Le plaidoyer pour la tolérance

 

de Caspar Schwenckfeld (1529-1631)1

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par Daniel HUSSER2

 

 

Caspar Schwenckfeld Von Ossig, né en 1490 dans une famille noble de Silésie, devient secrétaire particulier du duc de Liegnitz. Gagné aux idées de Luther, il prêche la Réforme en Silésie. En 1529 il préfère s’exiler volontairement à Strasbourg à cause de ses opinions religieuses.


 

Ordre spirituel et ordre temporel

 

Schwenckfeld met en garde contre une confusion courante à son époque : « …Qu’on distingue bien entre deux sortes d’ordres en toute chose à savoir l’ordre spirituel et l’ordre temporel, qu’on ne mélange pas les deux sortes d’empires, l’empire du monde et l’empire du Christ ».

 

Le respect de ce principe entraîne plusieurs conséquences :

 

a) Les autorités temporelles n’ont rien à instituer, à ordonner ou à interdire en matière de religion.

 

b) « Incroyance et hérésie sont un mal spirituel qu’on ne peut abattre avec aucune épée, brûler avec aucun feu, noyer avec aucune eau. »

 

c) « On ne peut bannir quelqu’un à cause de sa foi, sinon le Christ aurait dû chasser du pays juif, Terra Sancta, tous les pharisiens ».

 

d) Les « serviteurs de la parole de Dieu et les prédicateurs de la Croix doivent garder leur liberté, rechercher comme seul maître et protecteur Jésus-Christ, souffrir plutôt la persécution que de faire appel à l’autorité temporelle et à son glaive ».

 

 

Magistrat et paix religieuse

 

Le rôle du magistrat est certes de veiller à ce que l’ordre soit respecté mais, tant qu’il n’est question que de foi, de doctrine et de cérémonies, il n’a rien à empêcher. Exemple : à Athènes, le Magistrat a bien laissé parler Paul et il en fut de même à Corinthe et à Ephèse… A Constantinople au temps de Chrysostome, six Eglises coexistaient…
Schwenckfeld énonce donc les principes suivants :

 

a) chaque individu est responsable devant Jésus-Christ, chef unique du Royaume de Dieu, qui ne peut pas être confondu avec l’Etat temporel ;

 

b) l’emploi de la force pour maintenir le protestantisme ou pour réintroduire le catholicisme est à condamner ;

 

c) un Magistrat peut être un chrétien mais il n’en résulte pas que l’autorité temporelle puisse avoir un pouvoir sur l’Eglise ;

 

d) un « gouvernement chrétien » est une invention récente. Paul n’en a jamais fait mention.

 

De ces principes, Schwenckfeld tire entre autres la conséquence suivante : il est insensé d’exhorter les gens du peuple à défendre des principes et à souffrir pour des vérités qu’ils n’ont jamais vraiment compris ni acceptés.

 

 

Condamnation du principe des persécutions

 

« Un cœur vraiment évangélique est plein de compassion, même envers ses ennemis » affirme-t-il. Toutes les raisons que l’on invoque pour justifier les persécutions ne peuvent tenir devant la conscience et devant Dieu. Et Schwenckfeld s’en prend violemment aux méthodes employées.

 

Si les chefs de l’Eglise estiment que cette institution est en danger, qu’ils se souviennent de ce que :

 

  • les apôtres du Christ doivent souffrir et laisser le Seigneur défendre sa Parole par « l’Epée de l’Esprit », 
  • l’apôtre Paul n’a pas éliminé les faux apôtres et les contradicteurs (1 Co 11.10)
  • Dieu a aussi des enfants en dehors de l’Eglise.

 

N’écoutant que sa conviction et ne se préoccupant pas des conséquences que pourra avoir, pour sa situation à Strasbourg, son intervention en faveur des anabaptistes Schwenckfeld proteste et intercède.

 

Certes, écrit-il à Jacques Sturm, les autorités civiles considèrent qu’il est de leur devoir de punir l’idolâtrie, l’hérésie, et le blasphème. Mais il faut réfléchir aux objections suivantes :

 

  • Comment reconnaître avec certitude les limites de l’hérésie ? Des erreurs sont possibles et fréquentes (cf. Jn 16.2 : Il viendra un temps où l’on croira servir Dieu en tuant ses disciples).
  • Quel apôtre a jamais renversé des autels et puni les gens qui ne partageaient pas sa foi ?

 

A l’action coercitive et répressive pour la défense de l’Eglise, Schwenckfeld oppose une solution plus évangélique : « Réformer de façon chrétienne, c’est réformer l’homme à partir de l’intérieur, par la Parole et la puissance du Saint-Esprit, et en faire un homme nouveau, selon les ordres explicites du Seigneur et des apôtres. »

 

 

Les fondements de l’exigence de tolérance chez C. Schwenckfeld

 

Pour C. Schwenckfeld, l’exigence de tolérance avait des racines profondes : c’était en effet la conviction que cette attitude était la seule possible pour un chrétien, témoin de l’amour du Christ, et que toute contrainte extérieure était inopérante en matière de foi.

 

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La haine et la violence (qu’elle soit physique ou verbale) sont incompatibles avec l’esprit de l’Evangile. Schwenckfeld n’a cessé, en effet, de répéter les paroles de Jésus d’après lesquelles on reconnaît un arbre à ses fruits, et qu’un bon arbre ne peut, en aucun cas, porter de mauvais fruits.

