Survol historique de la grâce

 Calvin

 

par Reynald Kozycki

 

 

Survol biblique

 

 

La grâce est le mot clé du christianisme car il résume à lui seul tout l’enseignement néo-testamentaire1. Avant même la création du monde, elle était à l’œuvre de manière mystérieuse : Dieu nous « a sauvés, et nous a adressé une sainte vocation, non à cause de nos œuvres, mais selon son propre dessein, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant les temps éternels »2. L’apôtre Jean distingue deux grandes phases dans les relations de Dieu avec l’homme :  » la loi «  qui est venue par Moïse et la  » grâce et la vérité «  venues par Jésus3. Paul parle du démarrage du  » règne de la grâce «  depuis la victoire de Jésus-Christ4.

 

Le Nouveau Testament laisse deviner les nombreuses tentatives de déformer la grâce, soit en la diminuant pour exalter l’homme avec sa sagesse et ses mérites, soit en la bafouant par une vie qui méprise et outrage l’Esprit de la grâce5. Paul a dû combattre contre les  » judaïsants  » et leur tendance à chercher le salut dans les oeuvres, il a dû redresser les dérives de certains Thessaloniciens ou Corinthiens peu enclins à rechercher la sainteté6.

 

Les siècles qui se sont écoulés depuis le début du règne de la grâce n’ont fait que confirmer ces tentatives de déformations. Dans les lignes qui suivent, nous soulignerons simplement quelques aspects des controverses autour de la grâce de Dieu dans certaines périodes clés de l’histoire de l’Eglise7.

 

 

Augustin et Pelage

 

Aux Ile et IIIe siècles, les Pères s’accordaient unanimement à reconnaître que trois conditions sont nécessaires pour participer au salut : la repentance, la foi et la sanctification. Mais on distinguait parmi eux deux approches : la  » tendance paulinienne « , qui affirmait la justification par la foi (tendance dominante) et la  » tendance du salut par les œuvres « . Plusieurs facteurs ont contribué à développer progressivement la deuxième approche ; citons par exemple :

 

a) l’influence des controverses théologiques et les formulations toujours plus abstraites imposées comme vérités nécessaires à croire pour être sauvé,

 

b) le doute sur l’humanité de Jésus avec un amoindrissement de son œuvre médiatrice et rédemptrice…

 

Dès le IVe siècle, on ne parle presque plus du salut par la foi seule, mais par la foi et les œuvres. La repentance se transforme en pénitence, avec encore, une contrition de cœur, et de plus en plus  » d’oeuvres de pénitences « , d’aumônes, de jeûnes, de prières. Se développent alors les œuvres  » méritoires  » avec en tête des palmarès : le martyre, le célibat, la virginité, la pauvreté volontaire, les rigueurs du désert et du cloître… « 8

 

Saint-Augustin

staugustinCependant, AUGUSTIN, dans sa célèbre controverse avec PÉLAGE, affirme ses principes sur la grâce : les conséquences du péché d’Adam se sont étendues à sa postérité tout entière, l’humanité a été vouée à la mort, le péché tient désormais l’homme sous son esclavage, l’homme devient incapable par lui-même de s’approprier le salut, il faut que la grâce surnaturelle vienne accomplir en lui la repentance et la foi pour permettre à sa volonté d’être affranchit du joug du péché en vue de faire le bien (Cité de Dieu, XIV, 11).

 

De plus, à la grâce prévenante, doit s’ajouter la grâce persévérante permettant à l’enfant de Dieu de ne pas retomber sous le joug dont il a été délivré. La grâce fait tout dans l’oeuvre du salut. La prédestination est l’expression par excellence de la grâce. Elle est comparable à un créancier qui se donne le droit de quitter leurs dettes à quelques-uns de ses débiteurs, tout en l’exigeant des autres. La prédestination pousse à l’adoration quand Dieu condamne et quand il fait grâce, elle manifeste avec plus d’éclat la miséricorde de Dieu en montrant combien le péché est odieux et combien est infinie la miséricorde envers ceux qu’il arrache à la perdition.

 

 

Le semi-pélagianisme

 

L’enseignement d’AUGUSTIN aura un certain succès, mais la chrétienté s’oriente plutôt vers une solution intermédiaire appelé le semi-pélagianisme.  » Bien que désavoué à plusieurs reprises de manière officielle, le semi-pélagianisme est demeuré au fond de la dogmatique catholique et du système catholique tout entier « 9. Jean CASSIEN, moine marseillais du Ve siècle, résume cette solution intermédiaire :  » L’homme n’est pas comme le prétend PELAGE, en état de santé, dans sa condition normale et primitive ; il n’est pas non plus, comme l’affirme Augustin, en état de mort. Il est en état de maladie, ou plutôt de faiblesse. Il n’est pas absolument esclave du mal ; il conserve une certaine liberté pour le bien. Il est encore capable d’un certain degré de sainteté et de vertu. Il peut faire les premiers pas vers Dieu, et commencer l’oeuvre de sanctification ; mais pour poursuivre et achever cette oeuvre, il a besoin de la grâce divine « 10.

