Le combat du prisonnier

 relation d aide

 

par Roland de Pury

 

 

 

Ce texte est constitué d’extraits de la conférence intitulée Le Combat du Prisonnier1 incluse dans le Journal de Cellule du pasteur Roland de Pury. Cet ouvrage ainsi que Pierres Vivantes, le commentaire de la 1ère Epître de Pierre, ont été écrits en cellule, en cachette, avec un bout de crayon conservé sous peine de mort. Ces deux livres et ceux de Dietrich Boenhoeffer rédigés dans des conditions semblables, ont été pour moi des compagnons précieux dans mes années de traversée du désert.

Puissent-ils l’être aussi pour d’autres.

 

F.- J. Martin.

 

On peut raconter un événement. Mais comment raconter une vie dont tout le drame est que précisément il ne s’y passe rien ? On ne sait pas. On s’apitoie sur des détails. On pense à la faim, à la saleté, aux mauvais traitements, toutes choses qui ont assurément leur importance, mais qui sont néanmoins secondaires en regard du fait même de la captivité et particulièrement de la solitude interminable et dévorante que pas la moindre lecture ni la moindre écriture, ni la moindre parole, ni le moindre travail, ni la moindre présence, ni la moindre nouvelle ne viendront dissiper ni alléger un seul instant.

 

 

C’est le secret du régime cellulaire et le fait qu’un homme menacé de mort est abandonné durant des mois aux appréhensions les plus accablantes, sans savoir s’il sortira dans une heure, dans une année ou jamais, sans recours, sans nouvelles et sans appui, livré parfaitement au bon plaisir de son ennemi, c’est ce fait qui constitue une des pointes extrêmes du drame de la captivité moderne, et son plus grand supplice. La vie d’un prisonnier n’est strictement plus que l’attente de la vie.

 

La captivité a l’avantage de simplifier à l’extrême toutes les questions, de les éliminer même parfaitement sauf une, une seule et unique : celle du combat de l’espérance et du désespoir. Quand ce dernier s’empare d’un captif, il ne fait pas de manières, il n’a pas besoin de se gêner ni de se faire passer pour une doctrine intéressante, mais il bondit sur lui de la manière la plus sommaire, la plus brutale, comme le bandit caché dans un fourré et il l’étrangle lentement avec une jouissance horrible, avec le ricanement de l’enfer. C’est le démon en personne. Il ne se déguise pas en ange de lumière. Il est plutôt le lion rugissant dont parle Pierre qui s’est jeté sur vous à l’improviste et vous dévore tout vivant, qui vous dévore indéfiniment. C’est contre lui, contre ce personnage embusqué derrière chacune des minutes de sa captivité qu’il lui faudra tenir du matin au soir, et souvent du soir au matin, et le lendemain, et la nuit suivante, et le surlendemain…

 

Sortir, sortir. Mais personne ne vient vous ouvrir. On ne sort pas. Il faut se battre, toujours tenir contre un adversaire qui ne se lassera pas. Il ne se reposera donc jamais, cet ennemi ! On est à bout de force et il faut tout recommencer. On a gravi la paroi d’une journée d’agonie, on s’est cramponné, on a tenu, on est arrivé jusqu’au soir, on se couche à 8 heures, épuisé ; mais la journée du lendemain se dresse identique, implacable, avec toutes ses minutes, avec toutes ses heures. On ne peut plus aller et il faut y aller. C’est « le feu qui ne s’éteint point et le ver qui ne meurt point ».

 

Dans l’excès de la lassitude, une voix infernale vous souffle de capituler, de vous enfermer dans un rêve, ou plus simplement de partir… Le suicide est là, seule évasion possible pour l’incrédule.

 

Toute la révélation chrétienne n’est que l’histoire d’une Rédemption, c’est-à-dire d’une libération ; le seul vrai Dieu s’appelle le Rédempteur, et toute l’éternité retentira des chants de joie et des cris d’émerveillement des rachetés. L’enfer n’est que le terme absolu de la captivité ; le Royaume de Dieu, le terme absolu de la liberté. La Bible ne dit que cela, et c’est bien l’unique alternative de notre destinée : libre ou esclave. D’ailleurs si la captivité n’était pas ce qu’il y a de pire au monde, on comprendrait mal qu’elle fût dans la Bible le terme de comparaison de la situation de l’homme à jamais séparé de son Dieu.

