « centre ville »

 

Elles répondent aux besoins de ceux qui sont à la recherche d’une certaine forme d’adoration et qui trouvent que la Parole y est prêchée avec autorité. Ce sont souvent des « salles de conférence ». L’avenir nous dira si ces églises ont porté un fruit durable et si elles ont elles-mêmes contribué à en implanter d’autres.

 

 

Les Eglises de banlieue

 

Celles-ci rassemblent des chrétiens qui ont déménagé, et elles cherchent à répondre à leurs besoins. Ils ont souvent grimpé l’échelle sociale, soit à la suite d’un avancement professionnel, soit à la suite d’une redistribution de dépenses jusqu’alors consacrées « aux femmes, à l’alcool et au tabac » (ce que Mc Gavran appelle « Rédemption et Ascension8 »). Bien que les nouvelles églises de ce genre soient nombreuses, on ne peut guère les classer dans la catégorie des églises pionnières car la plupart de leurs membres viennent d’autres églises existantes et dans certains cas d’une église de même dénomination.

 

 

Les Eglises communautaires

 

Celles-ci cherchent vraiment à s’identifier au microcosme social au sein duquel elles se trouvent. On dit qu’une église n’est significative dans la communauté que dans un rayon d’un kilomètre. Quand ces églises continuent d’utiliser les anciens bâtiments ecclésiastiques, elles peuvent parfois être freinées dans leur développement par des locaux inadéquats ou vieillots, qui réduisent les activités à un moule stéréotypé. Malgré cela, elles correspondent cependant davantage au concept « d’églises pionnières ».

 

Voici deux exemples d’églises ouvertes sur les besoins de la communauté qui les entoure. La première, église assez récente au Québec, s’est retrouvée, à cause de l’exode de la population protestante, dans un quartier à prédominance juive dont les habitants ne disposaient pas d’un centre communautaire. Cette église a prêté ses locaux pour des activités juives, ouvrant ainsi ses portes sur l’extérieur.

 

La deuxième se situe au nord de l’Angleterre. Quand ses membres s’aperçurent que le samedi soir après la dernière séance de cinéma les habitants de la ville erraient sans but dans les rues, ils eurent l’idée de changer l’heure de la réunion d’évangélisation et de la mettre à 22 heures le samedi soir. Le risque était, le dimanche matin, de trouver des mégots de cigarette par terre dans l’église, mais la récompense était de voir l’église remplie de nouvelles personnes.

 

Aujourd’hui l’église doit peut-être même envisager une présence de 24 heures sur 24 dans la ville pour répondre aux appels de détresse qui peuvent venir à n’importe quelle heure9, mais cela coûte en termes de disponibilité et d’engagement.

 

 

Conclusion

 

En France, le défi est grand, car les chrétiens évangéliques sont peu nombreux. Mais la crainte du petit nombre doit-elle nous empêcher de relever le défi ? David Berly l’a relevé à Lille avec le bus café-bar, et il estime qu’il y a deux grands problèmes qui empêchent d’autres de le faire : « l’indifférence – ce mot ne fait pas partie du vocabulaire du Royaume de Dieu – et l’insuffisance humanitaire10 ». Jésus-Christ s’est fait homme pour se plonger dans la civilisation et la culture de son époque, afin de ramener les brebis perdues.

 

La ville est un des problèmes majeurs de notre siècle. Leurs habitants se sentent seuls et impuissants11. Notre tâche, en pleine harmonie avec les autorités est de rendre la communauté chrétienne significative – en tant que lieu de rassemblement, comme lieu de conseil et de consolation (à Paris, il y a l’action des Points Rencontre Jeunes, de l’Eau Vive, à Marseille le coffee-bar de l’assemblée de La Source – pour ne citer que quelques possibilités). Soyons inventifs, et demandons au Seigneur de faire de nos vies individuelles et collectives une bonne odeur de Celui qui a dit : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos »

 

B.T.

 


NOTES

 

1. Notes fournies par l’auteur d’un exposé donné à Mission 90.

2. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu.

3. World Evangelisation, Lausanne n°54, sept.-oct. 1988.

4. Ray Bakke, Industrial Urban Associates, printemps 1991.

5. André Pownall, Pour la vérité, août 1989.

6. Lors de l’ouverture des nouveaux locaux de son église à AH Saints, Londres.

7. Michaël Griffiths, Belle mais délaissée, page 152.

8. Référence à l’ouvrage de Donald Me Gavran, The Bridges of God, d’après Raymond Bakke de Chicago, un des orateurs du congrès de Manille.

9. On estime que 25 % de nos populations savent que l’Eglise existe vraiment Les évangélistes de la ville ont besoin de devenir vulnérables, sensibles aux problèmes qui les entourent – à l’usine, sur la place du marché, auprès des chômeurs.

10. Vivre ensemble, n° 128, page 2.

11. John Dawson, Conquérir nos villes pour Dieu, page 35.