 

 

Le Moyen Age

 

Au Moyen Age, peu de nouvelles formulations sur les questions de la grâce. La dogmatique officielle a subi les influences d’AUGUSTIN et de PELAGE revues par la logique d’Aristote. Vers le XIe siècle, l’apparition de la doctrine de l’infaillibilité papale continue de mettre au second plan la révélation biblique. La Tradition est de plus en plus exaltée. L’Eglise, en tant qu’institution prend la place de Jésus-Christ. C’est elle qui est la véritable médiatrice entre Dieu et les hommes, la rédemptrice des pécheurs, la dispensatrice du salut, c’est elle qui tient les clés du royaume des cieux, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre.

 

Pourtant les points essentiels de la foi biblique (Dieu, l’homme, le péché, Jésus-Christ, sa personne et son œuvre…) sont encore affirmés, définis, formulés avec une certaine précision. Mais ils sont pétrifiés dans des formules, ils y sont ensevelis comme dans un cercueil11.

 

Les docteurs officiels de la scolastique12 formulèrent avec rigidité les dernières conséquences du catholicisme comme la doctrine des sacrements, les mérites des saints, le trafic des indulgences… Ces pratiques ont fini par scandaliser nombre d’âmes religieuses et ont été une sorte de tremplin pour la Réforme.

 

 

La Réforme du XVIe siècle

Jean Calvin

Portrait CalvinElle est un retour radical à la conception augustinienne de la grâce, ou plus exactement, à la conception néo-testamentaire, avec un accent particulier sur les Epîtres de Paul. La redécouverte de la justification par la foi de Luther est avant tout une exaltation de la grâce de Dieu. L’une des devises fondamentales de la Réforme était : Sola fide (la foi seule), Sola gracie (la grâce seule), Sola Scriptura (l’Ecriture seule). LUTHER, CALVIN, ZWINGLI partagent la même analyse sur la  » dépravation  » de l’homme et l’absolue dépendance de la grâce de Dieu pour accéder au salut13. La théologie de la Réforme, comme celle d’Augustin, humilie l’homme pour le placer aux pieds de Dieu, dans le sentiment douloureux de sa misère et de son impuissance, elle fait descendre en l’homme, Dieu tout entier avec toute la plénitude de sa grâce souveraine.

 

On peut relever deux controverses à la fin du XVIe s., avec Fauste SOCINI et au début  du XVIIe avec ARMINUS qui ont remis sur la scène le semi-pélagianisme dans le protestantisme. Pour la deuxième controverse (toujours présente dans les milieux évangéliques contemporains), la  » grâce de Dieu  » est loin d’être évacuée, mais l’accent est mis beaucoup plus sur la responsabilité de l’homme, tant dans la conversion que dans la persévérance, d’autre part la question de la prédestination est réduite à une sorte de prescience de Dieu qui devine le choix que l’homme fera. Il est vrai aussi que l’enseignement de la grâce, mal compris, conduit à une sorte de relâchement spirituel dangereux. L’arminianisme a été probablement une manière de lutter contre cette tiédeur.

 

 

Les Réveils

 

Le protestantisme a connu une sorte d’épuisement (évolution vers le libéralisme) pour faire émerger, par les Réveils, un renouveau profond14.

 

Ces Réveils sont notamment le  » piétisme  » en Allemagne avec SPENER, FRANCKE, ZINZENDORF… les mouvements anglo-saxons avec WESLEY, WHITEFIELD en Angleterre, EDWARDS en Nouvelle Angleterre et, plus modestement, le Réveil à Genève et en France début XIXe. Dans la majorité de ces renouveaux, nous constatons un retour aux doctrines fondamentales du Nouveau Testament, avec un accent particulier sur la grâce de Dieu, même si WESLEY et davantage quelques-uns uns de ses successeurs, se sont réclamés d’Arminius15.

 

La naissance des ASSEMBLÉES DE FRÈRES au début du XIXe s., tant en Suisse qu’en Angleterre, a bénéficié de cette phase de renouveau dans le protestantisme, La doctrine n’avait rien de bien original par rapport à la théologie des Réveils, la particularité a été davantage au niveau de l’ecclésiologie.