 

Un chrétien n’est pas plus capable qu’un autre de tenir. Il est aussi désemparé dans l’épreuve, aussi perdu, aussi malheureux, aussi accablé. Si cela n’était pas, si le chrétien était un homme qui « traverse les champs de bataille une rose à la main » alors le secours de la Parole de Dieu et la consolation du Saint-Esprit ne seraient pas des choses sérieuses, nécessaires, objectives. Etre chrétien ce n’est pas tricher avec la souffrance. La grâce ne l’escamote pas. Si Dieu nous met quelque part pour souffrir, l’attitude chrétienne ne consiste pas à transformer par des acrobaties spirituelles la souffrance en bonheur, le combat en repos.

 

Cela finira un jour, cela finira un jour. Dieu a préparé ce jour. Ne t’inquiète pas. Ne porte pas les autres jours. A chaque minute suffit sa peine. On me dit « quelle patience il vous a fallu avoir» » Certes. Mais c’est Dieu plutôt qui a dû avoir une drôle de patience avec moi pour me redire dix fois par jour qu’il sait ce qu’il fait, qu’il tient notre vie dans Sa main.

 

Dans cette connaissance d’Emmanuel, dans cette certitude de la présence de Dieu, une obéissance devient possible : « Déchargez-vous sur Lui ! » Je n’avais pas le choix. Je n’aurais pu tenir autrement. « Béni soit le Seigneur, chante David, chaque jour il porte nos fardeaux ».

 

Rien n’est davantage contraire à l’attitude chrétienne que la résignation. Tout ce qui vient d’être dit n’est vrai que dans l’espérance. L’espérance, c’est la respiration de notre âme.

 

Avec cela on a tout dit, on a tout compris. Seulement voilà : il reste qu’on est captif, il reste la longueur du temps, il reste qu’on se fatigue de supplier, d’appeler et d’attendre. Parce que c’est tous les jours la même chose : et qu’il y aura des jours et des jours encore à n’en plus finir. Et quand cela dure par trop longtemps, l’espérance même se lasse… C’est alors tout le problème de la patience, de la persévérance.

 

Il semble même qu’il faille avoir été triste jusqu’à la mort pour savoir demander, avec l’intensité voulue, que d’autres ne connaissent pas cette tristesse, qu’ils soient arrachés au désespoir et à la captivité.

 

Car on prétend qu’il existe des hommes sur la terre qui dorment dans des lits sans punaises et avec leur femme et qui se plaignent. On dit qu’il existe des hommes qui vont à leur travail chaque matin et qui embrassent leurs enfants quand ils rentrent et qui se plaignent. On dit qu’il existe des hommes qui peuvent porter leur nom et entendre retentir la sonnette sans angoisse et qui se plaignent. On dit qu’il existe des hommes qui possèdent une Bible, un crayon, du papier et qui se plaignent. Que peut demander un prisonnier pour ceux qui sont libres sinon qu’ils apprennent à dire merci et n’oublient pas de s’émerveiller à chaque heure de la journée de cette liberté qu’ils ont comme enfants de Dieu d’abord et comme citoyens d’un pays libre ainsi que de la présence des êtres et du travail à accomplir.

 

On apprend à demander. On le fait bien dans la vie courante assurément, mais si souvent sans désirer ce qu’on demande et sans s’attendre à le recevoir. Le prisonnier, lui, demande vraiment, parce qu’il désire de tout son cœur, de toute sa force et de toute sa pensée ce qu’il demande, parce que toute sa vie tient uniquement dans la possibilité que son cri soit exaucé. C’est ainsi qu’il crie au secours, insiste, se lasse et recommence. Il s’obstine comme cette femme qui venait « rompre la tête » du juge. Il appelle comme un homme qui enfonce. Il supplie à n’en plus finir que cette porte s’ouvre. Mais dominant le bruit de cette bataille et de cette douleur, les hurlements du désert et le sifflement du serpent, quatre mots, inscrits sur la paroi, n’ont cessé de répondre à tout ce qu’il pouvait réclamer, par la paix qui surpasse toute intelligence : « Ma grâce te suffit ».

 

Roland de Pury.


 

Note

 

1. : Conférence donnée en hiver 1944 par Roland de Pury. Pour en lire l’intégralité, se reporter aux cinquante premières pages du Journal de Cellule, édition « Je sers », Paris, 1945. Mais ce livre ne se trouve qu’en bibliothèque. Il est depuis longtemps épuisé et non réédité.