 

 

 

 

 

 

Les « schwenckfeldîens » de Strasbourg et leur lutte pour la tolérance et le libre choix en matière de foi (1529-1621)

 

Les adeptes de Schwenckfeld se sont groupés à Strasbourg en « conventicules » à effectifs réduits, composés essentiellement de femmes et d’hommes appartenant à l’élite intellectuelle et sociale de la ville.

 

Il s’agissait de groupes tout à fait informels qui avaient, certes, des habitudes et étaient animés par des personnalités dominantes : ils n’avaient cependant ni hiérarchie, ni clergé, ni règlements, ni cérémonies particulières. Leur seul but était l’édification mutuelle par l’étude en commun de la Bible et par la prière.

 

Ces groupes entretenaient d’importants échanges épistolaires avec C. Schwenckfeld et avec d’autres groupes en Allemagne et en Pologne ; ils ont entrepris très tôt un travail de rassemblement et de diffusion des écrits de leur inspirateur.

 

 

La liberté de pensée

 

L’esprit de tolérance des schwenckfeldiens va très loin pour l’époque, et inclut non seulement les chrétiens d’autres confessions, mais même les non-chrétiens tels « les Turcs, les Juifs et les Païens », ce qui semble inadmissible aux prédicateurs. Pour tous les hommes, quel que soit leur sexe, leur âge ou leur foi, les schwenckfeldiens réclament le respect de leur liberté de pensée.

 

Avec une lucidité et une élévation de pensée remarquables, Catherine Zell, dans sa « Lettre à tous les bourgeois de Strasbourg » (1557) exprime et explique cette aspiration profonde à la tolérance et au libre choix en matière de foi commune à tous les amis de Schwenckfeld. « …Quel est cet esprit qui vous donne toujours plus envie de tourmenter des gens qui, pourtant, ne font de mal ni à vous, ni à personne ?… ».

 

Elle constate que Luther, Zwingli, les réformateurs strasbourgeois, Schwenckfeld et les anabaptistes partagent l’essentiel de la foi chrétienne définie dans le Symbole des Apôtres.

 

Les points de désaccord concernent surtout la discipline et l’organisation de l’Eglise. Sont-ce là des raisons suffisantes pour « s’envoyer au Diable » ?

 

 

L’hospitalité des schwenckfeldiens, signe concret de leur tolérance

 

Catherine Zell ainsi que d’autres se sont distingués par leur hospitalité envers toutes sortes de voyageurs ou de réfugiés, ce qui leur attira des reproches amers. C. Zell, à la fin de sa vie, a expliqué ainsi son attitude : « Je me suis occupée de beaucoup de gens avec l’approbation de mon époux Mathieu Zell, j’ai parlé et écrit pour eux, qu’ils soient adeptes de notre cher Dr Luther, de Zwingli ou de Schwenckfeld.

 

Que ce soient de pauvres frères anabaptistes, des riches ou des pauvres, des savants ou des illettrés, selon les paroles de Paul. Tous ont pu venir chez nous. Que nous importait leur nom ? Nous n’étions bien sûr pas obligés de partager l’opinion et la foi de chacun, mais nous avions le devoir de faire preuve d’amour, de service et de miséricorde envers tous. Cela nous a été enseigné par notre maître, le Christ. »

 

 

La solution proposée par Schwenckfeld et ses disciples était-elle réaliste ou purement utopique ?

 

L’on pourrait penser que pour persister, le mouvement schwenckfeldien composé d’abord de groupes informels aurait dû s’organiser et se structurer. Il aurait alors abouti à n’être qu’une secte ou Eglise supplémentaire, ce que Schwenckfeld a toujours voulu éviter, une telle évolution enlevant toute originalité à son projet.

 

Sa non-structuration volontaire et son ouverture auraient pu constituer au contraire un trait d’union « œcuménique » salutaire entre luthériens, calvinistes et anabaptistes dont l’opposition était si violente et si peu conforme au principe de l’amour qui aurait dû rester le signe de reconnaissance extérieur des chrétiens. Rejetés par tous les partis en lutte, Schwenckfeld et ses adeptes n’ont malheureusement pas eu l’occasion de voir aboutir leurs efforts tendant vers ce but.

 

 

Conclusion

 

L’étape strasbourgeoise a été importante dans l’évolution de la pensée de C. Schwenckfeld. Il a pu tirer la conclusion de ses expériences, sous forme de proposition d’une voie nouvelle, ayant pour but la réalisation de l’unité des chrétiens plutôt que l’augmentation de leurs divisions.

 

La tolérance que les schwenckfeldiens réclament n’implique pas pour eux l’indifférence et le désengagement personnel. Bien au contraire, en pratiquant l’amour du prochain, en luttant contre l’intolérance et l’injustice et en s’efforçant de mener une vie personnelle irréprochable, ils ont témoigné que leur foi était plus que l’adhésion intellectuelle à un système théologique.

 

Il est certain que ces croyants ont marqué une rupture nette avec l’image de l’Eglise et du fidèle transmise par le Moyen Age, conception dont ne se dégageaient pas vraiment les Eglises « officielles, issues de la Réforme.

 

D.H.


NOTES

 

1. Extraits sélectionnés par F.-J. Martin avec l’accord de l’auteur, et tirés de son article publié dans Conscience et liberté, n »25, 1983.

 

2. Docteur en histoire, ancien principal de collège, président de l’Union des Eglises Méthodistes de France et de l’Entente des Eglises Evangéliques de la Communauté Urbaine de Strasbourg.