 

 

Conclusion

 

Les énormes débats qui ont eu lieu à travers les siècles sur la compréhension de la grâce de Dieu font apparaître une déviation fréquente : se laisser détourner de Celui qui nous a appelés par sa grâce pour passer à un faux Evangile mettant en avant la force, les mérites et la gloire de l’homme16. Dans ce survol historique nous n’avons que peu parlé de l’autre déviation, une grâce mal comprise se transformant en dissolution :  » Car il s’est glissé parmi vous certains hommes, dont la condamnation est écrite depuis longtemps, des impies, qui changent la grâce de notre Dieu en dissolution, et qui renient notre seul maître et Seigneur Jésus-Christ « 17.

 

Existe-t-il une solution pour garder un équilibre et ne pas reproduire dans nos vies les perpétuelles erreurs du passé ? Je ne connais pas de remèdes miracles, mais la fréquentation régulière de la Parole de Dieu, la contemplation régulière de la gloire de Sa grâce, devraient nous prévenir au moins, en partie, de sombrer, dans une sorte de sanctification par les œuvres ou dans une grâce trop facile qui ne nous pousserait pas à marcher jour après jour en nouveauté de vie :  » En effet, la grâce de Dieu s’est révélée comme une source de salut pour tous les hommes. Elle nous éduque et nous amène à nous détourner de tout mépris de Dieu et à rejeter les passions des gens de ce monde. Ainsi nous pourrons mener, dans le temps présent, une vie équilibrée, juste et pleine de respect pour Dieu « 18.

 

R.K.


NOTES

 

1.   James PACKER, Les mots en question, Editions grâce et Vérité, 1991, p. 95.

 

2.   2 Tm 1.9.

 

3.   Jn 1.17. La grâce était, bien évidemment, loin d’être absente de l’Ancienne Alliance (voir dans ce même numéro l’article d’Alain Kitt).

 

4.   Rm 5.21.

 

5.   Voir par exemple Rm 3.21-28 ; Hb 10.29.

 

6.   1 Thess 4.1-8 ; 1 Co 6.9-20.

 

7.   Les lignes qui suivent se sont inspirées d’ouvrages de synthèse sur l’histoire de la doctrine chrétienne comme François BONIFAS, Histoire des dogmes, Fischbacher, 1886 ; Louis BERKHOF, The history of Christian doctrines, Baker Book House, 1975 ; G.R FISHER, A history of Christian doctrine, Fortress Press, Philadelphia, 1984 ; Henri BLOCHER, La doctrine du péché et de la rédemption, Fac Etudes, 1983 ; Richard F LOVELACE, Dynamics of spiritual life, An Evangelical theology of renewal, IVP 1979 ; New Dictionary of Theology, IVP 1988 ; Encyclopédie Unversalis ; Emile LEONARD, Histoire générale du protestantisme, PUF Paris, 1964.

 

8.    Même AUGUSTIN (354-430), dans ses premiers écrits, attribue à l’homme le commencement de la foi et la prérogative du bien … La grâce vient ensuite. Pour Ambroise, vers la même période, la repentance précède la grâce, mais pour pratiquer la sainteté, il faut la grâce. La volonté de l’homme doit être active dans ces premiers commencements, mais seule, elle serait insuffisante et impuissante. (Com. In Luc, II, 14, in Bonifas François, Histoire des dogmes de l’Eglise chrétienne, Fischbacher, 1886, t. II, p.220).

 

9.   BON1FAS, Histoire des dogmes…, t. II, p. 195.

 

10.   Ibid, t. II, p. 196 ; BERKHOF, The history of Christian doctrines, p.138.

 

11.   BONIFAS, Histoire des dogmes…, t. II, p. 434.

 

12.   Au Moyen Age, enseignement religieux largement marqué par la philosophie aristotélicienne et qui prévalait chez de nombreux théologiens de l’Eglise catholique romaine.

 

13.   MELANCHTON, d’abord en parfait accord avec LUTHER, a finalement accordé une part plus importante à la volonté de l’homme.

 

14.    » Si un premier protestantisme s’achève dans le rationalisme de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, un second protestantisme naît et se développe au même moment. Le XVIIIe siècle, période de déclin à le regarder dans un sens, est aussi une ère de renouveau à le voir dans l’autre  » (LEONARD, Histoire générale du protestantisme, t. III, p. 71 ; KOZYCKI, La théologie du Réveil chez Félix Neff, mémoire de maîtrise, Aix-en-Provence, 1996, p. 13).

 

15.  Arminius s’opposait à la doctrine d’Augustin en niant l’élection (prédestination) et en enseignant que l’homme pouvait perdre son salut s’il ne persévérait pas jusqu’à la fin dans la foi. (cf. J.-M. Nicole, Précis de doctrine chrétienne, p. 238 à 240).

 

16.  Voir en particulier l’Epître aux Galates.

 

17.  Jude 1.4.

 

18. Tit 2.11-12, Traduction du Semeur.